(Re)penser l’Europe à travers la lutte des classes

Première conférence organisée par le Groupe d’études géopolitiques - Europe de l’ENS sur le thème « Une certaine idée de l’Europe »

, par Théo Boucart

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(Re)penser l'Europe à travers la lutte des classes
Toni Négri le 5 mars à l’Ecole Normale Supérieure - Crédit : Lola Salem - Groupe d’études géopolitiques

A l’heure où la pérennité du projet européen est de plus en plus remise en cause, où le débat public se concentre sur la résurgence des nationalismes, il est plus que jamais nécessaire d’élargir l’analyse de cette construction européenne pour en saisir les fondements, les contradictions et finalement, des clés pour sa survie. Première « leçon magistrale » donnée à l’École Normale Supérieure le 5 mars par Antonio « Toni » Negri.

Apporter un regard neuf sur l’Europe. Tel est le défi lancé à un philosophe de presque 85 ans, théoricien de l’opéraïsme, un mouvement italien d’extrême gauche selon lequel la classe ouvrière est le moteur du développement capitaliste devant nécessairement se transformer en communisme sans transition « socialiste ». Cette philosophie marxiste s’est développée en Italie dans les années 1960 autour des revues « Quaderni Rossi » et « Classe Operaia ».

Toni Negri est un philosophe politique « sur deux siècles » comme il s’amuse à le dire. Né en 1933 en plein régime fasciste, il milite dans sa jeunesse dans différents mouvements de gauche jusqu’à la gauche révolutionnaire qu’il n’a plus jamais quitté. Assimilé en Italie aux « années de plomb » et accusé d’avoir participé à l’assassinat de l’ancien Premier Ministre italien Aldo Moro par les brigades rouges, Toni Negri alterna les années derrière les barreaux et les années d’exil en France. Malgré un tempérament résolument contestataire, voire violent, il demeure un Européen fédéraliste convaincu, militant pour la disparition de l’État-nation, symbole selon lui du blocage persistant de la construction européenne.

Construire un nouveau projet de lutte sociale pour l’Europe

C’est en cette qualité que l’auteur « d’Empire » est venu expliquer sa vision de l’Europe d’aujourd’hui dans une salle pleine à craquer. La pensée développée pendant une heure n’a rien perdu de sa verve ni de sa puissance verbale, ce qui contraste assez nettement avec la placidité du personnage. La rhétorique marxiste utilisée tout au long du discours porte en elle une sonorité nouvelle pour moi qui suis né au milieu des années 1990, ou du moins, elle explique l’Europe en des termes qu’on n’a plus l’habitude d’entendre depuis presque 40 ans.

Ainsi l’Europe est à reconstruire selon Toni Negri. Difficile de ne pas adhérer à cette affirmation. La méthode communautaire ne fonctionne plus et pour y remédier, il faut défaire ce qui a été réalisé de manière technocratique : « pour construire l’Europe, il faut défaire l’Europe ». La lutte des classes, l’affirmation des travailleurs et de leur liberté de mouvement et d’action doivent se faire à tous les niveaux, dans les villes (nouveaux lieux de pouvoirs aspirant au fédéralisme), les fédérations d’États formant des blocs continentaux (dont la formation est intimement liée à la mondialisation) et enfin dans le monde entier (pour peut-être former une république mondialisée et internationaliste). Or, la convergence territoriale n’est plus à l’œuvre en Europe. Le centre que représente la Commission européenne à Bruxelles est en rupture avec la périphérie (le Sud et l’Est du continent) et l’espace Schengen est en crise. Comment, selon Negri, peut-on accepter la liberté de circulation des marchandises tout en refusant celle des migrants, donc des personnes ?

La démocratie européenne contre l’ordolibéralisme et les nationalismes

Toni Negri est formel, l’Europe s’est laissée piéger par la « machinerie néolibérale », active sur le continent à travers la doctrine ordolibérale et la bureaucratie bruxelloise. Celle-ci menace directement la démocratie européenne, surtout à l’occasion de la crise grecque, cas très parlant là encore de lutte des classes contemporaine. Pourtant, le capitalisme néolibéral est en crise, confronté à ses résultats désastreux. Ses ravages attisent le nationalisme, « le fascisme blanc », sévissant notamment en Europe de l’Est, mais également en France avec le FN ou en Italie, où les élections du 4 mars ont fait « ressurgir les fantômes réactionnaires du passé ». Là encore, la menace pèse sur la démocratie européenne et le lien avec la crise du parlementarisme est manifeste. Si nous ne sommes pas capables de former des jeunes générations pouvant penser l’Europe et la démocratie différemment, celle-ci court à sa perte.

Libérer l’Europe de l’ingérence impérialiste des États-Unis !

La référence à l’impérialisme américain n’est jamais loin dans le discours d’un militant de la gauche révolutionnaire. Pour Toni Negri, le projet d’unification européenne est dès le début un projet capitaliste, atlantiste même si profondément pacifiste. Les États-Unis asservissent les Européens par le biais de l’OTAN (et le Brexit pourrait représenter une bonne chose dans l’affaiblissement des liens transatlantiques…) et y sèment la division et la corruption (aidés par l’oligarchie capitaliste et les élites aveugles). Avec le déclin relatif de la puissance américaine, l’Europe se trouve à un point de rupture : elle doit s’émanciper et ne plus être cet instrument de division et de provocation.

Cette « leçon magistrale » d’une telle charge idéologique devait se confronter à une opinion différente. Qui de mieux que Pascal Lamy, ancien commissaire européen et président de l’OMC entre 2005 et 2013, pour jouer le rôle du contradicteur. Assis au premier rang, écoutant religieusement l’exposé, celui-ci, bien que n’étant pas d’accord « à 100% avec ce qui avait été dit », a néanmoins avoué qu’il était d’accord avec certaines choses exprimées par Negri : l’Europe doit trouver sa place dans la mondialisation, ce « processus irréversible », définir son identité et affirmer son unité.

Toni Negri inaugure le cycle de conférence « une certaine idée de l’Europe », un projet du Groupe d’études géopolitiques de l’ENS dont les conférences sont retransmises en direct dans plusieurs villes d’Europe. La diversité des idées exposées, contredites et défendues doit susciter une réflexion sur les racines du projet européen et sur les conditions de sa survie. Toutes les informations sur ce cycle de conférence sont à retrouver ici.

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