Emmanuel Kant - L’Aspect de valeur du fédéralisme

, par Monique Barthalay

Emmanuel Kant - L'Aspect de valeur du fédéralisme

Comme théoricien de la politique et du droit, Kant est fédéraliste. Kant est le seul à avoir élaboré une conception fédéraliste du développement dialectique de l’histoire vers l’affirmation universelle de la paix, de la liberté, de l’égalité et de la raison.

On peut lire le fédéralisme de Kant dans deux textes de son oeuvre politique encore qu’il soit présent aussi dans son oeuvre philosophique, en plusieurs endroits, et notamment dans La critique de la faculté de juger.

  • Le premier texte est l’essai Vers la paix perpétuelle publié à Königsberg en septembre 1795 (aussitôt traduit en français, en danois et en anglais) où il définit la paix ;
  • le second texte est l’essai antérieur, de 1784, Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique où il établit quelles seraient les conséquences de la paix sur la condition humaine.

Il ne faut pas confondre la paix et l’absence momentanée de guerre. La paix est l’impossibilité de la guerre. Dans le domaine de la politique intérieure, personne ne songerait à appeler paix civile une situation où chacun peut être agressé et doit rester armé pour se défendre en cas d’agression, même si personne n’est effectivement agressé. Tout le monde parlerait de trêve dans une situation de guerre civile généralisée.

Or, ce qu’on appelle la paix internationale c’est précisément une situation de ce genre. En réalité, ce qu’on appelle la paix n’est pas la paix. Il faut distinguer par conséquent, dans l’ordre international comme dans l’ordre interne, guerre, trêve et paix. La trêve appartient à la sphère de la guerre. La paix, c’est l’abolition de la violence, l’activité des hommes désarmés, l’organisation pacifique du genre humain, l’impossibilité de la guerre. Il faut donc retenir que la paix n’existe pas tant que le critère ultime de la solution des différends entre les Etats, réside dans l’épreuve de force.

C’est ainsi que l’idéologie de la détente recouvre une réalité belliqueuse, un rapport de force : l’équilibre nucléaire. La détente ce n’est pas la paix, c’est la trêve. Par conséquent, la guerre reste à l’ordre du jour ; elle est toujours possible ; sa préparation est permanente. Même si la guerre n’est pas actuelle, même si elle n’a pas lieu matériellement, pendant la trêve, dans l’intervalle entre deux guerres, les hommes doivent sans cesse tenir compte de la possibilité de la guerre, adapter leur comportement et leur pensée à cette possibilité de la guerre, ce que montrent l’existence d’armées permanentes et l’obligation faite aux citoyens de tuer et de mourir pour la patrie. La guerre est virtuelle. La paix n’est pas une question de simple bonne volonté, une déclaration unilatérale de non-violence ; elle n’est pas une possibilité de l’état de nature.

« L’état de paix parmi les hommes qui vivent côte à côte n’est pas un état de nature ; ce dernier est bien plutôt un état de guerre sinon toujours déclarée, du moins toujours menaçante. L’état de paix doit donc être institué car la cessation des hostilités n’en est pas encore une garantie et, si un voisin n’obtient pas d’un autre cette garantie, (ce qui n’a lieu que dans un état légal), il peut traiter celui-ci en ennemi lorsqu’il l’en a menacé » [1]

La paix est l’élimination de la menace de la guerre ; c’est la situation dans laquelle les hommes peuvent faire abstraction de l’hypothèse de la guerre dans tous leurs actes.

La paix est une organisation qui a le pouvoir d’interdire aux hommes et aux Etats le recours à la violence pour résoudre leurs différends et les contraindre à les résoudre par le moyen du droit. C’est le second article définitif en vue de la paix perpétuelle.

« Les peuples, en tant qu’Etats, sont comparables aux individus ; dans l’état de nature (c’est-à-dire dans l’indépendance de toute loi extérieure) leur seul voisinage leur porte déjà préjudice et chacun d’eux, pour garantir sa sûreté, peut et doit exiger de l’autre qu’il entre avec lui dans une constitution analogue à la constitution civile, où l’on puisse garantir à chacun son droit ». [2]

Un mérite impérissable de Kant est d’avoir vu dans l’anarchie internationale le fondement objectif de la guerre et d’avoir su montrer la relativité historique de la guerre, en mettant en lumière la possibilité du dépassement de l’anarchie internationale.

De même qu’a pu être dépassée l’anarchie existant dans les rapports entre les hommes par la création d’un pouvoir public capable d’imposer le respect du droit, de même les rapports anarchiques entre les Etats pourront être éliminés par la constitution d’une fédération mondiale.

La loi de la force qui régit les différends internationaux sera supplantée par le règne universel du droit. Par conséquent, la raison d’Etat aura perdu son fondement objectif.

Kant a défini, sans équivoque, le rapport entre la paix, le droit et la fédération, et a distingué, avec la rigueur dont il ne s’est jamais départi la sphère de la paix et la sphère de la guerre.

Le droit international, fondé sur l’indépendance absolue des Etats, appartient à la sphère de la guerre. C’est de ce droit que l’Organisation des Nations unies doit s’accommoder et avant elle, la Société des Nations. Contre ce droit, Kant a écrit des lignes qu’un fédéraliste ne doit jamais oublier : « Aux yeux de la raison, il n’y a pas, pour les Etats entretenant des relations réciproques, d’autre moyen de sortir de l’absence de légalité, source de guerres déclarées, que de renoncer, comme les individus, à leur liberté sauvage (anarchique), pour s’accommoder de la contrainte publique des lois, et former ainsi un Etat des Nations croissant sans cesse librement, qui s’étendrait à la fin à tous les peuples de la terre ».  [3]

Les bases étaient jetées de la critique fédéraliste du pacifisme de la conscience individuelle, des Etats et des partis. L’erreur des théories libérales, démocratiques et socialistes de la guerre et de la paix était démasquée :

  • les libéraux disaient : les fauteurs de guerre sont les monarques absolus, la séparation des pouvoirs abolira la guerre ;
  • les démocrates disaient : c’est l’arbitraire du Prince ou l’intérêt des puissants qui est la cause de la guerre ; le suffrage universel établira la paix car les peuples ne sont pas belliqueux ;
  • les socialistes affirment encore : les guerres et l’impérialisme sont imputables au capitalisme ; l’appropriation collective des moyens de production mettra un terme à l’état de guerre.

Kant répondait par avance, avant le démenti des faits. Le principe de la critique fédéraliste du libéralisme, de la démocratie et du socialisme était posé. Le fondement de la paix réside dans l’état de droit, dans l’obéissance des hommes et des Etats à des lois qu’ils ont librement formées, qu’ils ne sont pas tentés de violer, dans un ordre légal contre lequel ils n’ont aucune raison de se rebeller. C’est pourquoi la constitution de chaque Etat doit être républicaine.

« La constitution qui se fonde premièrement sur le principe de la liberté des membres d’une société (comme hommes), deuxièmement sur celui de la dépendance de tous (comme sujets) à l’égard d’une législation unique et commune, et troisièmement sur la loi de l’égalité de tous (comme citoyens), cette constitution est la seule qui dérive de l’idée du contrat originaire, et sur laquelle doit se fonder toute la législation juridique d’un peuple. Une telle constitution est républicaine ».

La fondation de la Fédération mondiale suppose que tous les Etats aient réalisé formellement (donc partiellement) la valeur de la liberté, de l’égalité. La définition par Kant des conditions idéales (et non matérielles) de la paix marque le passage du pacifisme, de l’utopie à la science.

Notes

[1Emmanuel Kant - Vers la Paix perpétuelle (éd. Presses Universitaires de France). P. 89.

[2Op. cit., p. 99.

[3Op cit., p. 105.

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