Fédéralisme

Fédéralisme et « faux amis »

Une analyse approfondie des incompréhensions linguistiques

, par Traduit par Sophie Gérardin, Richard Mayne

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Fédéralisme et « faux amis »

« Le fédéralisme », écrit A. V. Dicey, l’avocat constitutionnel anglais en 1939, « remplace le litige par la législation ». Ce fut une remarque âpre, mais un rappel utile. En matière de litige comme de législation, l’utilisation de mots précis est évidemment vitale ; et la traduction dans ces deux domaines est pleine de pièges. Les plus connus sont ceux que l’on appelle les « faux amis », ces mots ou expressions qui paraissent semblables dans deux langues, mais dont les significations sont différentes. Le français et l’anglais forment un joyeux terrain de chasse.

En France, le mot « demander » signifie simplement « to ask » ou « request ». Malheur au traducteur qui le traduirait en anglais par « demand », qui est beaucoup plus péremptoire et dans certains cas, peut paraître rude. On raconte que cette erreur a provoqué un incident diplomatique. Un autre, dont j’ai moi-même été témoin, a été commis par l’interprète officiel que l’ancien président Georges Pompidou avait emmené avec lui à Londres, lorsque la Grande-Bretagne cherchait à intégrer la Communauté européenne, comme on l’appelait à l’époque. Le président avait déclaré, à la télévision, qu’il comprenait bien « the emotional bonds » entre la Grande-Bretagne et le Commonwealth. Son interprète traduisit par « liens sentimentaux », comme s’il avait déclaré « sentimental links ». Il aurait peut-être du dire des « liens de sentiment » : mais ses mots impliquèrent que ces liens étaient sans substance, faux, voire un mélange des deux.

Voilà de multiples exemples de la manière dont les « faux amis » peuvent affecter les relations diplomatiques. Mais il y en a beaucoup qui, le plus souvent, gênent les gens ordinaires. « Actuel » signifie « aujourd’hui », non « actual » (réel) ; « une bribe » est un morceau (de musique ou de discussion), non « a bribe » (pot-de-vin) ; « un courtier » n’est pas « a courtier » (courtisan), mais « a broker » ; un traducteur de Jean Cocteau a mal traduit « descente de lit » (« bedside mat ») par « getting out of bed » (se lever). La liste pourrait continuer indéfiniment.

La traduction reste le problème, en particulier quand les mots de chaque langue semblent les mêmes. Et les « faux amis » ne sont pas les seuls coupables. Des suspects moins courants portent aussi les poids du passé. Ce sont les mots et expressions directement traduisibles et parfois identiques au premier abord, de chaque côté de la Manche, mais qui ont des nuances historiques et politiques si différentes qu’ils trompent même les plus alertes. La section britannique du Franco-British Concil est actuellement en train d’en préparer une courte liste bilingue. Le titre proposé est Nuances.

Exemples de tromperie sur les couples de mot

Le mot « suburb » (banlieue) est un exemple récent et connu. En Angleterre, il signifie le lieu situé entre une ville et la campagne environnante, un habitat paisible, verdoyant et surtout moyen, composé de maisons individuelles ou mitoyennes avec des jardins et des clubs de bowling locaux – le genre d’endroit qui paraît rassurant dans certains des premiers films d’horreur américains, perturbé seulement un peu plus tard par des ravages au milieu d’une scène tranquille. De tels endroits sont parfois moqués, voire méprisés par les intellectuels. Mais ils sont loin de ce que signifie en pratique le mot « banlieue », en France, traduction de « suburb ». Quelques banlieues françaises ressemblent réellement à celles de Grande-Bretagne ou d’Amérique, avec de tranquilles pavillons ou villas, habités par des banlieusards. Pas toutes, cependant. En particulier autour de Paris, mais également de plusieurs grandes villes, d’autres banlieues sont des terres désolées semi-urbaines, touchée par la pauvreté concentrée dans les tours, et par des violences sporadiques, dépeintes en grande partie dans le film "La Haine" de Matthieu Kassovitz, en 1995, et théâtres de véritables émeutes en 2006.

« Suburb » et « banlieue » sont des exemples extrêmes. D’autres couples de mots n’en sont pas moins trompeurs. De même, « conservative » et « conservateur » sont des pièges. « Conservateur » est la traduction normale en français de « Conservative » (comme le parti politique) ; mais « conservateur » avec un petit « c » signifie « conserving », « qui conserve » (comme dans la confiture). Ainsi, « un agent conservateur », qui pourrait suggérer un membre du Parti Conservateur se dit en réalité « a preservative ». On raconte qu’un membre de l’Union européenne malchanceux traduisit ce mot par « préservatif » en français, ne sachant pas qu’en anglais cela se disait « condom ».

Un exemple moins dérangeant est le mot « radical », apparemment identique en anglais et en français. Dans ces deux langues, il peut évidemment signifier « de ou à la racine », impliquant (lorsqu’il est lié au verbe « changer », par exemple) une nouveauté fondamentale, viscérale, en rupture. Mais en français, contrairement à l’anglais, ce même mot évoque le « Parti Radical », une entité plutôt vieillotte souvent décrite comme politiquement située au centre gauche et économiquement située à droite.

Le mot « citoyen » a aussi des connotations en France que « citizen » ne possède pas en Grande-Bretagne. Bien évidemment, il évoque la Marseillaise : « Aux armes, citoyens ! ». Et il a un sens de noble indépendance, contrairement au mot « yeoman » en anglais. Un citoyen français est fier d’être nommé ainsi et, pour ne rien exagérer, médusé que les Britanniques acceptent d’être appelés « British subject », expression qui semble imposer la soumission.

« Republican » est un exemple connu. Rarement entendu en Grande-Bretagne, mis à part par des opposants virulents à la monarchie, il est bien sûr davantage utilisé aux Etats-Unis pour désigner le parti politique éponyme. Par contre, en France, le mot « républicain » renvoie à un sens de fierté et de vertu, une allégeance aux principes de la Révolution de 1789 car la République française a été interrompue deux fois par les empires napoléoniens et une fois par le régime de Vichy.

L’Etat français du Maréchal Pétain pendant la guerre est une autre raison qui explique pourquoi le mot « état » a toujours une consonance quelque peu négative en français, suggérant une autorité superpuissante, bien plus forte que le mot « state » en anglais. Le mot « national » est bien plus positif en français et utilisé beaucoup plus qu’en Grande-Bretagne où les adjectifs qui le remplacent le plus souvent sont « royal » et « british » - peut-être « federal » aux Etats-Unis.

... trois mots qui concernent tout fédéraliste européen : Europe, constitution et fédéralisme.

Les mots changent également de signification – même en France, malgré l’Académie Française. Bien avant que l’internet n’amplifie l’invasion de l’américain, quelques francophones avaient déjà commencé à succomber au franglais. « Opportunité » signifie littéralement « opportuneness », non « opportunity » (qui signifie « occasion ») ; mais il y a une vingtaine d’années, il était à la mode de mal utilisé ce mot, comme si son homonyme anglais signifiait bien « opportunité ». De même, « réaliser » en français peut être traduit par « realise » dans le sens de « donner du réel », comme pour « réaliser des choses ». Mais il n’est pas l’homologue du verbe anglais « realise » (to become aware of) qui doit être traduit par « se rendre compte ». Cependant, sous l’influence de l’anglais, de plus en plus de Français disent « réaliser » à la place.

Conclusion

Finalement, trois mots concernent profondément tout Européen fédéraliste. L’un d’entre eux est « l’Europe ». Pour beaucoup de Britanniques, ce mot signifie « l’Europe continentale », non l’Europe comme ensemble, encore moins comme entité intégrante. Par leur propre utilisation de la langue, ils menacent leur futur.

Le second est « constitution ». Pour les Français, c’est un document écrit, soumis à amendement et même à remplacement. Pour la plupart des Britanniques, leur propre constitution est quelque chose de profond, organique, vieux, non écrit et profondément résistant au changement. D’où, en partie, leur hésitation concernant le projet de constitution européenne. Leurs réactions politiques étaient inconsciemment déterminées par la langue elle-même.

Et la même chose s’applique, bien sûr, au fédéralisme.

« Fédéral » pour la plupart des continentaux signifie simplement ce qu’il implique : la prise des décisions au niveau approprié – local, régional, national, jusqu’au niveau mondial si et quand cela devient possible. Mais beaucoup trop de Britanniques croient par erreur que « fédéral », en Europe, signifie « centralisé », « fortement intégré », voire « dictatorial ». La presse, en Grande-Bretagne, regorge de telles erreurs, souvent exprimées avec véhémence. La langue compte. On devrait lui accorder l’attention qu’elle mérite.

Illustration : Incompréhensions – J’ai juste essayé d’être sympa, source : Flickr

Source : Ceci une version abrégée de l’article paru initialement dans The Federalist Debate de novembre 2006, publication des Fédéralistes en Europe et dans le Monde.

Vos commentaires
  • Le 17 avril 2007 à 16:04, par Ali Baba En réponse à : Fédéralisme et « faux amis »

    Les Français et les Anglais ont pourtant semble-t-il ceci de commun qu’ils croient que la Constitution est destinée à être « gravée dans le marbre » et que le fédéralisme est un « super état centralisé »...

    Il est vrai que tant l’Angleterre que la France ont une tradition pluricentenaire de centralisme absolu et de domination de la capitale sur tous les plans.

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