La période axiale : Comment l´Europe se situe dans l´histoire de l´humanité

, par Laurin Berresheim

La période axiale : Comment l´Europe se situe dans l´histoire de l´humanité

L´Union européenne peut être considérée comme étant le fruit de la reconnaissance d´une identité commune aux pays de l´Europe. Il s´agirait là non seulement d’une identité constituée par une différenciation par rapport à d´autres identités, extérieures à l´Europe, mais surtout d´une identité fondée sur des valeurs propres et communes, qui ont guidé la conscience européenne à travers l´histoire. Pour mieux comprendre la spécificité de ces valeurs, il convient de porter le regard sur l’origine historique de celles-ci, une époque dévoilée par le philosophe Karl Jaspers, que je souhaite présenter au lecteur : la période axiale.

La période axiale décrit le plus grand bouleversement qui n’ait jamais eût lieu dans l’histoire de l’humanité. Entre les années 800 et 200 avant J.C. de nombreux évènements et changements extraordinaires se sont accumulés de tout part dans le monde. La Chine a vu la naissance des philosophies de Mo-Ti, Tschung-Tse et Lie-Tse, tandis qu’en Inde a vécu Buddha et les Upanischad ont vu le jour. En même temps, Zarathustra enseigna le combat éternel entre le Bien et le Mal dans l’univers, alors que les prophètes Elias, Jesaias, Jereminas et Deuterogesaias parcoururent la Palestine. C’est durant cette même époque que sont nées en Grèce les philosophies de Parmenides, Heraklit et Platon, qu’ont vécu Homère, Archimède, Thucydide, et qu’ont été écrites les premières grandes tragédies.

Toutes ces apparitions ont eut une chose en commun : pour la première fois dans l’histoire, l’homme a découvert sa propre conscience ; il a découvert que ‘l’Être’ était une chose totale et que rien n’échappait à la pensée ; il s’est rendu compte de la dichotomie fondamentale entre le monde matériel et le monde de l’esprit. C’est au fil de cette révolution que l’homme a abandonné le mythe comme moyen d’explication à sa propre existence et qu’il a commencé à se fier à sa propre faculté de penser pour trouver une explication au monde. De plus, l’ordre social établi n’a plus été accepté comme étant un ordre divin ou suprême, mais l’homme a découvert qu’il avait la capacité de pouvoir choisir lui-même l’ordre auquel il souhaitait adhérer. C’est ainsi que Platon découvre et compare dans La République tout ordre social possible pour en déduire le mieux adapté à la communauté des hommes. C’est ainsi que les philosophes et les scientifiques grecs examinent et confrontent toutes les visions du monde possibles, afin de dévoiler celle qui représente véritablement la réalité.

Ce bouleversement a coïncidé en trois lieux différents de la planète ; trois peuples ont subis la même évolution simultanément, sans avoir été conscients l’un de l’autre : la Chine, l’Inde et l’Europe. Je ne veux pas poursuivre plus loin la question que se pose Jaspers dans son œuvre : comment est-il possible que ce phénomène ait pu coïncidé dans trois parties du globe à la même époque, alors qu’elles étaient complètement isolées l’une de l’autre ? Ce que je constate dans l’évolution brièvement décrite ci-dessus - et qui nous intéresse - est que, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, l’Europe se démarque comme étant une entité particulière parmi d’autres. Ainsi, nous pouvons nous demander, quelle a été la spécificité du développement européen par rapport aux autres communautés qui ont connu un essor comparable pendant cette époque ?

la particularité de l’Europe

Les valeurs et les caractéristiques qui définissent ensembles la spécificité du monde occidental depuis la période axiale forment un complexe trop large pour être élaboré entièrement ci-dessous. Néanmoins, il vaut la peine d’en évoquer brièvement quelques unes, qui décrivent très pertinemment à mon avis ce qui fonde l’identité européenne. Tout d’abord, Jaspers cite dans son œuvre la liberté politique : nulle part ailleurs qu’en Europe le monde n’a connu une notion de liberté individuelle, telle qu’elle a vu le jour en Grèce antique sous la forme de peuples d’hommes libres et autonomes, unis face au despotisme de pouvoirs étrangers.

Ensuite, le monde occidental a été profondément marqué par sa conséquente rationalité : l’européen avait une volonté insatiable d’élaborer chaque pensée en toute sa profondeur, avec toutes ses implications et ses conséquences. Cette rationalité a été à la base de grands systèmes philosophiques au Moyen Age, tel que la Somme théologique de Thomas d’Aquin, où chaque pensée est examinée minutieusement dans son rapport avec tout un système métaphysique. Mais on la trouve également reflétée dans l’art, tel que dans l’architecture gothique des églises médiévales ou les compositions minutieuses de Bach.

Enfin, malgré tout, la prétention à l’exclusivité, la volonté de pouvoir absolu, liée à une intolérance totale face aux valeurs étrangères, a aussi fait parti de la spécificité européenne. Les ambitions de l’empire romain à conquérir le monde entier ou même l’expansion continue de l’Église, qui ont profondément marqués l’histoire de l’Europe, témoignent de cette volonté à imposer ses propres valeurs dans le monde entier.

Je pense qu’il est fondamental de reconnaître que ces valeurs ont constitué la spécificité de la conscience européenne depuis la période axiale, si l’on veut comprendre la suite de l’évolution européenne. Aux alentours du XVIe siècle, un second grand bouleversement a eu lieu dans l’histoire de l’humanité ; celui-ci, en revanche, n’a trouvé son essor uniquement en Europe. Il s’agit de la découverte des sciences modernes, qui a profondément transformé le rapport de l’humanité à la réalité. La nouveauté de celles-ci est qu’elles refusent toute sorte de dogmatisme, tel qu’il avait été propagé par l’Église jusqu’alors. Tout individu doit par le moyen seul de sa propre pensée être capable de participer à la découverte du monde ; tout en conformité avec la grande devise “cogito ergo sum”.

Par ailleurs, les sciences modernes radicalisent l’interrogation de la réalité : tout phénomène vaut la peine d’être examiné, et plus rien n’a le droit d’échapper à la connaissance humaine. Ces principes de la science reflètent bien les valeurs qui ont guidés l’Europe depuis la période axiale, et, pour cette raison, je pense que la période axiale est fondamentale pour comprendre la particularité de l’Europe. En même temps, ce sont ces même valeurs qui ont de nouveaux porté l’Europe à vouloir dominer le monde entier par le moyen de la colonisation. C’est ainsi que l’Europe, qui cent ans auparavant aurait encore été invisible sur le globe terrestre face aux grands empires voisins, l’Inde et la Chine, a commencé à dominer le globe terrestre. C’est de cette manière finalement que l’Europe a été à l’origine de l’union de l’histoire de l’humanité.

Depuis ce moment où l’Europe a affirmé son identité en propageant ses valeurs dans le monde entier, le monde a encore beaucoup changé. Désormais, nous n’adhérons plus à l’exclusivité de nos principes. Surtout les horreurs que nous avons vécu au long du XXe siècle nous ont appris, que la foi au progrès absolu est une illusion qui peut être très dangereuse. Par ailleurs, il semble que la nouveauté du vingt-et-unième siècle est que même les dernières grandes autorités religieuses vont s’effondrer au gré de peuples qui cherche l’autodétermination. Ainsi, il peut sembler que le monde se décompose et se parcelle progressivement. Approchons-nous donc la grande époque nihiliste, annoncé par le philosophe allemand Friedrich W. Nietzsche, dans laquelle nous aurons abandonné toute valeur supérieure, pour nous résigner à mener notre vie comme des bêtes qui ne se contentent seulement de l’immédiat ?

À mon avis, l’Union européenne témoigne du contraire : il semble qu’il existe une volonté des êtres humains à s’unir malgré la pluralisation continuelle de la société et que nous n’avons pas encore tout à fait perdu la foi en l’existence de valeurs communes. Peut-être l’Union européenne sera justement un premier pas vers l’union de tous les peuples sur terre, afin de s’accorder sur de nouvelles valeurs communes, outre de nos valeurs culturelles, religieuses ou ethniques singulière, pour donner un nouveau sens à notre existence sur cette planète. Il se pose la question : comment l’Union européenne réagira-t-elle face aux nouveaux défis lancés par le XXIe siècle ? Tiendra-t-elle, par exemple, à son unité, malgré la crise financière actuelle ?

Article initialement paru dans l’Ingénu Pour le recevoir gratuitement vous pouvez les contacter à l’adresse suivante : ingenumag chez googlemail.com

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Vos commentaires
  • Le 23 mars 2012 à 11:25, par Arthur En réponse à : La période axiale : Comment l´Europe se situe dans l´histoire de l´humanité

    Je ne peux m’empêcher de réagir à certains points de cet article.

    « Enfin, malgré tout, la prétention à l’exclusivité, la volonté de pouvoir absolu, liée à une intolérance totale face aux valeurs étrangères, a aussi fait parti de la spécificité européenne. »

    Pour commencer, je ne pense pas que l’intolérance face aux valeurs étrangères soit une spécificité européenne. A ce titre, la dhimmitude ottomane est un exemple assez éloquent : on qualifie souvent ce principe qui accorde une certaine liberté de culte aux Juifs et aux Chrétiens résidant dans l’Empire ottoman comme une forme de tolérance, cependant ces individus restaient considérés comme des infidèles, ils ne pouvaient accéder à l’administration et les railleries, voire les violences, à leur égard était monnaie courante. Ce n’est pas précisément une forme de tolérance.

    Ensuite, pour parler d’intolérance vis-à-vis des valeurs étrangères, il faut qu’il y ait connaissance de ces valeurs. Précisément, la civilisation occidentale, terme que je trouve plus approprié qu’identité européenne, est la seule qui dans son histoire ait manifesté un intérêt pour les autres civilisations, qui se soit penché sur les autres modes de représentation et qui ait établi une anthropologie. Au XVIe siècle en effet, avec les nombreuses missions jésuites qui accompagnent les explorateurs portugais ou espagnols, mais dès le XIIIe siècle avec les récits d’explorateurs, certes fantasques, comme Marco Polo qui parle sans jugement de valeur des pratiques de la cour du Khan qu’un chrétien trouverait pourtant odieuse. A contrario, les grandes civilisations, bien plus brillantes que la civilisation occidentale à la même époque (songeons qu’à Ispahan au XVIe siècle des architectes persans construisent une place Royale plus vaste que la place de la Concorde, alors que Versailles n’est qu’un marais et Paris un cloaque à ciel ouvert) ont périclité et se sont affaiblis par ce repli sur elles-mêmes, justement convaincues de leur suprématie.

    Ce que vous nommez prétention à l’exclusivité (soit la foi chrétienne que vous vous gardez bien de nommer) est plutôt une prétention à l’universalité : c’est en effet l’un des premiers systèmes qui propose une destinée exceptionnelle pour l’homme en tant que créature de Dieu, indépendamment de son origine culturelle. L’enthousiasme (au sens littéral) des nombreux missionnaires est animé par cette certitude qu’il existe une destinée commune pour l’humanité toute entière qui est largement valorisée dans le discours chrétien.

    Il est de bon ton de battre sa coulpe en imposant à l’occident la responsabilité de tous les malheurs de l’humanité, mais ce n’est pas sur la base de la repentance qu’on construit un édifice radieux et solide, mais sur celle de l’orgueil ! Celui du legs de cette brillante civilisation, ingénieuse, curieuse, entreprenante et sure d’elle-même qu’est la civilisation occidentale. Est-ce à dire que je nie les erreurs qui ont été commises ? Certainement pas, mais l’histoire n’est pas seulement là pour nous apprendre à ne pas reproduire nos erreurs, elle doit aussi être une source d’inspiration pour nos succès à venir.

  • Le 25 mars 2012 à 15:51, par Laurin En réponse à : La période axiale : Comment l´Europe se situe dans l´histoire de l´humanité

    Merci Arthur pour ton commentaire ! Je penses que tu as tout à fait raison de remarquer qu’il est très dificile de prétendre que les valeurs nommées dans mon article auraient été uniques en Europe. Personellement, je connais beaucoup trop peu les autres cultures non-européenne pour pouvoir affirmer qu’elle n’aient pas connu de concepts pareils ou du moins semblables. À cette occasion, je souhaite donc avertir le lecteur (européen) de ne pas s’enorgueiller de qualités qui auraient seulement atteint le continent Européen et auraient fait preuve de la supériorité prétendue de l’Europe. Mon intention n’a certainement pas été là !

    Cependant, je pense devoir te corriger. Quand Jaspers parle de la ‘prétention à l’exclusivité’, il n’a pas à l’esprit l’intolérance ; celle-ci ne serait que ‘liée’ à cette prétention. Cette prétention à l’exclusivité désignerait plutôt l’attitude qui a guidé les grands empires européens, tel que, par exemple, l’empire romain, qui s’était fondé sur l’idée d’une conquête du monde entier, telle qu’elle a été reprise plus tard par Napoléon, voir Hitler. Par ailleurs, il fait aussi la différence entre l’universalité - comme tu la décris toi-même - et cette exclusivité.

    De nouveau, il m’est impossible de confirmer qu’il s’agisse ici d’une idée authentiquement européenne. Néanmoins, je crois qu’il faut comprendre l’intention de Jaspers, lorsqu’il nous indique ces différentes propriétés. Il est indéniable que l’Europe a connu une évolution unique dans le monde entier, lorsqu’elle a vécu l’industrialisation. En nous montrant les différentes valeurs qui ont guidées le developpement historique en Europe, Jaspers cherche juste à nous livrer une explication possible à ce phénomène. Certes, elles ne sont peut-être pas uniquement apparu dans cette région du monde ; mais du moins, elles ont sûrement contribué d’une certaine manière à ce dévelopement. Dans cette mesure, en prenant compte de l’effet qu’elles ont produit au final, on peut dire qu’elle ont été spécifique à l’Europe et il est légitime que nous nous identifions avec celles-ci.

    Finalement, le mérite que je reconnais à Jaspers dans mon article n’est pas forcément d’avoir livré une analyse très précise des valeurs et concepts européens, mais plutôt d’avoir relevé que les pays de l’Europe, guidés par leurs valeurs communes, ont certainement formé une entité particulière qui a vécu un développement différent des autres entités, telles la Chine ou l’Inde.

  • Le 27 mars 2012 à 10:08, par Arthur En réponse à : La période axiale : Comment l´Europe se situe dans l´histoire de l´humanité

    Je comprends mieux ce qu’il faut entendre par prétention à l’exclusivité.

    Cela dit, si par là il entend la volonté de s’ériger en système unique, au delà des frontières, ce n’est pas une constante européenne, mais une constante impérialiste. Au delà de ça, rare sont les empires à avoir eu la volonté de rallier l’ensemble des peuples sous une même bannière (l’Europe, moins que les autres !).

    Les grands empires ont souvent recherché davantage un équilibre des puissances, une répartition équilibrée du monde, plutôt qu’un système hégémonique. Du reste, si l’exclusivité a pu être un temps une prétention romaine, force est de constater qu’elle a revu à la baisse son ambition puisque dès Claude elle fixe ses frontières, n’effectuant qu’une timide percée vers le Danube sous Trajan. Pour le Reich, celui de Charlemagne se borne à un patrimoine exorbitant, finalement divisé entre ses héritiers, signe qu’il ne souhaitait pas créer un empire universel. Le IIIe Reich s’établit comme un espace vital, étendu sur l’ensemble du territoire occupé par la race aryenne, soit assez restreint à l’échelle du monde. Les deux empires auxquels je pense (il y en a d’autres), qui aient répondus à une prétention à l’exclusivité sont ceux d’Alexandre, qui pour la première fois abolit l’irréductible dichotomie entre le Barbare et le Civilisé (s’inspirant ainsi de la politique Perse), et de Gengis Khan qui ne semblait se préoccuper ni de race, ni de culture, ni de religion, mais semble bien avoir souhaité étendre son empire jusqu’à épuisement de ses forces. Ces deux empires ont en commun leur caractère asiatique, donc non européen.

    Je ne cherche pas tellement adopter un ton professoral (encore que j’aime bien ça, je dois le reconnaître), mais je me méfie des systèmes universalisant comme celui de Jaspers, très séduisant en apparence, mais qui ne résiste pas à l’épreuve des faits. L’Histoire est complexe et c’est en la simplifiant par de pareils systèmes qu’on glisse dangereusement vers l’ethnocentrisme qu’on cherche à éviter. Si a posteriori la prétention à l’exclusivité semble être une caractéristique européenne, c’est peut-être simplement parce que l’Occident a réussi là où l’Orient semble avoir échoué. Réduire l’identité européenne à une constante politique propre à tout système impérialiste, c’est la vider de sa substance, de ce qui fait sa vraie force. L’Europe existe, elle a un sens, c’est son Histoire.

    A ce titre, je ne peux que m’inscrire en faux contre le dernier paragraphe de ton article. Il ne faut pas passer outre les valeurs culturelles et religieuses de l’Europe pour espérer entretenir ce patrimoine. L’Europe ne nous a pas laissé que ses frontières en héritage, elle nous laisse son passé, sa mémoire, ce qui est un don bien plus précieux encore.

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