Le Taurillon : Linguistiquement parlant, quelle est la différence entre l’appellation Biélorussie et celle de Bélarus ? Pourquoi utiliser l’une plutôt que l’autre ?
Virginie Symaniec : Le premier terme est une des traductions possibles en français du terme féminin « Belarus’ », tandis que le second est une pseudo-transcription de ce même terme adapté – je n’ai jamais très bien su par qui d’ailleurs - aux règles de la grammaire française (ex : les mots en us ne supportent pas le féminin ; le graphème [e] se prononcerait [é], etc.).
Peut-on parler d’une culture bélarussienne ?
Virginie Symaniec : Pourquoi ne pourrait-on pas en parler ? La vraie question qui se pose est à mon sens plutôt de savoir comment en parler et ce que l’on entend par le mot « culture ». Il existe des dizaines de définitions de ce terme : parle-t-on d’un système de valeurs commun à une population résidant au sein d’un même État ? De quelque chose qui serait de l’ordre d’une « essence » ou d’une « nature » et qui se joue en dehors du libre-arbitre des individus ? Ou bien simplement d’une politique mise en œuvre par les pouvoirs publics ?
De même, les notions de « biélorussité », de « biélorussianité » et de « bélarussianité » ne font en aucun cas référence à la même « culture » et encore moins à des politiques culturelles similaires. Le fait de les confondre pose de réels problèmes méthodologiques. Leur place en Europe centrale et orientale a été différente selon les époques et elles présupposent par ailleurs des traitements distincts des notions de slavicité et de russité.
Par le passé, la culture biélorussienne a pu avoir une grande importance, par exemple à l’époque du Grand Duché de Lithuanie…
Virginie Symaniec : Encore une fois, ne mélangeons pas tous les plans. Le grand-duché de Lithuanie a été un vaste État européen jusqu’à ce qu’il soit rayé de la carte avec le Royaume de Pologne, lors des partages successifs de la Pologne-Lithuanie par la Russie, la Prusse et l’Autriche en 1772, 1793 et 1795. La majeure partie de ce qui avait composé le territoire de ce duché à dater du XIIIème siècle est alors revenu à la Russie.
Confondre la Biélorussie contemporaine ou la « culture biélorussienne » avec cet État ancien, multilingue, multiconfessionnel et dynastique, c’est adopter la démarche qui consiste à créer du passé antérieur à une entité présente qui n’a obtenu ses frontières actuelles qu’en 1945 à Yalta. Entre l’annexion du grand-duché de Lithuanie, Yalta et la fin de l’URSS, il s’est passé bien des choses qu’il serait anhistorique de balayer d’un revers de main.
Je pense notamment au fait que c’est dans le cadre de l’empire de Russie que naissent les concepts modernes de Belarussija (en russe) et de Belarus’ (en biélorussien), lesquels ne recouvrent ni les mêmes territoires ni les mêmes populations. La formation d’un État biélorussien moderne me semble bien plus redevable au développement de ces concepts qu’à l’histoire du grand-duché de Lithuanie en tant que tel.
Parmi les historiens contemporains de la Biélorussie, il existe pourtant bien une école de pensée qui valorise l’idée que le grand-duché de Lithuanie aurait été un proto-État biélorussien. Pourquoi ? Parce que la langue écrite du grand-duché de Lithuanie fut longtemps le ruthène et que cette langue a été par la suite couramment associée par des non-linguistes de Biélorussie à du vieux-biélorussien.
Il se trouve que certains ukrainiens, en s’inspirant exactement des mêmes documents, associent la même langue à du vieil-ukrainien et que certains russes vont encore y voir une forme de vieux-russe. Au début du XIXème siècle, des grammairiens polonais tels que Samuel Linde prenaient encore la même langue pour une variante de polonais, mais cyrillisé. Dans tous les cas, nous n’avons aucune preuve qu’un même terme peut être rapporté à un même référent lorsque nous parlons du passé.
Même si l’on admettait de confondre le ruthène écrit et profane du XVIIème siècle avec du biélorussien ancien, ce qui n’aurait aucune valeur linguistique, cela ne permettrait en aucun cas d’affirmer avec certitude que cette langue des actes et de l’administration était bien la preuve qu’une « culture biélorussienne » au sens moderne du terme existait au sein du grand-duché de Lithuanie. Cet État fut fondamentalement pluriglosse et il serait totalement anachronique d’y rapporter les idées puristes et modernes de « biélorussité » (nationalisme russe anti-polonais) ou de « biélorussianité » (nationalisme blanc russien anti-russe).
En revanche, que le développement d’une concurrence entre ces nationalismes appartienne à l’histoire de l’Europe ne fait aucun doute, car c’est bien à cette échelle que s’est également jouée la modernisation du tracé d’une frontière radicale entre Orient et Occident Européen. C’est encore dans la même région que passe aujourd’hui une partie du tracé de la frontière orientale de l’Europe. Comprendre l’histoire de ce tracé frontalier, c’est également comprendre les raisons qui ont conduit à légitimer l’avènement d’un État biélorussien à la fin du XXème siècle.
Quels ont été les facteurs qui ont conduit à ce que la culture bélarussienne perde sa place au profit d’autres cultures ?
Virginie Symaniec : Il est impossible de défendre la thèse que la « culture biélorussienne » aurait historiquement « perdu » du terrain au profit d’autres cultures. L’idée de « culture biélorussienne » dans son sens puriste fait référence à une « nature » plutôt qu’à un concept construit au fil de multiples controverses politiques et de conflits militarisés. C’est une idée relativement récente dont on peut dater la naissance aux années 1810 et le développement, pour des raisons très pragmatiques, aux années 1860.
Depuis, ce concept de « culture biélorussienne », fondé sur l’existence d’une langue du même nom indexée sur une matrice linguistique russe (et non plus polonaise comme ce fut le cas pour l’idée de ruthénité), n’a au contraire pas cessé de gagner du terrain sur les idées, notamment, de cultures russe et polonaise. Ne devrait-on donc pas plutôt chercher à comprendre quels sont les facteurs qui ont justifié cette progression, jusqu’à légitimer l’avènement d’un État biélorussien couvrant aujourd’hui pour partie (car il ne faudrait pas oublier les pays Baltes et l’Ukraine) cet espace mer Baltique – mer Noire que se sont tant disputées les grandes puissances européennes ?
Le public sera peut-être surpris d’apprendre qu’il y a une véritable langue bélarussienne. En quoi est-elle différente du russe ? Quelle est actuellement sa situation par rapport à la langue russe ?
Virginie Symaniec : En quoi les langues romanes sont-elles différentes ? Sera-t-on surpris d’apprendre qu’il existe des différences entre le français, l’italien ou l’espagnol ? Qu’y a-t-il de surprenant dans le fait que le biélorussien, l’ukrainien et le russe se ressemblent ? Sera-t-on étonné d’apprendre qu’il existe une « véritable » langue tchèque ? Ou une « véritable » langue russe ? Ou une « véritable » langue française ? Que signifie d’ailleurs « véritable » ? Ce n’est pas une question linguistique. Peut-être souhaitiez-vous parler de langue normée, littéraire, standard ?
Le russe et le biélorussien sont à égalité, précise la Constitution, les deux langues officielles de l’État biélorussien contemporain. L’histoire récente a toutefois montré qu’il existe toujours une forte concurrence entre les deux langues, lorsque celles-ci sont comprises comme devant être des symboles du positionnement politique des individus. Ceci s’explique certainement par le fait que la question de la langue a longtemps été utilisée, en Biélorussie, comme un instrument de censure au service du maintien de régimes autoritaires. La violence qui a découlé du traitement politique des questions linguistiques a profondément marqué les individus.
Tout le monde sait quand il faut parler le russe et quand on peut parler le biélorussien en Biélorussie, même si la situation semble parfois, a priori, bien plus détendue de ce point de vue qu’à l’heure du premier mandat d’Alexandre Loukachenka (ndlr : Loukachenko, graphie la plus usitée, est la transcription de ce nom lorsqu’il est écrit en russe).
Ceux qui ont été stigmatisés par le régime loukachévien comme des ennemis intérieurs dans leur propre pays du seul fait de vouloir parler leur langue ne peuvent toutefois pas considérer cette question comme tout à fait résolue et on aurait tort de penser que cela ne concerne qu’une minorité séparatiste.
Pourriez-vous nous indiquer quelques noms importants de la culture bélarussienne ?
Virginie Symaniec : Ianka Koupala, Iakoub Kolas, Valentin Smychlaev, Marc Chagall, Ouladzimir Karatkiévitch, Vasil Bykaù, Ales Adamovitch, Ioury Pen, Rygor Baradouline, Svetlana Alexiévitch, Adam Globus, Alekseï Andreev, Artur Klinaù, Mikola Piniguine, Victor Manaev, Ales Razanaù, Tatiana Markhel, Ioury Khatchevatsky, Staniouta… Des Russes, des Biélorussiens, des juifs, des orthodoxes, des Polonais… et on pourrait en citer tant d’autres encore qui, ailleurs, auraient sans doute pu œuvrer ensemble, au delà de leurs singularités nationales, à fonder une culture citoyenne.
Quelles sont les implications de la situation politique actuelle dans le domaine de la culture ?
Virginie Symaniec : Le monde culturel biélorussien, qu’il soit russophone ou biélorussianophone, est un monde globalement sinistré, qui a été atteint de front par le système d’idées et de valeurs autoritaire et anti-intellectuel du régime loukachévien. Ce que ce régime a détruit n’est pas encore tout à fait mesurable. Son obsession a été de laminer tout ce qui pouvait rappeler de près ou de loin les idéaux de la Perestroïka : une époque où le monde de la culture, y compris en Biélorussie, a justement été un vivier d’opposants au totalitarisme soviétique.
Tout a été mis en œuvre, depuis 1994, pour que les gens de culture ne puissent justement avoir aucun impact sur la stabilité du régime. C’est tout une génération d’artistes et d’intellectuels qui a été sacrifiée. Aujourd’hui, la culture officielle de Biélorussie est dominée par des personnes qui définissent leurs actes, y compris créateurs, comme étant au-dessus des partis, ce qui renforce également leur profil de garants, et parfois à leur corps défendant, non pas de l’État, mais de la stabilité du régime autoritaire d’Alexandre Loukachenka. Pour ceux qui n’ont pas de privilèges, la situation est bien différente. S’ils sont en marge, ils constituent le vivier dans lequel se développe aujourd’hui ce qu’il y a de meilleur en matière de création.
Il demeure que la défense de la culture biélorussienne n’est plus depuis longtemps un projet alternatif de société à opposer à celui du pouvoir, puisque ce dernier s’est efforcé, depuis 2000, d’occuper pied à pied le terrain de son opposition en la matière (excepté pour ce qui concerne la pratique systématique de la langue biélorussienne, ce qui ne signifie pas que le pouvoir se désintéresse totalement de cette langue, au contraire).
Simplement, le monde de la culture en Biélorussie ne se divise plus entre russophones et biélorussianophones, comme c’était le cas dans les années 1990, mais entre démocrates et anti-démocrates, libéraux et conservateurs, y compris à l’intérieur du système. Ce n’est pas un simple changement, c’est un véritable glissement de terrain.
La culture et les symboles identitaires, tels que le drapeau blanc-rouge-blanc (non reconnu par les autorités) et la Pahonia, jouent-ils un rôle dans la lutte politique et connaissent ils une place dans les enjeux définis par les élections présidentielles ?
Virginie Symaniec : Le drapeau blanc-rouge-blanc était, au milieu des années 1990, décrié par les autorités comme le drapeau des nationalistes et des collaborateurs avec le nazisme à l’heure de la Seconde Guerre mondiale. Le régime s’est montré si répressif que ce drapeau est devenu, un peu plus d’une décennie plus tard, un symbole de ralliement de tous les défenseurs des droits de l’homme dans le pays.
Le même type de repositionnement s’est opéré autour d’autres symboles, comme, par exemple, celui que représente aujourd’hui la pratique du biélorussien, préalablement défini comme signe de non loyauté envers le pouvoir. Comme tout élément symbolique, ils jouent un rôle très important dans la lutte politique, mais celle-ci n’est pas uniquement corrélée à la prochaine élection présidentielle que nul n’espère réellement démocratique.
Le Taurillon : Pour finir, quelle est la place de la culture bélarussienne dans la culture européenne ? Quels sont ses apports ?
Valérie Symaniec : Le système d’idées et de valeurs autoritaire d’A. Loukachenka semble plaire à plus d’un de nos dirigeants. Serait-ce donc une forme de la « bélarussianisation » ?
1. Le 20 décembre 2010 à 09:42, par Ronan En réponse à : Belarus, Biélorussie, biélorussianité... Comment (bien) parler du pays de Loukachenko ?
En février 2006, quand la JEF-Europe a commencé à développer des actions spécifiques de soutien aux démocrates de Biélorussie (et quand le Taurillon a commencé ses publications à ce sujet) on avait également publié (à la fin de l’article de Corinne Leblond...) (voir lien électronique, ci-dessous) une fiche de présentation du pays.
Où l’on apprend - entre autres choses - deux / trois bricoles intéressantes sur l’origine du nom Biélorussie.
(Cf. http://www.taurillon.org/Mon-experience-en-Belarus ).
Ronan Blaise (ancien rédac’chef du webzine, y’a longtemps...).
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