Europe de la défense : « Pour qui meurt-on ? »

Interview d’Alexia Goloubtzoff, présidente de l’ANAJ

, par Patricia Golfier

Europe de la défense : « Pour qui meurt-on ? »

Alors que la défense fait encore office de sujet tabou en Europe, le Taurillon a tenu à poser des questions à Alexia Goloubtzoff, présidente de l’Association Nationale des Auditeurs Jeunes de l’Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale (ANAJ-IHEDN).

Le Taurillon : Pouvez vous nous présenter l’ANAJ IHEDN ? Quel est vôtre rôle auprès des jeunes ?

Alexia Goloubtzoff : L’Association Nationale des Auditeurs Jeunes de l’Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale est la première association de jeunes traitant des problématiques de défense et de sécurité en France et en Europe.

Depuis près de 15 ans aujourd’hui, l’ANAJ constitue un espace où jeunes professionnels et étudiants se réunissent pour échanger et débattre des grands sujets allant de la Défense dite militaire à la Sécurité, en passant par la Géopolitique ou encore la Cybercriminalité.

Tout au long de l’année, l’ANAJ propose plusieurs conférences couvrant ces thématiques, ainsi que des visites de sites et des publications dont ses membres sont à l’origine.

Le Taurillon : Penser la défense à un niveau européen vous semble t il utopique ?

Alexia Goloubtzoff : Penser la défense au niveau européen me semble au contraire terriblement réaliste. Si on pouvait parler d’utopie lorsqu’en 1950 la France avança l’idée d’une Communauté européenne de défense supranationale, disposant d’une force militaire intégrée et financée, force est de constater qu’en 2010 la Défense est de plus en plus pensée et j’ose dire, « pratiquée » à un niveau européen.

En effet, que ce soit au point de vue opérationnel (24 opérations militaires et missions civiles ont été menées à ce jour par l’UE dans le cadre de la PSDC), ou stratégique, l’Europe est aujourd’hui engagée dans un processus de rapprochement visant à une meilleure interopérabilité (en termes de matériels, de process ou encore de formation).

Le Taurillon : Quels sont, selon vous, les points les plus significatifs du traité de Lisbonne pour l’Europe de la défense ?

Alexia Goloubtzoff : Le traité de Lisbonne a permis la mise en place d’un nouveau cadre institutionnel, grâce auquel la Politique de sécurité et de défense, à présent "commune" (PSDC), cesse d’être le parent pauvre des politiques européennes.

En optant pour une vision intégrée de la gestion des crises orchestrée par le Haut Représentant disposant d’un Service européen pour l’action extérieure (SEAE), le traité de Lisbonne permet désormais à l’UE de disposer de tous les outils nécessaires afin de gérer une crise majeure, aussi bien diplomatiquement que militairement, et se pose donc potentiellement comme acteur de premier plan du maintien de la paix et de la sécurité internationale.

Outre cette avancée, dont la cohérence doit être mise en parallèle de la révision de la Stratégie européenne de sécurité intervenue en 2008, on peut également noter, en dehors de l’introduction d’une clause de défense mutuelle ne visant pas à se substituer à celle de l’OTAN, celle d’une clause de solidarité assignant à chaque Etat le devoir de porter assistance à un Etat membre touché par une attaque terroriste ou une catastrophe naturelle. Cette dernière disposition pourrait en effet être la première application concrète de la PSDC au sein même des frontières de l’UE.

Le Taurillon : Le collège européen de défense, aussi nommé Erasmus militaire suite au fameux programme d’échange universitaire, est-il aujourd’hui mis en valeur auprès des militaires ?

Alexia Goloubtzoff : Il ne faut pas confondre le Collège européen de sécurité et de défense (CESD), qui a vu le jour en 2005 et où la France est d’ailleurs représentée par le Directeur de l’IHEDN, et le concept d’ « Erasmus militaire », porté par la Présidence française de l’UE, présenté et discuté lors du Sommet informel des ministres de la Défense de l’UE de Deauville en octobre 2008.

Si le premier vient de se voir charger de la cohérence du projet, il s’adresse pour l’instant à des auditeurs de haut niveau alors que le second vise, à l’image du programme européen « Erasmus », à développer les échanges de jeunes officiers pendant la période de formation initiale, dans la perspective où ces officiers seront quasi inéluctablement amenés à travailler ensemble dans un avenir plus ou moins lointain.

Il est à noter qu’une telle démarche n’est pas neuve. A titre d’exemple, les écoles militaires françaises accueillent des stagiaires étrangers venus des quatre coins du monde, et bien sûr de l’UE, depuis plusieurs décennies maintenant.

S’il est encore trop tôt pour juger d’une mesure venant tout juste d’entrer en vigueur, on observe toutefois un réel intérêt de la part de nombreux Etats comme le Portugal, la Hongrie, la Slovaquie ou encore la Grèce.

Le Taurillon : Pensez-vous que les militaires français, et la France plus généralement, se préparent au concept d’une défense européenne ?

Alexia Goloubtzoff : Il faut tout d’abord définir ce que l’on entend par « défense européenne ».

Si par « défense européenne » on entend une étroite collaboration des Etats membres qui le désirent, et qui seraient prêts à engager leurs troupes sous la bannière européenne afin de mener des opérations de sécurisation ou de maintien de la paix, alors la question ne se pose plus en ce qui concerne la France et ses militaires qui participent activement depuis 2003 aux opérations menées par l’UE.

Si par « défense européenne » on entend la mise en place d’une force supranationale, bras armé de l’UE, dont l’engagement ne dépendrait pas du Conseil mais du Parlement et/ou de la Commission, force est de constater que cette vision est minoritaire au sein même de la société européenne.

Il ne s’agit pas, de mon point de vue, d’un sujet strictement franco-français mais traversant toutes les sociétés européennes. Au-delà des barrières culturelles, la défense, fonction régalienne s’il en est, reste encore aujourd’hui un marqueur identitaire fort d’une nation, sans doute plus encore que la monnaie.

Car en fin de compte, poser la question d’une telle défense européenne autonome revient à poser la question que chaque militaire vient à se poser à un moment ou un autre : « Pour qui meurt-on ? ». Il n’est qu’à regarder l’histoire et la géopolitique des Etats-membres pour mesurer le chemin qu’il reste avant qu’une telle défense européenne ne prenne corps.

Illustration : ANAJ-IHEDN

Source : www.anaj-ihedn.org

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  • Le 27 novembre 2010 à 12:46, par HR En réponse à : Europe de la défense : « Pour qui meurt-on ?" : "Montjoie Saint-Denis ?" "Pour Dieu et Pour le Roi ?" "Pour le Roi des Belges ? »

    La question de savoir "Pour qui meurt-on ?" se pose-t-elle encore en Europe ? Il serait malvenu d’ironiser trop longtemps sur la question de savoir si le soldat européen doit ou devra prêter serment sur le traité de Lisbonne, ou sur son préambule qui commence pas "Sa Majesté le Roi des Belges...".

    Les dernières armées qui aient vaincu en Europe étaient des armées commandées par des officiers supérieurs américains. Il y a toujours eu débat sur la question de savoir "pour quoi" ils se battaient. Le gouvernement américain avait même commandé une fameuse série de 7 films de propagande intitulés "Why We Fight". "Pour la Liberté" semblait faire concensus. Chaque film se terminait pas une image (et le son) de la célèbre "Cloche de la Liberté" de Philadelphie. Manière de rappeler que les USA se battaient aussi au nom de leur Constitution.

    L’avant dernier épisode de la célèbre série américaine "Band Of Brothers" qui raconte la première découverte par l’Armée Américaine d’un camp d’extermination en Europe s’appelle aussi "Why We Fight ?", manière de rappeler que dans l’armée, fondamentalement, on se bat pour des valeurs.

    Et pour finir, est-ce que personne ne s’est encore décidé dans les académies militaires en Europe à rappeler que la finalité de la défense, du combat, c’est de vivre et non de mourir ?

    "Europe de la défense : « Pour quoi vit-on ? » En voilà une bonne question.

    Cet article a au moins un mérite. L’armée étant par excellence ce qui détermine à qui appartient le pouvoir, Alexia Goloubtzoff nous confirme qu’aujourd’hui, en Union Européenne, tout le pouvoir appartient au Conseil.

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