Immanuel Kant et la paix en Europe

, par Laurin Berresheim

Immanuel Kant et la paix en Europe
Auteur : Moyan_Brenn

À l’origine, l’Union Européenne a été créée par les nations du continent afin de garantir la paix en Europe après la seconde guerre mondiale. Plus jamais des ravages, tels ceux produits par les deux grands conflits du XXe siècle, ne seront censés troubler les relations entre les pays européens. En 1951, le traité de Paris institue la première communauté européenne, la CECA, qui marque le début d’une longue série d’efforts avec pour but la consolidation de l’échange et de la paix entre les nations européennes.

Le 12 octobre 2012, 61 ans après ce début, le comité Nobel à Oslo, annonce la remise de son prix Nobel à l’Union Européenne et nous rappelle ainsi l’intention initiale pour laquelle le projet d’intégration avait été mis en place. Mais pourquoi tant de gloire à une chose qui pourtant semble la plus évidente au monde ? Pourquoi est-il en effet nécessaire d’investir tant d’efforts et pourquoi ces derniers méritent-ils par dessus tout notre admiration et notre reconnaissance ? Ne va-t-il pas de soi que nous cherchions à éviter le conflit et à maintenir une vie paisible en harmonie avec nos voisins, notamment face à l’histoire commune que nous avons vécue ?

Pour Kant, la chose n’est pas aussi évidente qu’elle peut nous sembler à première vue. De nature, l’homme est guidé en premier lieu par ses désirs égoïstes, qu’il cherche à satisfaire au péril des autres. Cette image de la nature humaine contraste avec l’image romantique d’un être ignorant et innocent, qui passe sa vie à longer paisiblement les plaines et les forêts, sans ne vouloir du mal à qui ce soit - comme l’aurait sans doute soutenue Rousseau. Pour Kant, l’état nature est un état de guerre, qui rend nécessaire l’instauration de lois, sous l´égide desquelles les humains doivent se soumettre afin de garantir leur sécurité : “[Le problème] demande uniquement que l’on recherche comment on pourrait tirer parti du mécanisme de la nature, pour diriger tellement la contrariété des intérêts personnels, que tous les individus qui composent un peuple, se contraignent les uns les autres à se ranger sous le pouvoir coercitif d’une législation, en créant ainsi un État de paix établi sur des lois” [1] . Cet état naturel constitue tout autant les relations entres nations que les relations entre individus. En effet, nous pouvons témoigner encore aujourd’hui que le manque de ressources naturelles reste l´une des principales causes de conflits dans le monde entier. Pour citer un exemple, pensons seulement au conflit israélo-palestinien, qui après tout est un conflit entre deux partis réclamant leur droit sur un même territoire, et dont un enjeu important est notamment l’accès a l’eau. La nature nécessite selon Kant la guerre et cause par le biais de celle-ci la propagation des humains à travers le globe terrestre. Par la suite, l’ordre naturel est à l’origine de l’organisation des hommes dans de multiples états, dont les peuples seraient incapables de s’unir spontanément en raison de leur différences culturelles, linguistiques et leurs religieuses.

Bien qu’elle réclame la guerre, la nature n’a pourtant pas de mauvaise intention envers les hommes - son but est par la suite l’instauration d’un état de paix perpétuel. La guerre est tout simplement un mal nécessaire, qu’il s’agit de surmonter. La guerre mène l’humain à se propager à travers les continents et à découvrir des sentiers lointains et hostiles à première vue, mais qui par la suite lui permettent d’évoluer au cours de son adaptation à l’environnement. Mais par dessus tout, la guerre est la raison pour laquelle l’homme se libère de sa nature simplement animalière pour se soumettre à des lois qu’il se donne par sa propre volonté. En souffrant les méfaits d’un conflit interminable avec ses proches, il découvre sa faculté de juger et ainsi la capacité de soumettre son action à la loi morale - une loi dont l’essence est formulée par Kant dans sa célèbre formulation de l’impératif catégorique : “Agis seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle” [2] . L’adhésion à ce principe est la clé de la liberté humaine.

Mais comment alors est-il possible de finalement surmonter la guerre ? Pour Kant, la réalité d’une union des états à travers le monde entier n’est pas une spéculation extravagante : “La possibilité de réaliser une telle fédération, qui peu à peu embrasserait tous les États, et qui les conduirait ainsi à une paix perpétuelle, peut être démontrée. Car si le bonheur voulait qu’un peuple aussi puissant qu’éclairé, pût se constituer en république (gouvernement qui, par sa nature, doit incliner à la paix perpétuelle), il y aurait dès lors un centre pour cette alliance fédérative ; d’autres États pourraient y adhérer pour garantir leur liberté d’après les principes du droit international, et cette alliance pourrait ainsi s’étendre insensiblement et indéfiniment” [3]. C’est notamment en ce point là que nous pouvons retrouver en Kant l´un des grands visionnaires du projet européen que nous voyons actuellement se réaliser. Kant projette une fédération d’États qui s’uniraient sous le toit d´un régime commun au modèle républicain, c’est-à-dire un régime qui serait soumis à la volonté de tous. Le moyen pour y parvenir et que la nature même a prévu afin de réaliser cette union est le marché des biens, qui mènerait les peuples initialement séparés par le conflit à se rapprocher à nouveau les uns des autres en découvrant un nouveau moyen de satisfaire leurs besoins - d’une manière plus pacifique cette fois cependant. Bien que l’Union Européenne n’envisage pas un élargissement à l’échelle globale, nous retrouvons ici les deux principes fondamentaux qui ont été à son origine : une fédération d’États libres qui se décident ensemble à surmonter définitivement l’état de guerre et une union se réalisant par le biais des échanges économiques.

La paix est-elle toutefois vraiment un bien désirable ? Voilà une question que Kant ne semble pas du tout prendre en considération et dont l’affirmation lui semble incontestable. En effet, une remise en question nous apparaît à première vue comme une véritable provocation. L’histoire ne nous a-t-elle pas appris que les plus grands malheurs ont toujours résulté de la guerre et que celle-ci ne peut tout simplement pas mener à un plus grand bonheur ? Notons pourtant que la paix n’est pas synonyme de paradis sur terre. Notre expérience actuelle avec les débats entre États sur la gestion des finances de l’Union Européenne nous montre bien qu’avec la paix seule, les problèmes ne sont pas encore tous résolus. Le renoncement aux armes demande que nous fassions recours à un autre moyen afin de régler nos disputes. Cependant, le medium qu´est la discussion entre politiciens n’est pas toujours le plus efficace et les accords qui en résultent ont tendance à favoriser certains groupes d’intérêts pour lesquels il est plus facile de participer au discours publique. C’est la raison pour laquelle les jeunes en Italie, en Grèce ou encore en Espagne ne cessent de sortir dans les rues et de chercher la confrontation avec les autorités. Il semble donc tout à fait légitime aussi de se demander si la paix a vraiment toujours lieu au profit de tous.

Et si à la fin, la paix ne peut s’instaurer que seulement au prix d’une aliénation de certains groupes désavantagés, voulons-nous véritablement la paix ? Est-il en fait possible d’éviter qu’une telle oppression s’impose après un moment ? J’ai l’impression que Kant a manqué de prendre en considération ces aspects fondamentaux lorsqu’il réclame des efforts inconditionnés afin de mettre en place un état de paix irréversible. Hegel, dans ses écrits sur la philosophie du droit, cherchera plus tard à corriger cette omission en réclamant la guerre perpétuelle comme le seul moyen capable de garantir notre liberté. Certes, je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’envisager des mesures aussi dramatiques que l’a fait ce grand idéaliste allemand. Néanmoins, Hegel a raison de nous ouvrir les yeux sur les aspects négatifs d’une répression de tout conflit - le conflit peut être nécessaire, s’il s’agit de mettre en valeur nos droits élémentaires. Peut-être que les conflits du futur ne se dérouleront plus vraiment sur un plan international, afin qu’une paix entre États se mue en un idéal tout à fait réalisable. Cependant, il s’agit de ne pas oublier que la paix peut agir comme un voile d’illusion, derrière lequel se cache en vérité un champ de bataille sanglant sur lequel nous ne pouvons pas cesser de nous battre afin de défendre notre dignité.

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Notes

[1Kant, Immanuel. Projet de paix perpétuelle. Ed. Olvier Dekens. Trad. par Karin Rizet. p. 66. Dans l’original : “Denn es ist nicht die moralische Besserung der Menschen, sondern nur der Mechanism der Natur, von dem die Aufgabe zu wissen verlangt, wie man ihn an Menschen benutzen könne, um den Widerstreit ihrer unfriedlichen Gesinnungen in einem Volk so zu richten, daß sie sich unter Zwangsgesetze zu begeben einander selbst nötigen, und so den Friedenszustand, in welchem Gesetze Kraft haben, herbeiführen” Kant, Immanuel : Zum ewigen Frieden. AA VIII. 366.

[2Kant, Immanuel : Fondation de la métaphysique des mœurs. Dans : Métaphysique des mœurs. I. Fondation. Trad. par Alain Renaut. p. 97. Dans l’original : “Handle nur nach derjenigen Maxime, durch die du zugleich wollen kannst, daß sie ein allgemeines Gesetz werde”. Kant, Immanuel : Grundlegung der Metaphysik der Sitten. AA IV. 420-421

[3Kant, Immanuel : Projet de paix perpétuelle. Ibid. p. 56. Dans l’original : “Denn wenn das Glück es so fügt : daß ein mächtiges und aufgeklärtes Volk sich zu einer Republik (die ihrer Natur nach zum ewigen Frieden geneigt sein muß) bilden kann, so gibt diese einen Mittelpunkt der föderativen Vereinigung für andere Staaten ab, um sich an sie anzuschließen, und so den Freiheitszustand der Staaten, gemäß der Idee des Völkerrechts, zu sichern, und sich durch mehrere Verbindungen dieser Art nach und nach immer weiter auszubreiten” Kant, Immanuel : Zum Ewigen Frieden. Ibid. p. 356.

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