L’immigration en Europe, le sujet de l’extrême

Episode 4

, par Louis Ritter

L'immigration en Europe, le sujet de l'extrême

Allemagne, Italie, Suède, France, Danemark, Royaume-Uni, Union européenne (UE)…les nouvelles mesures contre l’immigration se sont multipliées sur le continent européen ces dernières années. Ce phénomène évolue en parallèle d’une montée sans précédent des partis et des mouvements d’extrême-droite en Europe, qui incarnent pour certains la solution à ce “fléau”. Partout en Europe, le paysage politique a entamé une mutation inimaginable depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La société européenne semble se refermer sur elle-même au motif que l’immigration est responsable de tous ses maux. Ce dernier épisode constitue la fin d’une longue démonstration des incohérences de l’argumentaire de l’extrême-droite sur l’immigration, mais également des risques que représentent sa politique parfois appliquée dans certains pays européens. Il démontre ainsi que l’idéologie d’extrême-droite ne constitue pas une mode, mais un fait social sur lequel il est impératif de s’interroger et d’agir. (4/4)

Un loup déguisé en agneau

C’est arrivé le 10 janvier 2024. Ce jour-là, le média allemand Correctiv publiait une enquête titrée “Plan secret contre l’Allemagne”. Le média révélait alors l’existence d’une réunion dont personne ne devait entendre parler entre des représentants des mouvances néo-nazies et des membres du parti d’extrême-droite allemand Alternative für Deutschland (AfD). Le recès de la réunion mentionne l’existence d’un plan destiné à “remigrer” des millions de personnes étrangères domiciliées en Allemagne, mais également des Allemands d’origine étrangère. La publication a instantanément fait l’effet d’une bombe dans ce pays berceau du national-socialisme. Partout dans le pays, des manifestations contre l’AfD, contre le racisme, l’antisémitisme, la xénophobie, ont éclaté. A Munich, Dresde, Berlin, Cologne, Leipzig, plus d’un million de personnes ont défilé contre l’extrême-droite. Au Bundestag, la chambre des députés, les sociaux-démocrates, membres de la coalition gouvernementale mènent la charge lors d’un débat qui eut lieu le jeudi 18 janvier. "Vous êtes un loup déguisé en agneau, mais je vous dis que votre façade commence à s’effriter", avertit Lars Klingbeil, chef de fil de la majorité socialiste. Le scandale est immense. Sans doute l’AfD ne s’attendait-elle pas à devoir se justifier sur une affaire qui devait rester secrète. Le parti tente d’éteindre l’incendie en dénonçant une campagne de calomnies. Selon Bernd Baumann, chef de l’AfD, l’opinion politique se méprend sur le terme de “remigration”. Il dénonce une “campagne sournoise” menée par la classe politique et les médias de gauche.

Mais le mal est fait. La pression semble avoir été suffisamment forte pour que le Rassemblement National (RN), allié de l’AfD au sein du groupe Identité et Démocratie (ID) au Parlement européen, veuille prendre ses distances avec le parti allemand. Interrogé sur les révélations de Correctiv lors de ses vœux à la presse le 25 janvier 2024, Marine Le Pen a déclaré être «  en total désaccord avec la proposition qui aurait été discutée ou aurait été décidée dans le cadre de cette réunion [à Postdam] ». Une rencontre a eu lieu à Strasbourg le 6 février 2024 entre les deux formations, afin de discuter de cette affaire et savoir si l’alliance entre les deux pourra durer au sein du groupe ID. Le RN s’est en effet retrouvé fortement gêné par le scandale dans son processus de normalisation. Alors que celui-ci avait réussi à imposer en France le thème de l’immigration comme un sujet normal de société, la forte réaction du peuple allemand démontre que le sujet reste sensible ailleurs en Europe. Le parti français, historiquement identifié comme raciste, constitue la première délégation du groupe d’extrême-droite dans l’hémicycle strasbourgeois. La division d’avec son homologue allemand a mis au jour une nette différence de stratégie. Tandis que les leaders politiques du RN répriment systématiquement les écarts qui peuvent le renvoyer à leurs heures les plus noires, l’AfD ne cache en aucun cas ses intentions, ni son identité. Cette opposition a nourri des mécontentements et des dissensus chez le parti allemand, dont la tête de liste pour les élections européennes Maximilian Krah était accusé de soutenir Eric Zemmour plutôt que Marine Le Pen aux élections présidentielles françaises de 2022.

Le gouvernement du chancelier social-démocrate Olaf Scholz s’est également emparé du sujet. Le 13 février, il a présenté treize mesures destinées à combattre l’extrême-droite en Allemagne. Entre autres, les services de renseignement voient leurs moyens et leurs prérogatives étendus pour surveiller les mouvements d’extrême-droite dans le pays. En outre, le gouvernement allemand souhaite même s’attaquer aux financements du principal parti d’extrême-droite allemand. Il sera ainsi possible de fermer des comptes bancaires qui lui sont reliés sur le simple motif d’une “menace potentielle” à l’ordre public. Le gouvernement souhaite enfin drastiquement limiter la possibilité de posséder une arme à feu. Le simple fait d’être considéré comme membre d’une organisation suspecte pourra conduire au retrait du permis de port d’armes. Olaf Scholz a également annoncé l’interdiction de certaines catégories d’armes à feu et un contrôle renforcé sur les arbalètes par exemple. Un mois plus tôt, la cour constitutionnelle de Karlsruhe avait suspendu pour six ans les financements du petit parti de droite radicale “Die Heimat”. Les juges avaient estimé que le parti « continue à viser, au mépris de la dignité humaine et du principe démocratique de la Loi fondamentale, à un remplacement de l’ordre constitutionnel existant par un "État national" autoritaire ». Le gouvernement avait alors salué la décision. L’avis des juges posait déjà la question d’une telle éventualité concernant l’AfD.

La décision prise à la suite de l’affaire de Potsdam est forte et mérite d’être saluée. L’argument du passé historique de l’Allemagne ne suffit pas à justifier cette attitude envers un parti représenté au Bundestag. Au-delà du choc des intentions, l’affaire de la réunion de Potsdam continue simplement de démontrer les potentielles dérives dangereuses propres à l’idéologie d’extrême-droite. Une telle mobilisation interroge cependant. La considération du risque n’est en effet pas prise à la même hauteur partout en Europe. De l’autre côté du Rhin, les deux têtes de l’exécutif semblent s’opposer sur la question, presque philosophique, de savoir si le Rassemblement National fait partie de “l’arc républicain”. L’expression ne date pas d’hier. Elle désigne une forme de coalition morale entre des forces politiques modérées et classiques, contre tous partis et mouvements considérés comme populistes, démagogue, et dangereux. En l’occurrence, l’arc républicain a été largement sollicité en France contre le Rassemblement national, particulièrement lors des scrutins présidentiels. La plus grande démonstration fut celle de 2002, au moment où Jean-Marie Le Pen avait atteint le second tour de l’élection présidentielle. L’ensemble de la classe politique s’était alors instantanément rangé derrière Jacques Chirac, dont le score à l’issue de l’élection fut soviétique. Le parti compte toutefois 88 députés à l’Assemblée nationale française depuis les élections législatives de 2022, constituant un groupe d’opposition puissant.

Toute la réflexion du gouvernement d’Emmanuel consiste donc à concilier la réalité du succès du RN auprès des électeurs avec les valeurs humanistes dont il se prétend. Le Premier ministre Gabriel Attal s’est inscrit en faux à ce sujet. “L’arc républicain, c’est l’hémicycle”, déclare cet ancien militant socialiste. Comme un rappel à l’ordre, Emmanuel Macron rétorque ensuite dans les colonnes de L’Humanité n’avoir jamais considéré que le RN se trouvait dans l’arc républicain. Or, la question relève d’une posture cruciale : celle des valeurs. Doit-on considérer des partis comme le RN, Fratelli d’Italia ou l’AfD comme des partis “républicains” au motif qu’ils représentent une part de la population, ou les refuser au nom de la démocratie, de la liberté et de la fraternité ? Sommes-nous prêts à collaborer avec de telles formations parce qu’elles ont, comme toutes les autres, la légitimité des urnes ? Les Pays-Bas montrent que les urnes ne font pas toujours les chefs. Depuis la “victoire” du dirigeant populiste Geert Wilders (qui a remporté 25% des suffrages), aucun gouvernement n’a encore été nommé. La raison : les réticences des partis traditionnels à s’associer au parti d’extrême droite.. Les élections législatives ont donc abouti à une impasse. L’extrême-droite reste tabou, mais pas impuissante.

Se saisir du sujet

Même dans les pays qui n’étaient jusque là pas reconnus comme étant des foyers favorables au développement de ces idées, elles se développent. L’Irlande en est un exemple. Le 23 novembre 2023, Dublin connaît des émeutes inédites. Des éléments de groupuscules d’extrême-droite envahissent ses rues dans la soirée, brûlent des centres d’accueil de migrants, dégradent les commerces et sèment le chaos. En cause, l’agression au couteau par un individu isolé de plusieurs personnes, dont des enfants, quelques heures plus tôt. En une après-midi, des rumeurs se répandent sur les réseaux sociaux sur l’origine présumée étrangère de l’agresseur. Elles prétendent que l’homme est naturalisé Irlandais. Des centaines de personnes se rassemblent au centre de la capitale irlandaise et la situation dégénère rapidement. On peut alors entendre des slogans comme “renvoyez-les chez eux” à l’encontre des migrants. Des faits qui ont surpris tant ils sont rares dans ce pays qui a connu une terrible guerre civile et qui connaît la paix depuis seulement 25 ans. Il est vrai qu’à ce moment-là, les demandes d’asile étaient en nette augmentation. 120 000 immigrés se sont installés sur l’île en 2022, d’après le Irish Times. Parallèlement, l’Irlande souffre d’une crise du logement et d’une hausse du coût de la vie.

L’agression du 23 novembre semble avoir été l’étincelle qui a mis le feu aux poudres. Une nouvelle fois, les migrants ont été le bouc-émissaire de la colère. Mais l’Irlande semble toujours être préservée de la montée de l’extrême-droite, contrairement à d’autres pays européens. L’idéologie constitue encore une minorité dans la grande île, mais une minorité bruyante. Cette affaire a en effet projeté le sujet de l’immigration sur le devant de la scène dans un pays qui, jusqu’alors, n’en faisait pas un thème de prédilection. Pour Fabienne Keller, députée européenne du groupe Renew, il est essentiel de “se saisir du sujet” [1]. Selon elle, c’est en chassant sur les terres de l’extrême-droite que les gouvernements pourront désolidariser une partie de son électorat. Briser l’omerta, “remettre ce sujet à sa juste place, changer de narratif sur l’immigration, [dénoncer] la rhétorique employée”, telles sont quelques solutions proposées par Damien Carême [2], députée européen au sein des Verts/ALE, pour rétablir une vérité falsifiée et réduire l’impact de l’extrême-droite sur l’opinion publique européenne.

L’extrême-droite profite largement de la peur que l’immigration a diffusée au sein des populations européennes. Dans un contexte éminemment anxiogène, trouver un coupable est facile. Les divers exemples décryptés dans ces quatre épisodes montrent que le rejet de l’immigration n’arrive jamais en première position. Il est bien souvent la cause de toute une autre série de déstabilisations qui font douter les individus et provoquent une réaction de protection. Mais le risque est bien réel et maintes fois démontré. Les élections européennes de juin vont certainement constituer une démonstration de l’évolution de la confiance dans l’UE par les citoyens européens et dévoiler l’impact des thèses de l’extrême-droite sur l’opinion publique. Reste encore à voir comment l’UE, ses dirigeants, ses Etats membres, et ses citoyens se serviront des leçons du scrutin de juin 2024.

Notes

[1Entretien avec l’auteur, le 22 décembre 2023.

[2Entretien avec l’auteur, le 18 janvier 2024.

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