En effet, le débat autour du fédéralisme a déjà eu lieu en Europe : au moment de la « Renaissance européenne » (aux XVIe et XVIIe siècles). Notamment avec les écrits divergents du philosophe et jurisconsulte français Jean Bodin (1530-1596) et du philosophe et théologien allemand Johannes Althusius (1557-1630).
Alors, les Etats européens les plus puissants de l’époque (la France et l’Angleterre) ont rejeté le fédéralisme d’Althusius [1] au profit du modèle de l’État-nation défini par Bodin [2] : un modèle unitaire de souveraineté, modèle hiérarchique et centralisé.
Par la suite les foyers de réflexion au sein desquels s’étaient jusque là développées les idées fédérales (comme l’Église catholique, les Églises réformées et le Saint-Empire...) allaient ainsi progressivement s’effacer devant la mise en place d’États-nations fortement centralisés. Préparant, ainsi, le triomphe de l’État-nation.
Le triomphe de l’Etat-nation
Avec les « Traités de Westphalie » (de 1648) qui mettent alors un terme à la cruelle guerre de Trente ans, le modèle unitaire de l’État-nation devint le principe fondamental de l’équilibre des puissances en Europe. Ce basculement est définitif à la fin du XVIIIe siècle, quand la Révolution française dicte alors le modèle politique de tout le XIXe siècle : quand l’Etat-nation devient définitivement la référence politique moderne.
Ainsi, dans l’esprit révolutionnaire l’idée d’un partage de la souveraineté, ainsi que la notion de fédéralisme même, étaient là des notions contraires à l’esprit du jacobininisme républicain, au point même de constituer un "crime" inédit risquant de transformer la République en "un amas de républiques fédératives qui seraient sans cesse la proie des guerres civiles" (sic, Robespierre) : le "crime du fédéralisme".
Alors, dans la lancée de la « Révolution française » (de 1789) les systèmes fédéraux européens des temps modernes encore en place seront littéralement balayés par l’élan révolutionnaire : les « Provinces-Unies » sont remplacés (en 1795) par une « République batave » puis (en 1815) par un « Royaume des Pays-bas » fortement centralisé, également.
Et il en ira de même en Espagne (où la « Constitution de Cadix » tentera - en 1812 - d’imposer un modèle unitaire à la péninsule), en Belgique (qui - au moment de son indépendance, en 1831 - adoptera alors un régime unitaire et centralisé), en Allemagne (où le Saint-Empire est aboli dès 1806) et en Italie : deux nouvelles nations se construisant également selon le même modèle « unitaire » de l’État-nation.
Un "modèle État-national" qui s’est alors consolidé avec la démocratisation de la fin du XIXe siècle. Si bien qu’à l’orée du XXe siècle, la scène politique européenne est presque totalement occupée par des États-nations [3]. Un "moment national" qui culmine avec la fin de la Première guerre mondiale et avec l’abolition de tous les Empires multinationaux. Et ce n’est qu’après le second conflit mondial (en 1945), que l’interrogation fédérale resurgit en Europe.
Le retour des idées fédérales en Europe
Le premier conflit mondial avait marqué à la fois l’apogée du modèle national et le début de sa remise en cause. Les premiers projets « européens » de l’époque contemporaine font alors leur apparition sur le Vieux Continent et sont relayés par des responsables politiques connus (comme Richard Coudenhove-Kalergi [4], Aristide Briand [5], etc).
Un mouvement de "réorganisation continentale" selon des normes fédérales (ou, plus exactement : confédérales) qui allait s’amplifier aux lendemains de la seconde guerre mondiale (même s’il se traduira alors - surtout - par la mise en place de structures strictement intergouvernementales).
Avec - par exemple - la mise en place du « Bénélux » (en 1944), la création du « Conseil de l’Europe » (en 1949) puis la fondation du « Conseil nordique » (en 1952) ; avec le lancement des toutes premières « Communautés européennes » (i. e : la création de la « CECA » en 1951, le projet de « CED » en 1954, la création de la « CEE » en 1957, etc).
Puis avec - notamment - la création de l’ « Association Européenne de Libre-Echange (AELE) » (en 1960) ou encore avec le projet « gaullien » (et confédéral) d’ « Union politique européenne » (« Traité établissant une Union d’États » dit « Plan Fouchet ») des années 1960-1961-1962 (etc).
De même, à l’heure actuelle le recul, le reflux du « modèle unitaire » pour les États est sensible partout en Europe. Une Europe où on trouve aujourd’hui des fédérations très officielles (comme l’Autriche, la Bosnie-Herzégovine, l’Allemagne fédérale ou la Suisse, par exemple) ; ou des pays extrêmement décentralisés (comme l’Espagne et l’Italie) néanmoins assimilables à de quasi-fédérations (bien qu’asymétriques).
Certains États (comme la Belgique) ayant même explicitement et ouvertement choisi de renoncer au « modèle national » pour devenir des fédérations. Ainsi, même le Royaume-Uni s’est fortement décentralisé (au cours des années 1990), selon des modalités très spécifiques (processus de « dévolution »). Voire la Russie post-soviétique, malgré le caractère autoritaire du régime actuel [6].
Le Confédéralisme, ou les Ambiguités de la subsidiarité
Néanmoins, ce "tropisme fédéral" n’a pas que des applications positives. Notamment lorsque ses principes de subsidiarité, dévoyés et détournés de leur vocation initiale, sont ouvertement mis au service d’ethnogenèses identitaires "exclusives" : marquées par la xénophobie, l’égoïsme communautaire, la rupture des solidarités et le rejet de l’autre.
Comme c’est - effectivement - actuellement le cas en Flandre (où les nationalistes flamands ne veulent plus financer la Wallonie en crise), dans le Nord de l’Italie (où la « Ligue lombarde » prône la "révolte fiscale" face aux besoins du Mezzogiorno et face à « Rome-la-voleuse ») ou comme ce fut également le cas - au tout début des années 1990 - dans l’ancien espace yougoslave (ou lors de la dissociation de la Tchéco-Slovaquie, en 1992-1993).
D’ailleurs, juste souligner que s’il y eut bien, au moment de la guerre froide, des "fédérations" dans l’espace "socialiste et soviétique" (URSS, (Transcaucasie [7] , Yougoslavie titiste, Tchécoslovaquie, etc), juste rappeler qu’il s’agissait là de régimes autoritaires et policiers marqués par une dictature bureaucratique exercée par un parti unique, le parti communiste. Bref : des "fédérations" sans démocratie ; de "fausses" fédérations - en fait toutes théoriques et de façade - corsetées par des pratiques autoritaires et par des régimes dictatoriaux militaristes et/ou de partis uniques (comme c’est également aujourd’hui encore le cas dans l’actuelle Birmanie, au Soudan ou en Éthiopie, par exemple...).
L’intégration européenne, fédéralisme au carré ?
Si bien qu’aujourd’hui c’est surtout l’actuel processus d’intégration européenne qui pose, en Europe, la question du fédéralisme. Mais c’est là un fédéralisme supranational - un fédéralisme "au carré" - qui, cette fois, cherche à dépasser les Nations et tend à affaiblir ou à exacerber (selon les cas...) le modèle national.
Et ce, dans le contexte - délicat sinon difficile - d’un indéniable réveil nationaliste (ou souverainiste) qui, depuis le tout début des années 1990 (l’effondrement de l’Union soviétique et l’explosion de la fédération yougoslave), secoue tout le continent : exprimant ainsi les frustrations de sociétés fragilisées par des décennies de crise économique et sociale.
Où le fédéralisme (mis à bas - au tout début des années 1990 - en Yougoslavie, en Tchécoslovaquie ou en URSS) parait enfin pouvoir représenter une alternative politique crédible aux déchaînements nationalistes ; comme cela semble, aujourd’hui, pouvoir enfin être le cas en Bosnie-Herzégovine et en Russie, par exemple.
Mais l’Union européenne connait aujourd’hui un décalage entre un fonctionnement excessivement complexe et des politiques sectorielles parfois très intégrées et des structures politiques totalement atrophiées : il s’agit là d’un fédéralisme « à l’envers » où des structures bureaucratiques intégrées ont été mises en oeuvre avant même que n’existent les institutions politiques censées les encadrer.
Quant à l’Union européenne - aujourd’hui « grand marché » doté d’une monnaie unique (mais espace actuellement dépourvu d’une véritable dimension politique évidente...) - il lui reste donc encore à rénover ses institutions afin de mieux intégrer ses États-membres (et ses citoyens) dans un projet européen « dynamique » clair.
Et c’est au sein des partis politiques du Parlement européen que pourrait peut-être naître ce mouvement politique transnational et « fédéraliste » nécessaire à la poursuite de la construction européenne. Un mouvement démocratique permettant alors abandonner l’actuelle Europe économique des États pour enfin passer à une Europe politique des citoyens : l’Europe de demain ?!
1. Le 30 juin 2016 à 09:16, par R.DANIEL En réponse à : Fédéralismes d’Europe
" c’est au sein des partis politiques du Parlement européen que pourrait peut-être naître ce mouvement politique transnational et « fédéraliste » nécessaire à la poursuite de la construction européenne"
Cette conclusion ne découle aucunement des arguments développés dans le corps de l’article ; c’est une proposition intéressante, mais parmi d’autres...il me paraîtrait tout aussi pertinent d’imaginer une démarche qui se fasse "à côté" des partis actuellement impliqués dans ce "fédéralisme « à l’envers »" ; par exemple l’émergence d’un mouvement citoyen favorable à la création d’une assemblée constituante permettrait de ne pas associer dans l’esprit des citoyens européens les dysfonctionnements actuels de l’Europe à un projet d’avenir. Très important à mon avis de marquer fortement par ce moyen l’idée d’une rupture avec les pratiques actuelles.
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