Fédéralisme

La saga des fédéralistes européens pendant et après la dernière guerre mondiale (IIa)

Episode 2 : De la guerre à l’après-guerre – Première partie

, par Jean-Pierre Gouzy

La saga des fédéralistes européens pendant et après la dernière guerre mondiale (IIa)

Le second épisode de la Saga, divisé en deux parties, publiées aujourd’hui, traite de la guerre et de ces conséquences. Pendant la guerre, des mouvements de résistances se prononcent en faveur de l’unification du continent. Dés la fin de la guerre, les premiers mouvements fédéralistes et européens vont se structurer partout en Europe.

Quelle fut la signification profonde des événements monstrueux qui ont marqué la deuxième guerre mondiale, elle qui a causé la mort de 38 millions de personnes civiles et militaires ? Cette signification, à notre sens, c’est le triomphe, sur les cadavres des dictateurs figurant les idéologies totalitaires nazie et fasciste, de deux idéologies dominantes entièrement opposées quant à leurs conceptions de l’homme et de la société, mais qui ont tenté de composer pour diriger le monde et par la même occasion de le partager en zones d’influence.

Staline symbolisait la première et Roosevelt la seconde, car celui-ci était convaincu, comme jadis Wilson à propos de la SDN, qu’en plaçant l’univers sous le contrôle de l’organisation pacifique des Nations unies, on réglerait à l’amiable les rapports avec le monde communiste. À la conférence de Téhéran, en décembre 1943, on s’accorda sur le démembrement de l’Allemagne. À Yalta, en janvier 1945, Roosevelt, Churchill et Staline conçurent le dessein de construire, selon les aspirations des systèmes qu’ils incarnaient contradictoirement, la nouvelle société mondiale. Dans leur déclaration sur l’Europe, les trois « Grands » affirmaient leur suprématie.

Victorieuses, les idéologies furent cependant incapables d’organiser l’univers à leur image. L’Europe, notamment se trouva divisée entre des régimes plus en plus « staliniens » à l’Est et des sociétés aux structures politiques libérales à l’Ouest. Bientôt, ce qu’on appellera le « rideau de fer », isolera jusqu’au début des années 1990 les pays d’Europe centrale et orientale, où stationnaient les armées soviétiques, du reste du vieux continent et, au-delà, du « monde libre ».

La résistance

Des hommes ont entrevu lucidement, parfois, dès 1941, alors que l’Allemagne hitlérienne étendait sa domination pratiquement sur toute l’Europe, les lendemains rapidement désenchantés de l’après deuxième guerre mondiale, si les européens ne parvenaient pas, une fois libérés du joug qu’ils subissaient, à résoudre leurs problèmes dans un cadre qui ne serait plus ni celui des souverainetés nationales, ni celui des alliances.

 En Italie, ce sont les antifascistes, tel Altiero Spinelli, futur fondateur et leader du Movimento Federalista Europeo, ancien militant communiste, condamné à l’emprisonnement depuis l’âge de vingt ans, en 1927, et Ernesto Rossi, mathématicien, ancien directeur de la revue culturelle l’Astrolabio, qui décidèrent d’engager l’action pour la fédération européenne, avant même la libération du sud de la péninsule. Leur manifeste fut diffusé dès juin 1941, depuis l’îlot de Ventotene dans le golfe de Gaete, où le régime de Mussolini les avait incarcérés, dans les principales villes italiennes notamment à Milan et Rome.

C’est à Ventotene en effet que Spinelli eut la révélation de l’expérience fédéraliste américaine, en lisant Hamilton, et qu’une longue ascèse intellectuelle le conduisit à remettre en cause le marxisme.

Le Manifeste de Ventotene préconisait l’organisation de l’Europe de l’après-guerre sur de nouvelles bases : la démocratie devait s’épanouir dans une fédération. Seraient désormais considérés comme « conservateurs » au-delà de leur coloration politique de « droite » ou de « gauche », ceux qui voudraient restaurer l’Europe des souverainetés nationales : seraient dans le camp des « progressistes » ceux qui dépasseraient l’illusion de la souveraineté nationale.

 Le fédéraliste et écrivain néerlandais Henri Brugmans, premier recteur du Collège européen de Bruges, qui s’est opposé par ailleurs à la vision constitutionnaliste de l’Europe, telle que la suggérait Altiero Spinelli, n’en a pas moins reconnu dans son livre sur l’Unité Européenne que le manifeste des prisonniers de Ventotene fut « sans aucun doute le document le plus raisonné, pour cette époque, dans notre domaine ».

Hommes d’action, les auteurs du Manifeste, dès la libération de l’Italie méridionale, se mirent en contact avec les partisans antifascistes qui se battaient contre les forces de Mussolini. Ils influencèrent également les mouvements clandestins au nord de l’Italie. Ernesto Rossi, notamment, s’attacha en Suisse à remplir cette mission.

C’est dans le courant de mai 1943 que parut à Rome le premier numéro du journal clandestin italien l’Unita Europea dont la rédaction était assurée par un jeune journaliste, Guglielmo Usellini, qui sera par la suite, pendant plusieurs années, le secrétaire général de l’Union européenne des Fédéralistes, au siège de la rue de l’Arcade, dans le quartier parisien de la place de la Madeleine.

Et puis, les 27, 28 et 29 août 1943, les divers groupes fédéralistes existant en Italie se réunirent à Milan pour coordonner leur action et jeter les bases du Movimento Federalista Europeo, dont le premier congrès officiel se tiendrait à Venise, en octobre 1946.

 En France, l’idée européenne d’après-guerre dégagea peu à peu son espérance fédéraliste de la résistance.

Sur le territoire français, c’est surtout sous l’impulsion d’Henri Frenay, qui dirigeait le mouvement Combat dans la résistance, et devint par la suite ministre des prisonniers de guerre, puis président de l’Union européenne des Fédéralistes, que les idées européennes vont commencer à s’exprimer dans des libellés clandestins, avec Alexandre Marc, Albert Camus et d’autres.

Officier de carrière mêlé aux efforts les plus dramatiques de la clandestinité, Henri Frenay écrivait, le 12 décembre 1943, dans le journal clandestin Combat : « les hommes de la Résistance française tendent la main à ceux des autres nations. Ils veulent, avec eux, refaire leur pays, puis l’Europe […]. la Résistance européenne sera le ciment des unions de demain […]. Il faut que les gouvernements actuels le sachent bien : ce sont les peuples qui imposeront les unions nécessaires… »

Autre journal clandestin, Libération Zone-Sud du 10 janvier 1943 notait, de son côté, et dans cet esprit, qu’il fallait faire l’Europe de « l’après-guerre » sur la limitation des souverainetés nationales, sur la fédération des nations ; et le programme de la région de Lyon du Mouvement de Libération nationale proclamait : « une société des Nations conçue comme une ligue d’États souverains ne peut être qu’un leurre, nous entendons lutter pour la création d’une fédération européenne, démocratique, ouverte à tous les peuples… »

Si l’aspiration à l’Europe n’est à l’époque, et dans la résistance, que le fait de quelques-uns, ceux-là n’en seront pas moins selon l’historien allemand Walter Lipgens responsables du fait qu’à trois reprises, la fédération européenne est donnée comme but de guerre dans la presse clandestine.

 Sur la situation aux Pays-Bas, Henri Brugmans apporte dans son ouvrage "L’Idée européenne" [1] des précisions intéressantes. Il cite notamment le cas d’un manager économique d’origine prussienne, le Dr. H. D. Salinger, travaillant en étroite liaison avec le groupe « illégal » néerlandais « Je maintiendrai », qui se pencha sur le problème de l’avenir possible de l’Allemagne anéantie après la guerre mondiale. Sous le pseudonyme de Hades, il rédigea un projet intitulé Die Wiedergeburt von Europa qui circula sous le manteau. Salinger imaginait une Europe de groupements régionaux s’intégrant et se structurant dans un cadre fédéral. Il fut, au lendemain de la guerre, un des créateurs de L’Action européenne néerlandaise.

 En Grande-Bretagne, les idées fédéralistes et européennes ont continué à se manifester, malgré la guerre. Elles trouvaient un écho dans un groupement comme la New Commonwealth Society et surtout au sein du mouvement Federal Union fondé au cours des années 1930. Le rôle de Federal Union sera très important, comme nous le verrons, dans la gestation du mouvement fédéraliste européen et mondial au sortir de la guerre.

 Il faut encore mentionner les aspirations européennes qui animèrent un certain nombre de résistants allemands. Henri Brugmans cite Karl-Friedrich Goerderler, ancien bourgmestre de Leipzig, qui aurait été chancelier si l’attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler avait réussi. Goerdeler avait prévu la constitution d’une fédération européenne. Capturé en Prusse occidentale, le 12 août 1944, il mourut par pendaison du fait des nazis.

De son côté, Eugen Kogon, qui fut l’une des premières victimes de l’univers concentrationnaire, prendra une part déterminante à la constitution de l’Union européenne des Fédéralistes en Allemagne, au lendemain de la guerre. Il sera le premier président de l’Europa Union Deutschland. Enfin, on connaît mieux l’histoire de Hans et Sophie Scholl, et de quelques étudiants de l’université de Munich qui créèrent, avec leur professeur Huber, le groupe clandestin La Rose Blanche. Avant d’être arrêtés et décapités en février 1943, ils lancèrent dans un de leurs tracts un appel à la constitution d’une Allemagne fédérale au sein d’une Europe elle-même fédéralisée, pour que le « militarisme prussien ne revienne plus jamais au pouvoir ».

Pour lire l’épisode précédant : Les années 20 et 30

Pour lire l’épisode suivant : De la guerre à l’après-guerre

Illustration : drapeau européen en mouvement lors d’une action de rue des Jeunes Européens France à Tours en 2006.

Notes

[1L’idée européenne 1918-1965, Bruges : De Tempel, Tempelhof, 1965.

Vos commentaires
  • Le 2 mars 2009 à 18:18, par Hadès En réponse à : La saga des fédéralistes européens pendant et après la dernière guerre mondiale (IIa)

    Karl-Friedrich Goerderler n’aurait pas plutôt été décapité ?

  • Le 25 octobre 2009 à 10:23, par Valéry-Xavier Lentz En réponse à : La saga des fédéralistes européens pendant et après la dernière guerre mondiale (IIa)

    C’est ce que dit sa fiche Wikipedia : [>http://fr.wikipedia.org/wiki/Carl_Friedrich_Goerdeler]

  • Le 25 octobre 2009 à 18:29, par Ronan En réponse à : La saga des fédéralistes européens pendant et après la dernière guerre mondiale (IIa)

    « Mouais » quant à l’implication des conjurés de l’attentat contre Hitler du 20 juillet 1944 dans quelque projet fédéraliste « européen » que ce soit.

    Une analyse attentive de leurs (trop rares...) écrits "géopolitiques" sur leurs "projets pour l’après-guerre" laisse surtout à penser que tout "anti-nazis" qu’ils aient été, ils n’en n’étaient pas moins des nationalistes allemands « pangermanistes » dont la vision géopolitique était résolument « impériale » sinon ouvertement « impérialiste » : celle d’une Europe sous domination allemande, sous la domination impériale d’une « plus grande Allemagne » pangermaniste et hégémonique.

    Eux pour qui l’annexion par le Reich de l’Autriche, des pays sudètes et des territoires - pas nécessairement "germanophones" - repris sur les polonais (à commencer par le "Korridor" de Dantzig et la Posnanie...) voire l’Alsace-Lorraine ! (par exemple...) et toutes les autres conquêtes militaires allemandes des années 1938-1939-1940 étaient là des annexions allemandes absolument non négotiables...

    D’ailleurs, tant que les armées allemandes remportèrent des succès militaires (années 1939-1940-1941), ces "opposants" se gardèrent alors bien d’exposer ouvertement leurs critiques à l’encontre du régime nazi. Faisant même mine de les mettre en sourdine (eux-mêmes très "heureusement" surpris par l’ampleur des succès militaires obtenus...) pour mieux s’y rallier...

    Et ce n’est qu’après la chute de Stalingrad (février 1943), quand arrivent les premières grandes défaites militaires (et quand le vent de la guerre et la "chance" semblent définitivement tourner en faveur des Alliés...) que l’opposition nobiliaire (et militaire) des barons prussiens (et des aristocrates catholiques du sud...) renaît. Et sans doute moins pour abattre le nazisme que pour sauver la « Sainte Allemagne » de la "légitime punition" alliée qui l’attend...

    Quant à la fédération européenne, c’est là un autre problème. Mais sûr qu’elle ne figurait certainement pas en tête de liste de leurs préoccupations (où il s’agissait avant toute chose de se débarrasser d’un « Hitler » décidément bien encombrant : afin - surtout - d’essayer de conclure une paix séparée avec les "anglo-américains", pour - avant toute chose - mieux contrecarrer les offensives soviétiques à l’Est...).

    L’anti-hitlérisme (tout de même - "concrètement" - assez tardif dès qu’il s’agit de vraiment mettre la main à la pâte et assez timide tant qu’il s’agit de faire autre chose que de l’anti-nazisme de salon...) des conjurés du 20 juillet 1944 ne doit pas nous faire passer ceux-ci pour des saints (en passant - ainsi - d’un excès à l’autre...) : ils étaient quand même, surtout (et avant toute chose !) des nationalistes allemands et des militaires de guerre : conquérants pangermanistes et agressifs parfaitement assumés en tant que tels (et - finalement - assez satisfaits du régime tant qu’il portait la victoire...).

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