Siemens-Alstom : une fusion nommée raison

, par Théo Boucart

Siemens-Alstom : une fusion nommée raison
La fusion entre Alstom et Siemens est-elle la première étape d’un « Airbus du rail » ? CC - Marco Verch

Le 27 septembre dernier, les deux directions d’Alstom et de Siemens ont signé un accord prévoyant la fusion du constructeur français avec la branche ferroviaire du géant allemand, Siemens Mobility, concluant ainsi des mois de négociations pour créer un consortium capable de rivaliser sur les marchés mondiaux. Quels sont les enjeux de cette décision pour tous les acteurs concernés et quels sont les débats de fond suscités par ce cas de concentration industriel ?

Pour comprendre pleinement les raisons de cette volonté de fusionner, il faut remonter à 2015 et sortir du contexte purement européen. Cette année-là, le gouvernement chinois décide la création d’un géant ferroviaire à partir de deux entreprises publiques régionales baptisé China Railways Rolling Stock Corporation (CRRC). Avec un chiffre d’affaire annuel de presque 30 milliards d’euros et des subventions « à volonté » de la part du gouvernement chinois, la création de CRRC représente un bouleversement majeur sur le marché ferroviaire mondial.

L’un des objectifs du nouveau consortium chinois est la conquête du marché européen et particulièrement dans les pays de l’Est du continent, où les opportunités sont nombreuses. Le point d’ancrage de CRRC semble être la République tchèque qui a signé un accord pour construire des usines et ainsi créer des emplois. En outre, les prix proposés par CRRC sont extrêmement bas (environ 20 à 30% inférieurs à la concurrence). L’entreprise n’a en effet pas besoin d’être rentable, car elle est propriété du gouvernement chinois. Le risque de dumping social via des salaires chinois très faibles est donc grand.

La création de CRRC a poussé les constructeurs européens à agir

Cette nouvelle donne sur le marché a clairement poussé les concurrents de CRRC, l’allemand Siemens, le français Alstom et le canadien Bombardier, à la discussion dans l’objectif de former un consortium à la hauteur du défi posé par la Chine. En avril 2017, Siemens et Alstom ont commencé à discuter après des concessions réciproques (Alstom voulait notamment que les activités de signalisation ferroviaire de Siemens soient incluses dans les négociations) sans lesquelles les négociations auraient achoppé. Un accord a finalement été signé en septembre 2017 prévoyant la fusion de l’entreprise française avec la branche ferroviaire de Siemens, Siemens Mobility.

Quelle est la nature de ce « deal » ? S’agit-il d’une fusion « entre égaux » ou d’une absorption pure et simple d’Alstom par Siemens ? L’accord signé vise la création d’un géant européen du transport ferroviaire. Son chiffre d’affaire annuel serait de 16 milliards d’euros et il posséderait environ 8.5% des parts mondiales du marché ferroviaire, bien loin néanmoins des 21% de CRRC. D’importantes économies d’échelle (environ 800 millions d’euros) sont également à prévoir. Le consortium européen serait ainsi le numéro 2 mondial sur le marché de la construction ferroviaire mais le numéro 1 mondial sur celui de la signalisation ferroviaire. Cela peut paraître tout à fait anodin, mais ce dernier marché est extrêmement stratégique et en forte croissance. Il faisait l’objet d’un point d’achoppement possible lors des négociations.

Malgré la meilleure position d’Alstom par rapport à Siemens Mobility sur le marché européen (les deux entités possèdent environ le même chiffre d’affaires mais le carnet de commande du Français est plus rempli), tout porte à croire que Siemens prendra progressivement l’ascendant dans cette fusion. L’entreprise allemande sera majoritaire au capital et les Allemands seront majoritaires au conseil d’administration. Bien que ce soit uniquement Siemens Mobility qui fusionne avec Alstom, la branche allemande profitera en outre des effets de synergie du fait de son appartenance à Siemens, dont le chiffre d’affaire annuel s’élève à près de 80 milliards d’euros.

La France a tout de même obtenu quelques garanties à court terme. Le PDG du nouveau groupe sera Henri Poupard-Lafarge (l’actuel PDG d’Alstom), l’État français continuera de posséder une part importante du capital du consortium et surtout, il n’y aura pas de licenciements, notamment sur le site emblématique de Belfort. Ce dernier point pose deux problèmes. Premièrement, les garanties sont limitées à quatre ans (que va-t-il se passer après 2022 ?) et deuxièmement, n’est-il pas naïf de croire à des sauvegardes d’emplois alors que dans le même temps, on annonce de substantielles économies d’échelle ? (il y a forcément des « doublons » entre Siemens et Alstom, des sites qui produisent exactement la même chose ; en cas de fermetures d’usines, il y a fort à parier que ce soit l’Hexagone qui en pâtisse le plus).

Une aubaine politique pour Paris et Berlin

Toutefois, ce projet de fusion représente une véritable aubaine politique pour les gouvernements français et allemands, à la recherche d’un signal fort de coopération européenne dans le domaine industriel, alors que le projet de rachat des chantiers navals STX par l’Italien Fincantieri semble être dans l’impasse. N’a-t-on pas l’occasion unique de créer un « Airbus du rail » ? Ce succès est peut-être quelque peu instrumentalisé car rien ne prédestinait les deux anciens concurrents à s’unir dans un mariage de raison. Pendant longtemps, Siemens a même préféré dialoguer avec Bombardier.

Que va devenir le Canadien Bombardier ?

Justement, évoquons le cas de Bombardier. Si pour l’heure, la direction du groupe québécois affirme ne pas avoir peur de ce projet de fusion et ne craint pas de répercussions sur son carnet de commandes, il se pourrait qu’il doive fermer à terme des sites de production pour rester compétitif sur un marché qui serait dominé par des géants. Il est de ce fait intéressant de souligner que ce serait l’Allemagne qui souffrirait le plus de ces fermetures. Le Standort Deutschland est en effet le premier marché européen pour Bombardier. Finalement, si la fusion Siemens-Alstom suscite de nombreuses critiques en France, en Allemagne, la principale crainte est du côté des possibles décisions de Bombardier.

Cette fusion devra obtenir le feu vert de la DG concurrence

Ne brûlons pas les étapes pour autant. Pour être officialisée, la fusion devra obtenir l’aval de la Commission européenne. Ainsi, la Direction Générale concurrence doit étudier un ensemble de données pour voir s’il peut y avoir une concentration affectant la concurrence libre et non faussée, elle doit notamment déterminer le marché pertinent (le marché européen ou le marché mondial) pour étudier cette fusion, ainsi que les marchés sectoriels concernés (le marché des locomotives, celui des rames de métro, de la signalisation, etc.). Si elle identifie des risques de distorsions de concurrence, la DG peut exiger des garanties comme la cession d’actifs financiers.

Normalement, il n’y a aucune raison pour que la fusion entre Alstom et Siemens Mobility soit refusée, surtout si le marché mondial est retenu comme marché pertinent (ce qui est le plus probable). Même si CRRC n’est pas encore très présent en Europe, la DG concurrence doit aussi prendre en compte les dynamiques d’évolution, et de ce point de vue-là, la dynamique chinoise en Europe peut devenir très forte. C’est aussi dans l’intérêt de la Commission que d’autoriser la fusion. Les institutions européennes font actuellement face à une défiance croissante des citoyens européens qui leur reprochent un dogmatisme en matière de concurrence libre et non faussée (largement justifiée à vrai dire). Dans le même temps, il serait bon que la DG concurrence demande aux deux entreprises des garanties sur les économies d’échelle, et notamment sur le fait que celles-ci servent à investir dans des secteurs de haute technologie (ce qui est le cas de la signalisation ferroviaire).

Quid de la politique industrielle européenne ?

La fusion Siemens-Alstom représente un cas intéressant de concentration industrielle à plus d’un titre. Il pose en effet la question de l’équilibre souhaitable entre une politique de concurrence efficace, fidèle aux « dogmes bruxellois » et une politique industrielle de plus en plus nécessaire (le marché unique est très mal protégé du dumping agressif et des pratiques protectionnistes de certains pays) et qui était jusque-là largement proscrite dans les traités européens. Emmanuel Macron avait déjà tenté en juin dernier d’initier une politique commune en termes d’investissements stratégiques. Un échec pour le moment. L’existence du nouveau consortium européen pourrait-elle être une impulsion pour la réalisation d’un « Buy European Act » ? Affaire à suivre…

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