Elections fédérales 2023 en Suisse : du nouveau pour l’UE ?

, par Louis Ritter

Elections fédérales 2023 en Suisse : du nouveau pour l'UE ?
La salle du Conseil national suisse. Source : site officiel

ANALYSE. Le dimanche 22 octobre 2023 se sont tenues les élections législatives fédérales dans le pays alpin. Un scrutin très peu commenté par les médias européens, même ceux des pays voisins, tant les résultats étaient joués d’avance. Très peu connu du grand public, le système fédéral du pays alpin comporte pourtant de grands enseignements sur l’influence de l’opinion publique sur la politique d’un pays. Le message envoyé à l’Union européenne particulièrement, est criant et les perspectives d’avenir pour les relations entre l’organisation européenne et le pays enclavé ne sont guère reluisantes.

Un système politique à plusieurs vitesses

La Suisse est un pays à l’histoire institutionnelle extrêmement complexe. Les nombreux conflits entre cantons membres de la très ancienne Confédération helvétique (la date officielle de sa création remonte à 1291) et les soubresauts politiques de l’Histoire ont conduit à une profonde réflexion pour permettre à ce pays singulier de s’assembler en un État qui conserve une stricte séparation des compétences entre le niveau national et les collectivités. Il en résulte un système politique authentiquement fédéral, alliant collégialité et union des forces avec indépendance et équilibre. Pièce maîtresse du calendrier électoral suisse, le scrutin qui s’est déroulé le 22 octobre 2023 se reproduit tous les quatre ans. Il renouvelle le Conseil National, la chambre basse du Parlement fédéral qui représente les citoyens. Ce scrutin fonctionne selon le principe de proportionnalité, c’est-à-dire que les résultats se traduisent par une répartition des 200 sièges en fonction des votes obtenus par les partis et non par chaque tête. “La proportionnalité calcule d’abord les voix pour les droits à un siège, dont bénéficient les partis, puis, dans un deuxième calcul, procède à un classement des élus au sein des sièges obtenus.” explique Georg Kreis, professeur émérite à l’Université de Bâle et ancien président et fondateur de l’Europainstitut.

Dans le même temps, un autre scrutin vise à renouveler les 46 sièges (deux par canton) du Conseil des États, la chambre haute qui représente chaque canton. Ce système est un peu à l’image de celui allemand entre le Bundesrat et le Bundestag. Ce scrutin fonctionne selon le système majoritaire, plus connu dans les autres pays européens. “Au 1er tour, la majorité absolue est requise, au second celle relative suffit”, poursuit le professeur Kreis. Ainsi, plusieurs cantons doivent organiser un second tour au mois de novembre pour désigner leurs élus au Conseil des États. C’est le cas par exemple de celui de Fribourg, de Genève ou de Zürich. Mais c’est la répartition des forces politiques au Conseil National qui détermine la composition du gouvernement de la confédération, le Conseil Fédéral. Il est composé de sept conseillers élus ou réélus, issus des différentes forces politiques. Le conseil actuel comporte deux élus de l’Union Démocratique du Centre (UDC - droite radicale), deux du Parti Libéral Radical (PLR - centre droit), deux du Parti Socialiste (PS - gauche) et une du Parti Démocrate-Chrétien (PDC - centre droit), aujourd’hui inséré dans le parti Le Centre. Cette répartition s’effectue sur le principe de la “formule magique” qui veut que “les trois premiers partis représentés au Parlement disposent de deux sièges au Conseil Fédéral et le quatrième n’en dispose que d’un seul.” détaille Théo Boucart, chargé de projets transfrontaliers à l’Université de Strasbourg, membre du Conseil trinational pour les Jeunes Européens - Strasbourg et grand passionné de la Suisse.

L’Union européenne, grande absente du scrutin

Le constat après la publication des résultats est sans appel : la Suisse reste un pays très à droite. L’UDC, un parti dont la base électorale est principalement rurale et conservatrice, a recueilli presque 30% des voix au Conseil National. Le PS conserve sa place de deuxième force politique du pays notamment grâce au vote des grandes villes mais les Verts, qui avaient opéré une poussée importante aux élections de 2019, ont dégringolé à 9.78%. Des équilibres politiques qui restent somme toute stables comme le confirment nos deux experts, et Georg Kreis de résumer : “Continuité, stabilité, pérennisation”.

Des résultats qui ne sont pourtant pas une bonne nouvelle si l’on se place du point de vue des relations entre le pays alpin et l’Union européenne. Le principal parti, l’UDC, est en effet une force très influente et son triomphe traduit des préoccupations très éloignées de l’UE. “Lorsque l’on regarde les sondages, l’UE se situe à la 7e place des sujets importants pour les Suisses. Elle n’est pas considérée par eux comme une force de stabilité” explique Théo Boucart. De fait, ce sont davantage les thématiques portées par l’UDC comme la question de l’immigration étrangère et transfrontalière, la sécurité ou l’inflation qui ont dominé les débats. Autant de priorités que le slogan de campagne du parti - Non à une Suisse à 10 millions d’habitants ! - met en avant. Malgré ses discours à tendance extrême, l’UDC n’a pas manqué son rendez-vous avec l’histoire, signifiant clairement la volonté des Suisses de maintenir un pays renfermé sur lui-même. Dire que l’UE a été très peu évoquée dans les campagnes électorales est un doux euphémisme. L’UDC porte en effet une rhétorique profondément anti-européenne et refuse toute évocation du sujet. Ne leur parlez surtout pas de l’accord-cadre, dont les négociations ne cessent de s’enliser.

Les raisons de la discorde

Un certain nombre d’accords sont pourtant discutés depuis avril 2022 entre les deux entités, notamment sur l’électricité, la sécurité alimentaire, la santé ou la libre circulation des personnes, mais “dans les élections fédérales, les relations avec l’UE sont délaissées car délicates”, remarque Georg Kreis. Le mot est poli au regard des nombreux désaccords, qui malgré tout, animent les relations entre l’UE et la Suisse et qui ne cessent de s’accumuler sans être solutionnés. À l’origine de ces conflits, l’accord-cadre, supposé être le texte de référence pour circonscrire les relations entre les deux entités. De nature à englober des règles pour l’ensemble des secteurs dans lesquels la Suisse et l’UE entretiennent des échanges, l’accord-cadre remonte à 1972 lorsqu’un premier texte est signé entre la Communauté Économique Européenne (CEE) et la Confédération. Une centaine d’accords bilatéraux particuliers ont suivi avant que ne s’impose une véritable volonté de parvenir à un accord-cadre global dans les années 2010. D’emblée, les difficultés commencent à se faire sentir.

Les négociations partent en effet d’un mauvais pied. D’un côté, Berne souhaite poursuivre une politique verticale d’accord par accord “à la carte” et ne voit pas l’intérêt de regrouper l’ensemble de ses relations avec l’UE au sein d’un seul texte qu’elle sait contraignant pour son parti. De l’autre, Bruxelles s’agace de devoir patienter pour obtenir un accord-cadre qui ferait davantage ses affaires. Elle souhaite en effet adopter une approche dite horizontale du dossier, sans s’enliser dans de trop fréquentes négociations. Mais les forces politiques en Suisse sont presque unanimes pour s’opposer à la signature d’un accord, sauf le parti des Verts libéraux. L’UDC, très influente, milite activement en faveur du refus. Elle influence de facto une bonne partie de l’opinion publique, déjà profondément anti-européenne. Le Conseil National a bien essayé de s’emparer de la question lors d’un débat qui a tourné court sur le sujet. Plus qu’une force d’arbitrage, les observateurs se sont aperçus que la chambre du peuple représentait davantage un facteur de déstabilisation et ne contribuerait pas à régler la question. Ajoutons encore que les acteurs suisses entre eux ne sont pas toujours sur la même ligne. Ainsi, en septembre 2023, le conseiller fédéral Albert Rösti affirmait qu’il est inutile de parvenir à un accord avec l’UE concernant la gestion du réseau d’électricité en Suisse. Le directeur du groupe Swissgrid, qui gère le réseau, l’a aussitôt contredit en évoquant la “nécessité” de parvenir à un accord.

À l’issue du scrutin fédéral de cette année “seules des informations très générales sont disponibles, elles donnent l’impression que peu de progrès ont été réalisés, on en est encore à la phase exploratoire du côté suisse.” explique Georg Kreis. De fait, la Suisse ne semble pas très prompte à relancer les négociations coupées net par le Conseil fédéral en 2021. “Un certain nombre de médias suisses pointent une forme d’arrogance de la part de Bruxelles, pour qui l’adhésion de la Suisse à l’UE est une question de temps alors qu’il n’en est rien.” nous dit Théo Boucart. Les conditions politiques ne sont donc clairement pas réunies malgré quelques efforts des deux côtés, notamment un certain nombre de visites effectuées de la part des responsables respectifs du dossier.

Quelles ouvertures possibles ?

L’UE pouvait au moins espérer une clarification des intentions du Conseil fédéral à l’issue du scrutin. Même si celui-ci n’est pas encore formé, il est peu probable que sa composition varie réellement. Certains députés européens, comme Christophe Grudler (Renew), rapporteur permanent au Parlement européen pour les relations entre l’UE et la Suisse, se sont réjouis du maintien des forces pro-européennes dans le paysage politique helvétique, tout en appelant à une réouverture rapide des négociations. Mais cela reste une analyse très partielle de la situation. Les forces anti-européennes resteront majoritaires dans les institutions fédérales. “Il a été question à un moment donné de vouloir adopter un mandat de négociation substantiel d’ici la fin de l’année explique le professeur Kreis, mais il est permis de douter que les négociations à proprement dites soient conclues d’ici les élections européennes de juin 2024, comme le souhaite l’UE.” Entre-temps, ce mandat de négociation a été confirmé par le Conseil fédéral dans un communiqué daté du 8 novembre et devrait être élaboré d’ici à la fin d’année par le Département des affaires étrangères (équivalent d’un ministère des affaires étrangères). Cependant, il lui restera à passer plusieurs étapes de consultations auprès des cantons.

En l’absence d’un tel mandat, il est peu probable qu’une porte politique soit ouverte par les grands partis influents du pays dans les prochaines semaines. Même si un certain nombre d’accords sont renouvelés sans trop de problème, notamment concernant le marché intérieur européen, l’accord-cadre semble être un horizon lointain. La Suisse dispose en effet de nombreuses structures qui lui sont propres en matière de mobilité étudiante par exemple, ou de recherche, qui lui donnent tous les outils nécessaires pour mener ses propres politiques sans l’UE. Une raison supplémentaire de ne pas voir l’intérêt d’entretenir des relations profondes avec elle. En revanche, une partie du travail pourrait progresser sur le domaine géopolitique. La guerre en Ukraine a en effet battu en brèche le sacro-saint principe de neutralité qui a caractérisé jusqu’ici la diplomatie helvétique. Sur ce dossier précis, la Suisse s’est plus ou moins alignée sur la politique européenne : “Elle souhaite rejoindre plusieurs initiatives européennes comme celles qui concernent la protection de l’espace aérien” explique Théo Boucart. Et d’ajouter : “On observe un changement de paradigme sur la neutralité. Si la Suisse était réticente à intégrer les organisations internationales, elle réfléchit tout de même aujourd’hui à faire partie de certaines alliances”.

Si l’avenir européen de la Suisse est loin de toquer à sa porte, un travail bilatéral est néanmoins possible. À condition de commencer d’abord à s’accorder sur l’orientation que les deux entités veulent adopter. La Suisse, au même titre que d’autres pays européen, n’a pas l’obligation de faire partie de l’UE pour entretenir avec elles de véritables relations de profit mutuel. À commencer par la recherche scientifique dans laquelle “la coopération limitée nuit à la science des deux côtés”, regrette Georg Kreis. C’est loin d’être le seul secteur dans lequel ces relations difficiles ont des conséquences néfastes. Les deux parties gagneraient donc à évoluer sur ce terrain. Visiblement, cela ne figure pas en tête de leur agenda politique.

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