10 ans de la disparition de Vaclav Havel : Retour sur un destin européen

, par Jules Bigot

10 ans de la disparition de Vaclav Havel : Retour sur un destin européen
Crédits : Oldřich Škácha (photo de gauche, source : Librairie Vaclav Havel), Jules Bigot (photo centrales) et domaine public (reste, source : Flikr). Montage : Jules Bigot

Ce 18 décembre la République tchèque, l’Europe et le monde commémorent une figure emblématique des mouvements pour la liberté : Vaclav Havel, disparu il y a 10 ans. Son héritage et ses combats sont toujours vivants et vibrants aujourd’hui, en témoignent les innombrables slogans à son effigie brandis et scandés lors des commémorations de la révolution de Velours à Prague, le 17 novembre dernier, qui rendaient hommage aux étudiants morts sous l’occupation Nazie et à ceux s’étant levés, en 1989, contre le régime communiste. Véritables célébrations de la liberté, c’est tout naturellement que ces manifestations ont fait de Vaclav Havel le symbole de cette valeur émergée de la révolution, initiatrice d’une construction est-européenne chère à l’ancien dirigeant.

Premiers pas

Né un 10 octobre 1936 à Prague, Vaclav Havel est issu d’une famille bourgeoise d’entrepreneurs et d’industriels tchèques. Il grandit en pleine Seconde Guerre mondiale alors que le territoire tchécoslovaque est occupé par les troupes nazies. Alors que la guerre prend fin un peu partout en Europe au milieu des années 1940, une nouvelle période d’occupation s’ouvre pour la République tchécoslovaque. Le 9 mai 1949, alors qu’il n’a que 11 ans, le jeune Havel voit son pays devenir une République populaire embrassant les principes socialistes de l’Union soviétique voisine. Bien que la Tchécoslovaquie ne se soit pas transformée en République socialiste soviétique comme d’autres pays est-européens, la classe bourgeoise tchécoslovaque n’est pour autant épargnée. Exproprié de ses biens, le père de Vaclav Havel, entrepreneur en construction, est relégué au rang de simple fonctionnaire de la nouvelle République. Du fait de la classe sociale de ses parents, Havel est privé d’éducation secondaire par le régime communiste. A son domicile cependant, il continue d’avoir accès à la riche bibliothèque de ses parents qui lui permet de se faire sa propre éducation. À défaut de pouvoir étudier ce qui le passionne, il réalise un apprentissage dans un laboratoire en chimie. En 1959, après un service militaire de 2 ans, il réalisera sa première pièce de théâtre La vie devant soi. Il est ensuite embauché comme éclairagiste au Théâtre ABC. Déjà sensibilisé à cet univers culturel par sa mère Božena, elle-même artiste et qui veillait à l’éducation intellectuelle de ses enfants, Vaclav Havel ne quittera plus ce milieu.

Il écrit de nombreuses pièces de théâtre et essais durant les années 1960. En 1960 il publie Soirée en famille, une pièce qui dépeint la vie déplorable d’une famille appartenant à la classe moyenne dans une société qui ressemble à la Tchécoslovaquie. En 1963 Fête en plein air est jouée, pièce dans laquelle Vaclav Havel explore les effets déshumanisants des slogans et du langage idéologisé du système bureaucratique dans lequel son personnage Hugo Pludek évolue. Cette thématique du langage de la bureaucratie est également au coeur de 2 pièces parues en 1965, Mémorandum et Le rapport dont vous êtes l’objet. Dans la première, l’auteur tourne en dérision un système bureaucratique tentant de mettre en place une nouvelle langue, la Ptydepe, qui vise à faire disparaître les émotions du langage. Cette étude et cette critique du système bureaucratique faite par Vaclav Havel dans ses écrits à cette période s’inscrivent à la fois dans une réalité que lui et ses concitoyens vivent autant que dans une “tradition“ littéraire initiée entre autres par Franz Kafka dans des ouvrages tels que Le procès ou encore Le château. En 1967 il sera diplômé de l’école des arts du spectacle de Prague. De fait, son théâtre, sous ses parures absurdes et burlesques, aura un réel rôle politique, comme il le dira lui-même quelques années plus tard : “la tâche du dramaturge, du moins telle que je la sens et la pratique, n’est pas de faciliter la vie du spectateur en lui montrant des héros positifs dans lesquels il peut mettre son espoir ni de lui donner un sentiment d’apaisement parce qu’il croit en sortant du théâtre que ces héros feront tout à sa place. Cela lui rendrait bien un mauvais service […] j’essaie de lui poser des questions devant lesquelles il ne devra pas s’esquiver […] de lui montrer sa misère, ma misère, notre misère commune. Et de lui rappeler par là qu’il est grand temps de bouger“ . C’est de cette façon qu’il participe donc durant ces années 1960 à la lutte engagée par la société tchécoslovaque contre l’autorité communiste, combat qui conduira notamment au Printemps de Prague. L’échec de ce mouvement social et l’ouverture de la période dite de “normalisation“ qui durera jusqu’à à la chute du régime communiste ne démoralisera ni ne démobilisera Havel et ses camarades, ces derniers faisant prendre alors à leur engagement une tournure plus politique.

Des planches à la prison

Du monde artistique au monde politique il n’y a à cette époque qu’un pas. Un pas que Vaclav Havel franchit le 8 avril 1975 lorsqu’il publie une lettre ouverte au Président Gustav Husák. Arrivé au pouvoir à la suite de l’échec du Printemps de Prague lors de l’invasion de la ville par les troupes du Pacte de Varsovie, Husák s’applique à instaurer la “normalisation“, une politique de retour à la situation avant-1968, rétablissant le contrôle de la société par le Parti Communiste tchécoslovaque. Dans cette lettre ouverte pleine de verve Havel dénonce les effets néfastes de la politique du Parti communiste sur la société : la peur, qui agirait comme vecteur directeur du comportement conciliant des individus envers le Parti, l’indifférence et la “passivité spirituelle“ de la société due au manque de perspectives offertes par l’avenir communiste. Estimant que cet état des choses est voué à provoquer une “crise de l’identité humaine“->ibid], Vaclav Havel demande à la fin de cette lettre ouverte au Président d’évaluer son “degré de responsabilité historique“ dans l’effondrement moral de la société et d’agir en conséquence. Il se démarque une fois de plus pour son combat contre le régime communiste et la politique de “normalisation“ quelques années plus tard, à la suite du mal-nommé procès du groupe de rock alternatif Plastic People of the Universe. En septembre 1976, quatre membres ou proches du groupe des Plastic People sont arrêtés, jugés et condamnés à de la prison pour “atteinte organisée à la paix“. Vaclav Havel se mobilise contre cet emprisonnement considéré par beaucoup comme une attaque à la liberté d‘expression et plus largement à la liberté de penser.

La Charte 77

Quelques mois plus tôt, le 1er août 1975, 35 États dont la Tchécoslovaquie signent les accords d’Helsinki, lesquels prévoient que les signataires “respectent les droits de l’homme et les libertés fondamentales, y compris la liberté de penser, de conscience“. Entrés en vigueur dans le droit tchécoslovaque l’année suivante, nombre d’artistes directement concernés par ce texte estiment que les engagements pris à Helsinki ne sont pas respectés, et prennent pour preuve le procès des proches du groupe Plastic People. Pour protester contre cette violation des droits et plus largement contre le régime, cinq hommes, tous issus du milieu intellectuel se réunissent en décembre 1976 pour rédiger la Charte 77. Dans ce document Vaclav Havel, Zdeněk Mlynář, Jan Patočka, Pavel Kohout et Jiří Hájek en appellent à une responsabilité partagée entre citoyens et gouvernants dans la mise en application et le respect de ces droits fondamentaux. C’est tout le sens qu’ils donnent à leur Charte 77, laquelle est définie comme “une communauté libre, informelle et ouverte de personnes […] unies par la volonté de travailler individuellement et ensemble pour le respect des droits civils et humains dans notre pays et dans le monde“. Patočka, Havel et Hájek sont nommés porte-paroles de la Charte. Le 14 Janvier, quelques jours après sa publication et la fin de la récolte des signatures, Vaclav Havel est emprisonné une première fois , accusé pour sa lettre ouverte au Président Husák et sa participation à la Charte 77 de crime de subversion de la République. La Charte n’a alors reçu que 242 signatures. La réaction des autorités à la suite de sa publication démontre bien le potentiel de mobilisation que celle-ci pouvait avoir. Au cours de son deuxième séjour en prison, long de 4 ans, le prisonnier politique correspond avec sa compagne au moyen de lettres, les Lettres à Olga. Publiées en 1990, ces lettres sont un exutoire pour Havel tant sur le plan intellectuel que personnel, et l’ancien dirigeant de dire plus tard de ces correspondances qu’elles étaient “le point fixe du monde réel, l’unique espoir et l’unique certitude que la vie a un sens“. Dans les mots de Jean Picq “la correspondance avec Olga est pour le dramaturge une expérience d’écriture, pour le dissident un témoignage civique, pour l’homme un moyen de donner un sens à son emprisonnement“. Libéré en 1982 pour cause de problèmes de santé, Havel effectue un dernier séjour en prison au début de l’année 1989. Le 16 janvier 1989 des commémorations à la mémoire de Jan Palach, étudiant tchèque qui s’était immolé par le feu 20 ans plus tôt pour dénoncer l’occupation soviétique de la Tchécoslovaquie, ont lieu sur la Place Venceslas à Prague. Pour sa participation à ces rassemblements, Vaclav Havel est à nouveau condamné à de la prison ferme. L’année 1989 sera décisive tant pour Vaclav Havel que pour le mouvement qu’il incarne et la Tchécoslovaquie dans son ensemble.

La révolution de Velours

Lorsque Havel sort de prison en mai 1989, le régime tchécoslovaque montre déjà des signes de faiblesse. Une pétition initiée par la dissidence réclamant des réformes démocratiques et une liberté accrue récolte plus de 40 000 signatures en juin tandis que la contestation contre le régime en place prend une place de plus en plus importante dans les diverses manifestations à travers le pays. La chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989 apparaît être alors un autre signe de fébrilité de l’édifice communiste à l’est de l’Europe. C’est dans ce contexte que la journée du 17 novembre approche à Prague et en Tchécoslovaquie. Traditionnelle fête des étudiants commémorant la mort de Jan Opletal, tué par les Nazis en 1939, le régime communiste autorise les manifestations à cette occasion. Le vendredi 17 novembre 1989 des milliers d’étudiants tchèques sont dans la rue. La manifestation prend une tournure politique, les manifestants brandissant et scandant des slogans anti-communistes tandis que certains appellent à la grève générale. Du fait de son engagement passé, la figure de Vaclav Havel est également omniprésente dans les manifestations. Celles-ci se poursuivent le lendemain puis le surlendemain. Le 19 novembre est créé le Forum Civique. Destiné à rassembler les divers groupes de dissidents actifs à cette époque afin d’en coordonner les activités, cette plateforme appelle à la démission du Président Husák et à la libération des prisonniers politiques. Quelques jours plus tard les figures de proue du mouvement (à l’exception de Vaclav Havel qui ne fut pas invité) rencontrent le Premier ministre Ladislav Adamec dans une volonté d’apaiser les tensions alors que les manifestations ne désemplissent pas. Malgré cette absence acceptée par Havel lui-même, il reste l’une des figures les plus en vue du mouvement, et prononce le premier discours au nom du Forum Civique le 22 novembre sur la Place Venceslas. Tout va ensuite s’enchaîner très vite. Le 24 novembre, le Secrétaire général du Parti Communiste tchécoslovaque Miloš Jakeš démissionne. Le 26, après des discussions avec le Forum Civique (dont Havel) Adamec prononce un discours devant des manifestants peu réceptifs. Il démissionne le 7 décembre, suivi par le Président Husák qui quitte ses fonctions le 10. Le Forum Civique atteint donc l’un de ses objectifs : la chute des plus hauts représentants de l’État, obtenue en quelques semaines seulement. La nouvelle donne politique prônée par la dissidence a désormais le champ libre.

La présidence

Du fait de son engagement dans la dissidence au cours des décennies précédentes, Vaclav Havel s’impose comme candidat évident à la succession de Husák. Le slogan “Havel au château“ était répété à longueur de cortège et il n’y avait à vrai dire pas de figure plus populaire et médiatique que Vaclav Havel dans les rangs du Forum Civique. Peu à l’aise à l’idée de devenir Président, Havel doit s’y résoudre lorsqu’il est désigné candidat par le Forum et la Société contre la violence (pendant slovaque du Forum Civique) début décembre. L’élection approchant, deux candidats se distinguent dans les négociations. Vaclav Havel, l’évidence populaire, et Alexander Dubček, dirigeant tchécoslovaque lors du Printemps de Prague. Les inimités en Husák et Dubček propulsent Havel comme favori de l’élection. Vaclav Havel fut élu le 29 décembre 1989 à 100% des voix par une Assemblée fédérale désormais dirigée par Alexander Dubček. Cela marqua la fin et le succès de la révolution de Velours.

Une nouvelle période s’ouvre alors. D’abord marquée par le discours du nouvel an 1990 de Vaclav Havel, un discours remarquable qui commence par une description amère de la société post-communiste et qui permet au nouveau président d’esquisser les contours de la République en laquelle il croit : “Je rêve d’une république indépendante, libre et démocratique, une république économiquement prospère mais socialement juste, en bref d’une république humaine qui sert l’individu en espérant que l’individu la servira ensuite. Une république de personnes épanouies, car sans ces personnes il est impossible de résoudre nos problèmes humains, économiques, écologiques, sociaux ou politiques“. Havel conclut ce discours sur ces mots gravés dans l’histoire tchécoslovaque : “Ton pouvoir, peuple, est revenu entre tes mains ! “ . Dans un discours tout autant remarqué au Congrès américain le 21 février, Havel évoque le processus “historique irréversible“ de désoviétisation de l’Europe centrale et orientale. Le 29 mars 1990 la République socialiste tchécoslovaque est renommée République fédérative tchécoslovaque. La page communiste est tournée. En avril de la même année se tient une rencontre entre la Tchécoslovaquie, la Hongrie et la Pologne prélude d’une structure qui sera très chère à Vaclav Havel, le groupe de Višegrad. Enfin la période de transition touche à sa fin à l’aube de l’été 1990 avec des élections législatives très réussies en juin (96% de participation) donnant lieu à une victoire du Forum Civique, suivi d’élections présidentielles en juillet qui reconduisent Vaclav Havel à la tête du pays.

Le mandat suivant de Havel est marqué par la dissolution de la Tchécoslovaquie. Le 17 juillet 1992 à la suite d’élections couronnées de succès pour les partis indépendantistes slovaques, une déclaration d’indépendance est signée. Vaclav Havel, opposé à cette perspective, annonce sa démission dans les heures qui suivent. Le 31 décembre 1992 la République fédérative tchécoslovaque est dissoute, donnant naissance à la Slovaquie et à la République tchèque. Lors des élections présidentielles de janvier 1993 Vaclav Havel est élu président de la nouvelle République tchèque. Il reste au pouvoir jusqu’en février 2003. Son passage au château - palais présidentiel tchèque - sera marqué par une orientation très européenne et atlantiste. Havel se démena pour faire adhérer son pays à ces grandes organisations internationales. En mars 1999 la République tchèque adhérera à l’OTAN tandis que l’adhésion à l’Union européenne se fera peu après le départ de Havel de la présidence, en mai 2004.

Havel, l’européen

Bien que cette adhésion à l’Union européenne intervienne après le départ de Havel, il en aura été l’un des architectes principaux. C’est en effet sous sa présidence que les critères de Copenhague seront acceptés est mis en œuvre, ce qui permettra le 23 janvier 1996 à la République tchèque de demander officiellement l’adhésion à l’Union européenne.

Havel avait également une réelle vision de la construction européenne. Dès le 21 février 1990 lors de son discours devant le Congrès américain, il évoquait une “structure pan-européenne“ qu’il espérait voir aboutir, visant à garantir la sécurité des européens afin que les soldats américains n’aient “plus besoin de monter la garde pour protéger la liberté en Europe“. Le 3 mars 1999 il était invité au Sénat à Paris et prononça un discours qui restera fameux pour sa coloration européenne. Dans ce discours, Havel appelait à “une parlementarisation et une fédéralisation progressive“ de l’Europe mais également à la rédaction d’une véritable constitution européenne “pas très longue mais intelligible pour tous“. Cette parlementarisation devait également conduire à la création d’un véritable Sénat européen. Il proposa aussi d’abandonner la représentation nationale imposée au sein de la Commission européenne, au profit d’une sélection basée sur les compétences uniquement. En écho à la structure pan-européenne évoquée précédemment, Havel appelait également dans un de ses livre à ce que l’Union européenne se dote d’une “tête claire“, d’un dirigeant clairement identifié comme tel. Ces propositions démontrent l’intérêt que portait Vaclav Havel pour la construction européenne, mais également le caractère visionnaire de sa conception de l’Europe. Certaines de ces propositions étaient en effet présentes dans le Traité établissant une Constitution pour l’Europe qui échoua en 2005, mais plus encore toutes ces propositions sont aujourd’hui portées et promues par les citoyens européens lors de la Conférence sur l’Europe qui se tient en ce moment et par des organisations non-gouvernementales telles que l’Union des Fédéralistes Européens. Cet activisme en faveur de la construction européenne lui vaudra un prix Érasme en 1986 mais également d’avoir un prix du Conseil de l’Europe récompensant des défenseurs des droits humains et un bâtiment du Parlement européen portant son nom. Son héritage européen et atlantiste est revendiqué par la nouvelle coalition au pouvoir en République tchèque, laquelle évoque dans son contrat de coalition vouloir renouer avec l’héritage Havélien en matière de politique étrangère.

A l’occasion des commémorations des 10 ans de la mort de Vaclav Havel, il parait donc important de rappeler non seulement son engagement en faveur de la liberté et des droits de l’Homme, mais également de son engagement en faveur du projet européen, lequel est également porteur des libertés qu’il chérissait.

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