L’UE et la Turquie : oui au fiançailles, non au mariage

, par Stéphane Wakeford

L'UE et la Turquie : oui au fiançailles, non au mariage

Passage en revue des difficultés de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne à la lumière d’un fédéraliste.

La vocation européenne de la Turquie fait toujours débat dans l’Union européenne, et ce d’autant plus depuis l’élection d’Abdullah Gül, islamique modéré, à la présidence de la République Turque. Pourtant, la question de l’intégration de la Turquie n’est pas nouvelle. En effet, dès 1959 la Turquie demandait à rejoindre la CEE, et en 1963 elle signait un accord d’association qui prévoyait déjà à terme une éventuelle adhésion de la Turquie. Elle a candidaté en vain pour le statut de candidat en 1987, et a depuis 1999 le statut officiel de candidat, c’est-à-dire qu’elle est reconnue comme ayant vocation (potentielle) à intégrer l’UE et que son caractère européen ne fait pas débat. En décembre 2004 se sont ouvertes les négociations d’adhésion, qui progressent désormais lentement. Si lentement, que la Turquie ne semble parfois même plus à l’ordre du jour des travaux de l’UE.

Si on se fonde sur la géographie classique, seule 3% du territoire turc est véritablement européen, le reste se situant en Asie (mais la partie européenne concentre 15% de la population). Cette portion de territoire semble cependant suffisante pour arguer que la Turquie est européenne, comme le montre son statut officiel de candidat. D’autre part, le critère géographique est difficile à opposer à l’adhésion de la Turquie, puisque Chypre, selon les canons de la géographie classique, n’est pas non plus en Europe.

Certes, la comparaison s’arrête là puisque la Turquie diverge tant par son étendue que par sa population. Mais la géographie est un argument extrêmement difficile à manier puisqu’elle est une construction arbitraire qui ne correspond à aucune réalité tangible. Ainsi, les chaînes de montagne Turques ne sont que le prolongement des Alpes. D’ailleurs le continent européen en tant que tel n’a pas de réalité au sens physique du terme, puisque l’Europe (et la Turquie) font partie de la plaque eurasienne.

Aussi, l’argument de la non appartenance de la Turquie à l’Europe n’a-t-il aucun sens géographiquement parlant. D’ailleurs, il semble que le caractère non extra européen de la Turquie ai été déjà tranché par de nombreuses organisations : la Turquie est l’un des membres fondateurs du Conseil de l’Europe, de l’OSCE, et ses équipes de foot jouent en coupe de l’UEFA. La Turquie est également membre de l’Organisation du Traité Atlantique Nord (OTAN), alliance euro-atlantique par définition. Or la Turquie ne se situant pas en Amérique du Nord, on ne peut qu’en déduire qu’elle se situe en Europe.

Un passé commun mais mouvementé

Il est également difficile d’arguer que la Turquie et l’Europe ont des histoires distinctes, bien qu’elles ne soient pas totalement communes. La Turquie est une puissance européenne majeure depuis des lustres, ses conquêtes s’étant étendues jusqu’aux portes de Vienne (mais également jusqu’en Égypte et loin jusqu’au Moyen-Orient). Au 19e, on parlait de la Turquie comme de « l’homme malade de l’Europe ».

Certes, la Turquie a plus souvent été perçue comme un adversaire, voire une menace que comme un pays partageant une destinée européenne commune. Mais si le caractère historiquement belliqueux des relations de la Turquie avec les diverses autres puissances européennes suffit à nier le droit de la Turquie à intégrer l’Union européenne, c’est oublier la vocation première de la construction européenne, i.e. intégrer les adversaires d’antan dans une structure supranationale pour éviter toute résurgence guerrière.

Une communauté de valeurs est-elle possible avec la Turquie ?

Mais au-delà de sa vocation pacificatrice, l’UE se veut une communauté de valeur. Repousser l’adhésion de la Turquie tant que les valeurs essentielles de l’UE (démocratie, droits de l’homme et de la femme, droit de propriété, liberté de penser…) ne sont pas respectées est un devoir, mais le caractère universaliste de ces mêmes valeurs fait que la Turquie peut parvenir, à terme, à les faire siennes. Aussi, on ne peut écarter que de façon temporaire l’adhésion de la Turquie au nom de cette communauté de valeur. S’il reste encore beaucoup de progrès à faire, la Turquie semble pourtant être sur le bon chemin : la démocratie y est vivace et le pays est parvenu à résoudre une grave crise institutionnelle et politique par les urnes. L’armée semble perdre progressivement sa capacité à influer sur la politique turque, et la récente décision de la Cour Suprême de ne pas bannir l’AKP, véritable soulagement pour la Turquie et l’UE est venu conforter le statut démocratique du pays. L’accession au statut de membre à part entière de l’UE d’une Turquie démocratique et respectueuse des droits fondamentaux serait le plus éclatant succès de la politique étrangère de l’UE, démontrant ainsi l’efficacité du spill-over et du soft power.

Ce serait également la preuve que l’Union européenne n’est pas un « club chrétien ». Mais de là à penser que l’UE s’attirerait les faveurs du monde musulman, il n’y a qu’un pas à ne pas franchir ; ce serait en effet oublier que les turcs, bien que musulmans, ne sont pas portés dans leur cœur par leurs co-religionnaires, justement parce qu’ils sont jugés trop européanisés : consommation de raki, faible assiduité à la mosquée, mœurs jugées par trop libérales…

La Turquie, atout ou danger pour la politique étrangère de l’UE ?

La politique étrangère de la Turquie joue aussi un rôle dans le désamour entre les Turcs et les restes du monde musulman. En effet, la Turquie est alliée à Israël et a toujours été un fort soutien des Etats-Unis dans la région. Soutien qui a amené certains à dénoncer la Turquie comme un second cheval de Troie qui en cas d’adhésion inféoderait l’UE encore d’avantage aux intérêts de l’hyper puissance américaine. Mais une telle position ne peut résulter que d’une mauvaise connaissance de la politique étrangère de la Turquie, qui frappe d’avantage comme extrêmement indépendante que comme alignée sur celle d’une quelconque puissance. En témoigne le refus turc de laisser les Etats-Unis utiliser leur espace aérien et leurs bases lors de la seconde guerre du Golfe.

En fait, la Turquie pourrait s’avérer être un atout géostratégique pour l’UE, notamment en permettant à l’Union de briser le monopole stratégique des USA au Moyen-Orient et en lui donnant une possibilité de contrôler les flux de pétrole et de gaz en provenance de la Caspienne et du Golfe, assurant ainsi pour partie la sécurité des approvisionnements énergétiques des pays membres. D’autre part, la récente crise Géorgienne à montré l’importance stratégique du Caucase, région dans laquelle la Turquie a gardé une forte influence.

Mais intégrer la Turquie serait également synonyme de défi stratégique et diplomatique pour l’UE, puisqu’elle aurait désormais des frontières avec des pays aussi dangereux ou instables que l’Iran, la Syrie ou l’Irak. Sans compter que l’Union devrait faire face au problème kurde, puisque la Turquie abrite une forte communauté de ce peuple disséminé entre la Turquie, l’Irak et l’Iran. Or, la Turquie est intervenu à plusieurs reprises ces derniers mois au Kurdistan irakien et le problème kurde semble être résurgent. Les accusations de violence policières et de politiques discriminatoires envers cette minorité fusent de tous côtés et viennent ternir les récents progrès fait par la Turquie en matière de droits de l’homme.

Le problème chypriote : un sujet épineux

L’autre grand problème, c’est la non reconnaissance par la Turquie de la république chypriote grecque. Comment envisager d’intégrer un pays au sein d’une Union dont il ne reconnaît pas tous les membres ? C’est la raison du gel de 8 des 35 chapitres des négociations d’adhésion en décembre 2006. Mais le problème chypriote est plus complexe qu’il n’y paraît. En effet, normalement les deux parties de l’île devaient se réunifier en 2004 et entrer ensemble dans l’Union européenne. Mais, alors que la partie turque a voté pour le plan de réunification de l’ONU, la partie grecque a voté contre. Cette dernière est donc entrée seule dans l’UE, au grand dam de la Turquie et des Chypriotes turcs.

Conclusion

Au final, la vocation européenne de la Turquie ne peut être totalement niée. Et l’on est bien forcé de constater que tous les obstacles qui pourraient s’opposer à une éventuelle adhésion de la Turquie pourraient êtres levés dans les décennies à venir. Les événements politiques de ces dernières années sont la preuve du pouvoir évanescent de l’armée et viennent conforter la solidité de la démocratie turque.

Certes, c’est un parti islamique (mais pas islamiste !) aux rênes du gouvernement, mais il se veut l’équivalent de la démocratie chrétienne, et jusqu’à présent, il faut bien reconnaître que ce parti à plus fait dans le sens de la démocratisation et du rapprochement de l’UE que l’ensemble des gouvernements laïques qui l’ont précédé. La volonté d’intégrer un jour l’Union semble être le moteur qui réussira pour la première fois à rendre Islam et démocratie pleinement compatibles dans un pays musulman.

Mais la grande question, en tant que fédéraliste, n’est pas tant de savoir si la Turquie remplira ou non les critères pour entrer un jour dans l’Union Européenne, mais plutôt de s’assurer que, si la Turquie venait un jour à rejoindre notre communauté, elle ne serait pas un obstacle à l’avènement de l’Europe fédérale que nous appelons de nos vœux. Et c’est cela qui devrait guider notre réflexion et nos positions vis-à-vis de la Turquie.

En effet, si la Turquie était amenée un jour à intégrer l’Union Européenne ce serait une voix de plus lors de chaque sommet européen et la nation avec le plus d’eurodéputés au parlement européen. Cela en soit n’est pas un problème. Ce qui pourrait l’être c’est si la Turquie, une fois membre de l’Union, se refusait à soutenir l’effort de construction européenne. C’est en effet un pays fier de son histoire et farouchement attaché à son indépendance et il ne semble pas que même les plus fervents partisans de l’UE en Turquie conçoivent une évolution fédérale de l’Union. Le souhait de la Turquie est de participer une vaste union économique mais en aucun cas politique. D’où peut-être le soutien sans faille du Royaume-Uni qui voit dans l’adhésion de la Turquie un moyen de tuer l’idée fédérale.

Mais est-ce là une raison suffisante pour repousser l’adhésion de la Turquie ? En tant que fédéraliste, certainement, en tout cas tant que la possibilité institutionnelle d’une Europe à plusieurs vitesses ne sera pas esquissée. Si une Europe en cercles concentriques venait à voir le jour, l’adhésion de la Turquie serait envisageable puisqu’elle n’entraverait pas les efforts des membres souhaitant poursuivre sur le chemin d’une union toujours plus proche.

Ni la Turquie ni l’Union Européenne ne sont donc prêtes à franchir le pas de l’adhésion.

Illustration : drapeaux de l’UE et de la Turquie (sources : Wikipedia Commons)

Cet article s’inscrit dans le cadre d’une semaine consacrée à la question de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Les positions et les propos soutenus au travers du présent article n’engagent que leur auteur.

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Vos commentaires
  • Le 16 novembre 2008 à 20:50, par Maël Donoso En réponse à : L’UE et la Turquie : oui aux fiançailles, pourquoi pas le mariage ?

    Il faut saluer, pour commencer, l’effort de synthèse réussi de l’auteur. L’article fait une liste précise et intéressante des principales difficultés qui se posent lorsqu’on considère l’adhésion de la Turquie à l’Union. Ce faisant, il ne cède pas à la facilité sur des questions complexes : on a trop souvent lu ou entendu, dans d’autres médias, des raccourcis trompeurs au sujet de sa Turquie (que ce soit sur des questions géographiques, religieuses, géostratégiques, etc.). L’auteur parvient à éviter les généralisations abusives et à présenter les problèmes clairement.

    Seul point négatif à mon sens : on peut regretter que la conclusion ne soit pas mieux étayée, ou davantage documentée. L’argument selon lequel la Turquie est « un pays fier de son histoire et farouchement attaché à son indépendance » me paraît un peu vague : il me semble qu’il pourrait s’appliquer tout aussi bien à bon nombre d’autres États européens. On voit mal en quoi le nationalisme serait un problème spécifiquement turc, ou alors il faut documenter plus précisément cette question.

    Par ailleurs, je ne suis pas d’accord avec la suggestion selon laquelle le Royaume-Uni « voit dans l’adhésion de la Turquie un moyen de tuer l’idée fédérale ». Arrêtons de nous tirer dessus entre Européens ! Il est de bon ton, entre Français, de présenter les Anglais comme les ennemis systématiques de l’Europe politique, mais nos voisins ne méritent pas cette réputation désobligeante. Et rappelons (encore une fois !) que c’est la France, et non le Royaume-Uni, qui a rejeté la Constitution européenne, ce qui devrait nous amener à beaucoup plus de modestie. En tant qu’Européens convaincus, et partisans du fédéralisme, il me semble donc que nous devrions, plus que les autres, éviter ce genre de généralités sur un pays et un peuple d’Europe.

    Ce passage n’est cependant qu’un point très secondaire de l’article, qui dans l’ensemble m’a paru une exposition pertinente des défis posés par l’adhésion de la Turquie à l’Union. Il serait intéressant, désormais, de réfléchir à la manière de résoudre les problèmes qui ont été évoqués.

  • Le 19 novembre 2008 à 22:49, par sfax En réponse à : L’UE et la Turquie : oui au fiançailles, non au mariage

    « Certes, c’est un parti islamique (mais pas islamiste !) »

    Si si, c’est bien un parti islamiste, d’ailleurs si un parti religieux chrétiens de cette trempe aurait été élu en Europe, on aurait entendu tous les « antiracistes » crier au fanatisme, mais là bizarrement, pour l’akp ces mêmes antiracistes pinaillent...eux qui ce font les champions de l’égalité pratiquent le « deux poids deux mesures »..lamentable !

  • Le 20 novembre 2008 à 10:30, par Ronan En réponse à : L’UE et la Turquie : oui au fiançailles, non au mariage

    Taratata, arrêtons de dire des âneries : l’AKP est un parti conservateur, pas un parti confessionnel ; son projet de société est effectivement conservateur et traditionnel (et tourné vers des traditions sociales qui d’ailleurs - souvent - sont complètement étrangères et ne doivent absolument rien à l’Islam littéral), mais certainement pas religieux fondamentaliste ni théocratique.

    Faut arrêter les amalgames douteux et volontaires entre « Islam » (synonyme : religion musulmane), « islamique » (l’adjectif qualificatif s’y rapportant) et « islamistes » (terme par lequel on désigne les militants politiques partisans de l’ « Islamisme » : vision politique et sociale pronant la mise en place d’une théocratie fondée sur une lecture littérale, fondamentaliste, intolérante et étroitement bornée des textes religieux).

    Contrairement aux bruits que certains (de ses adversaires politiques) ont répandu, ce parti (l’AKP) ne prétend aucunement établir la Charia en Turquie. Il s’agit là ni plus ni moins que de bobards (comme toutes ces histoires d’ « agenda secrets », dont l’existence supposée mais invisible - et forcément d’autant plus inquiétante - est d’autant plus facile à agiter qu’ils sont invisibles et improuvables, puisque redoutablement secrets...).

    Ce parti là (l’AKP) s’est effectivement prononcé pour plus de tolérance de la part de l’Etat laïc à l’égard du port de certains signes religieux (mais aussi vêtements à sens social) comme le voile. Ainsi que pour certaines restrictions à la consommation de l’alcool. (Deux revendications politiques - parfaitement transversales - qui parcourent la société turque et tout le prisme de sa vie politique sans qu’elles émanent forcément d’intégristes religieux redoutables et violemment forcenés).

    En tout cas (faut arrêter de dire des conneries, hein...), cela ne fait certainement pas de l’AKP un parti théocratique intégriste qui voudrait transformer la Turquie en république islamique sur le modèle ayatollesque iranien (par exemple).

    Si vous voulez absolument faire un parallèle, faites-le donc avec n’importe quel parti chrétien-social ou chrétien-démocrate européen (allemand, belge, italien...), dont l’existence ne soulève à ce jour absolument aucun des hurlements « anti-fanatisme » dont vous parlez (sauf en Bavière, peut-être...).

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