Chypre et liberté de la presse (Partie II)

Rapport « Goodbye to Freedom »

, par Hasan Kahvecioglu, Traduit par Emmanuelle Gardan

Chypre et liberté de la presse (Partie II)

Le rapport sur la liberté de la Presse en Europe « Goodbye to Freedom » vient d’être publié par l’Association des Journalistes Européens. Le Taurillon a décidé de publier le résultat de cet énorme travail. Aujourd’hui, voici la situation en Chypre.

Vue la division politique de l’île de Chypre, ce rapport consiste en deux parties écrites l’une par un journaliste Gréco-chypriote et l’autre par un journaliste turco-chypriote, donnant ainsi l’exemple d’une collaboration au-delà des divergences.

Situation générale

Le travail des médias des deux côtés de l’île est placé, comme toutes les autres domaines, sous l’influence déterminante du “problème chypriote” – la division politique de facto de l’île. Qu’ils soient chypriotes turcs ou chypriotes grecs, les journalistes en sont réduits dans la réalité à représenter les positions politiques de leur propre gouvernement ou à subir la menace de l’exclusion ou du rejet pour "traitrise".

Dans le nord de l’île, ceux qui osent exprimer dans les médias des visions non dominantes ont été exposés dans le passé à de violentes attaques verbales par les forces nationalistes, par l’armée turque et par certaines instances du gouvernement, comme l’Organisation de la Défense Civile et le ministère des Affaires Civiles. Dans un tel climat, l’objectivité et l’ouverture sont difficiles à atteindre. Le climat s’est toutefois considérablement amélioré depuis l’élection en 2003 d’un nouveau gouvernement, qui a travaillé avec l’association des journalistes chypriotes turcs à atténuer les restrictions pesant antérieurement sur la liberté d’accès, de mouvement et de couverture.

Voici les principaux obstacles qui freinent concrètement la liberté et l’indépendance des medias au sein de la communauté chypriote turque :

Propriété et contrôle éditorial des médias

Les propriétaires des entreprises de presse se sentent fortement obligés de s’aligner avec le gouvernement du fait de son contrôle économique omniprésent. L’Etat est le plus gros acheteur de publicité dans les médias, et la principale source de leurs revenus. L’agence de presse étatique TAK (Turk Ajansi Kibris), domine la scène médiatique dans le nord de Chypre. Elle ne représente pas moins de 85% des articles qui sont publiés dans la presse écrite, entraînant des distorsions systématiques dans la couverture de l’actualité qui parvient jusqu’au grand public.

Le nord de Chypre, avec une population de près de 260 000 habitants, dispose de douze quotidiens, offrant donc un choix apparemment très large à ses lecteurs. Mais la plupart sont contrôlés par des entreprises qui entretiennent des liens étroits avec le gouvernement. Kibris, qui a le plus important taux de diffusion (13 000 ex), est connu pour être étroitement lié financièrement avec le gouvernement.

Le travail des médias des deux côtés de l’île est placé...sous l’influence déterminante du “problème chypriote”...

De telles relations de proximité entre le gouvernement et la presse signifient que de nombreux sujets sont dans les faits interdits d’enquête par les médias. La chaîne de télévision privée Genc TV à forte influence reçoit directement des financements de source gouvernementale. La chaîne a récemment arrêté la diffusion de l’émission “Time to Talk” présentée par le journaliste Dogan Harman.

Ceux qui contrôlent les politiques éditoriales des principaux médias ont récemment affiché une position nationaliste rigide sur ce qui peut être rendu public et débattu et ce qui ne peut pas l’être. Suite à la diffusion par la chaîne de télévision étatique BRT du film “Our Wall”, un documentaire bi-communautaire en faveur d’une Chypre unie, son directeur fut critiqué par les fonctionnaires de l’armée et contraint de démissionner.

Troupes militaires turques

Les chypriotes turcs partagent leur territoire avec l’armée turque depuis 1974. L’armée turque a récemment critiqué ouvertement certains journaux et chaînes de télévision, comme Genc TV, BRT et Kibris, et interdit à leurs journalistes d’accéder aux exercices militaires et à d’autres activités. L’armée alimente une véritable liste noire de journalistes et de médias d’actualité désapprouvés par elle, y compris des journalistes du quotidien Afrika et de Radio May. La Turquie est communément présentée dans les médias, comme dans la vie quotidienne, comme « la terre maternelle », et les troupes turques, comme les « forces de paix ». Il est réellement tabou de remettre en cause l’utilisation de cette terminologie officiellement approuvée.

Dans le nord de Chypre, les forces de police sont une partie constitutive de l’armée et les autorités locales n’ont aucun contrôle sur leurs comportements. Récemment une émission débat télévisée, produite par Kartal Harman sur le rôle de la police (“Say the Truth” sur la chaîne privée de télévision, Canal T), fut interdite de passage à l’antenne seulement quelques minutes avant l’heure prévue de sa diffusion.

Protection légale :

Etant donné que la République turque de Chypre du Nord ou RTCN n’est pas reconnue au niveau international, il n’y a aucune veille ni aucun contrôle extérieurs réels sur l’administration de la justice ou sur les pouvoirs de police. Les gardes-fous visant à assurer la sécurité physique ou la protection légale des journalistes sont faibles ou inexistants.

Conditions de travail :

Du fait de la relative petite taille de la communauté chypriote turque, les organismes du secteur des médias souffrent de difficultés financières chroniques. Les possibilités de formation sont infimes, et les fonds pour lancer de nouveaux projets et accroître les taux de diffusion sont dérisoires. Les journalistes souffrent généralement du manque de sécurité de l’emploi. Aucun syndicat n’a réussi à se mettre sur pied dans le secteur privé. Et les dispositions de la loi visant à protéger le droit du travail des journalistes, adoptée en mai par le Parlement, n’avaient toujours pas été mises en œuvre au début de l’automne 2007.

Conclusion et actions à venir

Les organisations internationales et les médias voisins des autres zones d’Europe et d’au-delà, pourraient contribuer à soulager les problèmes aigus et profondément ancrés qui réduisent aujourd’hui la liberté des médias à Chypre. Deux des chantiers les plus urgents consistent, d’une part à atténuer les tensions inter-communautaires, en particulier les désavantages sociaux et économiques endurés par la communauté chypriote turque, d’autre part à promouvoir les contacts transfrontaliers entre les médias, mais aussi la formation aux médias ainsi qu’à ’autres aspects liés à la construction d’une société civile.

Mise à jour février 2008

Un accord historique vient enfin d’être obtenu au niveau des organisations représentatives des journalistes des communautés chypriotes grecques et turques. Elles s’y engagent à coopérer pour parvenir à un règlement de l’éternel conflit chypriote. L’accord se présente sous la forme d’un protocole signé par le Syndicat des Journalistes Chypriotes, représentant les médias chypriotes grecs, et deux organisations de Chypre du Nord, le Syndicat des Employés de Presse et le Syndicat des Journalistes Chypriotes Turcs.

Toutes trois ont demandé à ce que les journalistes des deux parties de l’île bénéficient d’une liberté de circulation illimitée et d’un accès aux sources d’information dans l’ensemble l’île. C’est le tout premier exemple formel de coopération institutionnelle entre des associations de journalistes chypriotes grecs et turcs de l’époque contemporaine. En Chypre du Nord (l’auto-proclamée République turque de Chypre du nord), les conditions de travail des médias se sont quelque peu améliorées depuis l’année dernière. Mais de nombreuses restrictions fondamentales continuent à peser sur la liberté et l’indépendance des médias.

• L’exercice d’un contrôle strict du gouvernement sur les principaux médias s’est manifesté l’an dernier avec une clarté alarmante, à la suite d’une décision de l’agence de presse TAK de communiquer un rapport (issu d’une radio chypriote grecque) relatif à un accord secret présumé sur de nouvelles propositions pour l’avenir de Chypre, entre le parti AKEL au sud de l’île et les dirigeants du parti au pouvoir dans le nord de Chypre (CTP). Emir Ersoy, le directeur de l’agence de presse, a subi une pression écrasante pour qu’il s’excuse publiquement, ce qu’il a fait. Les syndicats du secteur des médias du nord de l’île ont protesté bruyamment contre ce qu’elles ont appelé une pression politique inacceptable sur une personnalité aussi importante du milieu éditorial.

• Non moins décevant a été l’échec des autorités à accomplir leurs projets de réforme de la législation portant sur la régulation des chaînes de télévision d’Etat et de l’agence de presse contrôlée par l’Etat, TAK. Les journalistes étaient en particulier impatients de voir la fin du système actuel qui veut qu’un représentant des forces armées turques siège au Conseil d’administration de la chaîne de télévision d’Etat, BRT. Les dispositions actuelles sont en totale contradiction avec les principes fondamentaux de l’indépendance des médias. Les nationalistes s’en prennent à la réputation d’une femme poète : Nese Yasin, célèbre écrivain et poète de nationalité chypriote turque, auteure de “Secret History of Sad Girls”, a été la cible d’attaques répétées dans le journal nationaliste de droite Volkan, avec des articles l’accusant d’être “une traîtresse et une prostituée”. Ces derniers temps, Volkan, qui est en lien avec des éléments réactionnaires au sein du gouvernement et de l’appareil militaire, a engagé une série d’actions juridiques contre des journalistes devant les tribunaux de Nicosie.

Les principales évolutions positives sont les suivantes :

• Le Parlement de Chypre du Nord a adopté une série de modifications du code pénal qui, au moins sur le papier, donnent plus de liberté et de latitude aux journalistes pour évoquer avec un esprit critique les actions et décisions des fonctionnaires du gouvernement. Toutefois, sur le terrain, les poursuites judiciaires engagées contre des journalistes avant l’adoption des amendements à la loi, sont toujours ouvertes. Les formulations utilisées dans la loi relevant restent également trop vagues pour offrir une protection fiable aux journalistes contre toute action judiciaire arbitraire.

• Comme relevé dans l’enquête de l’AJE de novembre 2007, une nouvelle loi sur les conditions de travail de la presse a été adoptée par le Parlement en mai. Cette loi enrichit fortement la protection des droits des journalistes sur un plan juridique et professionnel et leur crée des droits à titre d’employés en cas de conflit. Cependant, et end épit d’une pression soutenue de la part des syndicats de journalistes, cette loi n’a toujours pas été mise en œuvre.

Le Taurillon remercie l’Association des Journalistes Européens pour l’autorisation de publier cet issu du rapport « Goodbye to freedom » et de sa mise à jour du mois de février 2008.
Illustrations :

 le drapeau de la République Turque de Chypre nord » (RTCN) ; source wikipedia

* La République de Chypre du Nord n’a pas été reconnue par la Communauté Internationale

 le logo de l’AEJ

 le logo du rapport « Goodbye to freedom »

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