Syrie : tous pour un, chacun pour soi

, par Marine Delgrange

Syrie : tous pour un, chacun pour soi
La Chancelière allemande Angela Merkel et le président turc Recep Tayyip Erdogan, en 2016. Photo : Flickr - World Humanitarian Summit - CC BY-ND 2.0

Le 27 octobre, le Président turc Recep Tayyip Erdogan recevait à Istanbul Vladimir Poutine, Angela Merkel et Emmanuel Macron, à l’occasion d’un sommet sur la guerre civile en Syrie. Cette rencontre, inédite par la présence des deux partis principaux sur la question - Russie et Turquie - aux côtés des deux pays les plus influents de l’Union européenne, également membres du “small group” sur la question syrienne, se déroulait sous l’observation des Nations Unies et de leur envoyé Staffan de Mistura. Reste que l’absence des Etats-Unis et de l’Iran, eux aussi parties prenantes, mais également de l’Union Européenne, s’est ressentie.

Alors que les groupes rebelles ont énormément perdu du terrain, les quatre leaders souhaitent plus que jamais que la situation se stabilise. Le futur politique et constitutionnel de la Syrie était donc un sujet central du sommet, malgré de faibles attentes à l’aube du sommet : le porte-parole russe Dmitry Peskov insistait sur la nécessité de rester “réaliste” quant à ce qui peut être achevé au cours d’un sommet comme celui-ci. Pour cause, d’importants désaccords entre les chefs d’Etat quant aux instruments et aux tactiques à employer, et des intérêts difficilement conciliables. Malgré cela, la rencontre était plutôt inédite, et les quatre leaders se sont employés à afficher une volonté de coopération sans précédent, Emmanuel Macron allant jusqu’à souligner au cours de la conférence de presse la “convergence de travail” qui a été atteinte.

Les discussions entre les quatre chefs d’Etat se sont également concentrées sur la situation à Idlib, dernier bastion des groupes rebelles, qui abritait trois millions de personnes avant que la moitié ait fui à l’arrivée des forces gouvernementales. Vendredi dernier, sept civils sont morts à cause de tirs de pilonnage, ce qui constitue la perte la plus importante depuis l’arrêt des frappes aériennes russes à la mi-août.

L’accord d’Anasta

Ce sommet survient peu de temps après qu’Erdogan et Poutine ne soient parvenus, le mois dernier, à un accord de création d’une zone démilitarisée de 15-20 km, entre le territoire contrôlé par les rebelles à Idlib et les zones avoisinantes tenues par Damas, dénuée de tout type d’arme lourde et de tout combattant. Alors que le délai officiel pour quitter cette zone se terminait lundi dernier, les deux puissances ont dû accorder aux djihadistes un temps supplémentaire pour que la démilitarisation soit effective.

Pourtant, le Président turc reste optimiste : selon lui, “la coopération d’Astana était exemplaire”, et il compte bien porter cette énergie encore plus loin avec le sommet d’Istanbul. Il souligne les progrès réalisés par le biais du mémorandum, et rappelle que son respect est essentiel au maintien du cessez-le-feu, tout en ajoutant : “le calme à Idlib a fait renaître des espoirs”. Emmanuel Macron s’est de son côté engagé à ce que la communauté internationale veille au respect de l’accord et à la durabilité du cessez-le-feu, évoquant des “décisions délibérées de blocage qui ne sont pas acceptables”.

Cet élan de coopération diplomatique apparaît ainsi comme à l’aube d’un tournant crucial dans le conflit, alors qu’il fait rage depuis maintenant sept ans, portant à un total de plus de 360 000 le nombre de victimes. Retour sur les principales caractéristiques de cette guerre civile, afin de mieux comprendre les enjeux du sommet d’Istanbul.

Aujourd’hui, où en est le conflit ?

Après trente années de répression sous Hafez al-Assad, qui souhaitait à tout prix moderniser le pays à vive allure, son fils Bachar lui succède. Alors qu’il apparaît dans un premier temps comme un président plus libéral, le même schéma se reproduit. Par ailleurs, les al-Assad appartiennent à la minorité religieuse alaouite (12% des Syriens), et maintiennent un système de favoritisme qui nourrit le ressentiment de la majorité sunnite. En 2011, encouragés par les vagues de rébellion dans d’autres pays arabes, les citoyens syriens se soulèvent contre leur chef d’Etat et le système liberticide qu’il maintient à l’aide de ses forces armées. Alors que les révolutions sont un succès partout où elles ont lieu, dans le sens où elles aboutissent effectivement à la destitution des leaders, la révolution syrienne est durement réprimée. Les manifestations pacifiques laissent rapidement place à la constitution de groupes armés rebelles soutenus par l’Arabie Saoudite et qualifiés de terroristes par le gouvernement syrien. Au cours du temps, ces groupes s’organisent et obtiennent davantage d’armes. Pourtant, leur principale faiblesse tient dans le fait qu’ils n’ont en réalité en commun que leur haine du régime maintenu par Assad, combinée avec le soutien que Bachar al-Assad reçoit de la part de la Russie et de l’Iran, qui veut étendre son influence sur la région et limiter celle de son ennemi principal sunnite, l’Arabie Saoudite. Et sans oublier l’intervention d’autres milices chiites aux côtés du gouvernement, l’alaouisme étant une branche du chiisme. De fait, les groupes rebelles subissent de nombreuses défaites et perdent du terrain.

Aujourd’hui, on estime que les forces gouvernementales sont responsables de la plupart des morts. Toutefois, les groupes rebelles ont aussi tué de nombreux civils au nom de la révolution, et entraîné leur déplacement massif. Par ailleurs, avec la progression du conflit, les seules groupes rebelles encore actifs sont pour la plupart des islamistes extrémistes. Au nord, les Kurdes (YPG), soutenus par les Etats-Unis, contrôlent la région de Rojava, et cherchent à obtenir leur propre Etat. Ils sont donc combattus par la Turquie, qui voit dans ce mouvement une menace à l’intégrité de son territoire et au maintien de ses frontières. Alors même qu’ils financent l’armée libre syrienne, un groupe rebelle considéré comme djihadiste, les Turcs collaborent donc avec la Russie sur la question kurde.

A noter également, l’influence d’Israël au sud, pour qui la menace principale reste l’influence grandissante de l’Iran, qui finance le Hezbollah. Daesh est quasiment éradiqué de Syrie, ne subsistant plus qu’au Nord-Est du pays, et ce en grande partie grâce à l’action des forces démocratiques syriennes, groupe armé principalement constitué de Kurdes.

Vers un comité constitutionnel comme base symbolique de l’après-guerre ?

Ainsi, de nombreux intérêts divergents entrent en jeu dans le conflit syrien, qui sert également de guerre proxy pour un certain nombre de puissances étrangères. Parvenir à des décisions d’action commune s’annonçait donc un défi plus qu’important à l’occasion du sommet d’Istanbul.

Parmi les sujets évoqués par les quatre leaders, la nécessité de maintenir le cessez-le-feu, notamment via la supervision de la bonne mise en place de la zone démilitarisée. Selon les groupes humanitaires qui interviennent sur place, le maintien de l’arrêt des combats est essentiel, afin d’éviter “la plus grosse catastrophe humanitaire depuis le début du conflit”. La question des réfugiés a aussi été largement discutée, en particulier parce qu’elle concerne de près la France, l’Allemagne, et surtout la Turquie, qui accueille plus de 3,9 millions de Syriens. A l’ordre du jour : permettre un meilleur accueil des réfugiés fuyant le conflit, mais également le retour digne et volontaire de ceux qui le souhaitent.

Les quatre chefs d’Etats présents ont ensuite réaffirmé, lors de la conférence de presse, la décision de former un “comité constitutionnel” présidé par la Syrie, décision qui avait été prise à Sochi lors du congrès national syrien, les 29 et 30 janvier derniers. Celui-ci serait composé pour un tiers de membres du régime, pour un tiers de représentants des groupes rebelles, et pour le reste d’indépendants. Il serait chargé d’élaborer une nouvelle constitution pour la Syrie. Les chefs d’Etat ont appelé à sa formation et sa réunion d’ici la fin de l’année, “si les circonstances le permettent”.

Cependant, rien n’est joué d’avance. Le chef de la diplomatie syrienne Walid Mouallem a d’ores et déjà annoncé que le gouvernement syrien refusait que la liste des parties indépendantes soit constituée par l’ONU, et insiste pour que les trois pays garants du processus d’Astana (Russie, Turquie et Iran) puissent être à l’initiative de cette liste. Cette décision du gouvernement syrien est révélatrice de l’influence décroissante des Nations Unies et des pays occidentaux dans le processus de paix, puisque les négociations parallèles menées par Téhéran, Moscou et Ankara ont largement éclipsé les négociations onusiennes. La principale limite à l’action efficace du Conseil de Sécurité de l’ONU reste d’une part le blocage systématique des décisions par la Russie et la Chine, d’autre part l’obligation de respecter la souveraineté de la Syrie et le gouvernement en place.

Derrière la diplomatie se cachent encore les intérêts de chacun

Selon le politologue Salam Kawakibi, du Centre arabe de recherche et d’études politiques de Paris, la volonté de coopération affichée n’est qu’une façade, et la création de ce comité constitutionnel est une fuite en avant, qui montre que les quatre leaders ne sont pas vraiment parvenus à une solution. De fait, la Syrie a une constitution depuis 1963, qui n’a pour autant été appliquée ni par Bachar al Assad, ni par son père avant lui.

Et c’est lors des discours d’ouverture de la conférence de presse que les divergences de points de vue se sont le plus ressenties : chacun à leur tour, les chefs d’Etat n’ont pas manqué de souligner leurs préoccupations et leur vision du jeu. Vladimir Poutine a clairement réaffirmé son soutien à Bachar al-Assad, qualifiant l’attitude du gouvernement de “constructiviste”, qui doit “être inclus dans les résolutions”, tout en qualifiant les groupes rebelles d’“éléments radicaux” qui “doivent encore être épurés”. Pour lui, si le processus d’Astana “a permis d’épurer une grande partie des terroristes”, au moindre signe du non-respect de la zone de démilitarisation, “la Russie soutiendrait le gouvernement dans l’éradication de ces éléments”. Quant à sa vision de l’après-guerre en Syrie, il pense qu’une paix durable ne pourra être atteinte “que par la voie diplomatique, en maintenant la souveraineté de la Syrie et en respectant ses principes”.

Pour Recep Tayyip Erdogan, c’était sans surprise la question des réfugiés et de leur retour en Syrie qui a occupé une place centrale dans son discours, ainsi que le succès des opérations “bouclier de l’euphrate” et “rameau d’olivier”, qui ont permis la défense des 911 km de frontière commune avec la Syrie. Quoi qu’il en soit, le sommet va aider le président turc sur deux fronts : en se plaçant dans une position d’alliance et de proximité idéologique avec la France et l’Allemagne sur la question syrienne, il normalise ses relations avec l’Europe et montre qu’il peut être un partenaire intéressant, malgré le fossé qui s’est creusé avec l’Union européenne depuis le coup d’état manqué de 2016. En effet, si l’UE a affirmé son soutien envers les institutions démocratiques turques à cette occasion, la mise en place de l’état d’urgence en Turquie a été pour le gouvernement prétexte à un nombre élevé d’arrestations et de détentions injustifiées.

Emmanuel Macron quant à lui n’a pas manqué de réaffirmer sa priorité : la guerre contre le terrorisme. Tentant de se placer en médiateur entre la Turquie et la Russie, il souligne que la guerre en Syrie est en fait composée de deux guerres : l’une contre le régime, l’autre contre les rebelles. A Vladimir Poutine, il n’oublie pas de glisser qu’il compte sur lui pour exercer une pression sur le gouvernement syrien qui “lui doit sa survie”, ajoutant qu’”aucune utilisation d’armes chimiques ne saurait être tolérée”. Pour Angela Merkel, des démarches doivent être entreprises pour permettre l’organisation d’élections libres, auxquelles pourraient voter tous les Syriens, y compris ceux qui ont fui le pays depuis le début de la guerre.

Aujourd’hui, le manque de réelle avancée dans les négociations tient également dans le fait que les rebelles ayant reculé de façon significative et Assad ayant le soutien de la Russie et l’Iran, il est très peu probable qu’il soit forcé de quitter le pouvoir. Par ailleurs, s’il était amené à le faire, la question de sa succession laisse présager une instabilité et une incertitude encore plus grandes. La possibilité que ce qui en ressortirait soit pire légitime l’attitude de la Russie, qui par ailleurs fait souvent valoir que le printemps arabe n’a en rien amélioré la stabilité des régimes des pays du Moyen-Orient. Enfin, la naissance et l’expansion de l’Etat islamique a quelque peu éclipsé la question.

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