« L’Europe a besoin de la Turquie pour devenir une véritable puissance et s’intégrer dans la globalisation »

Entretien avec Riva Kastoryano

, par Leonardo Brijaldo

« L'Europe a besoin de la Turquie pour devenir une véritable puissance et s'intégrer dans la globalisation »

Riva Kastoryano, sociologue et grande spécialiste de la Turquie, est directeur de recherche au CERI à Sciences Po Paris. Ellerépond aux questions du Taurillon sur l’adhésion de la Turquie à l’Europe.

Le Taurillon : Que représente pour les Turcs l’idée européenne ? Quelle place se voient-ils occuper dans l’Union européenne ?

Riva Kastoryano : Pour la Turquie l’Europe a été un choix de modernisation politique – source de fierté de toute une nation. La volonté de faire partie de l’Union européenne, avoir sa place dans « la photo de famille » pourrait être perçue comme la confirmation de ce choix donc de son occidentalisation qui a commencé à la fin du 19ème siècle.

Pour la Turquie d’aujourd’hui l’Europe est une idée, un projet et une aspiration qui sert de levier à la vie politique, économique et sociale voire culturelle de la Turquie. Relations sociales, valeurs nationales, culture politique évoluent sous le regard normatif de l’Union européenne et de ses institutions. Une société civile s’affirme grâce aux associations en effervescence actives dans tous les domaines et pèse de plus en plus sur la vie politique. Les critères imposés par le traité de Copenhague notamment en matière de Droits de l’Homme, droits de minorité, relations homme/femmes – trouvent un écho à la fois dans la société civile et la classe politique. Tous ensembles conduisent la Turquie vers le chemin de la démocratisation et de l’Européanisation.

Le Taurillon : L’Union européenne est-elle en mesure d’intégrer un Etat des dimensions de la Turquie dans l’état actuel de ses institutions ? A quel point les réticences d’une partie de l’opinion publique de certains Etats membres constituent-elles un obstacle à son entrée dans l’Union ?

Riva Kastoryano : Plusieurs études ont souligné la réussite de l’élargissement de l’Union européenne. Même si la question se pose en termes de « capacité d’absorption » à la suite de l’adhésion des nouveaux Etats, la stabilité des institutions en place sont rarement mises en cause. Cependant la taille de la Turquie – géographique et démographique – pose le défi de la capacité d’adaptation et de flexibilité des institutions notamment lorsqu’il s’agit de la représentation. Quant à la taille géographique, il est plus question de frontières – et du sens de l’Europe – que de l’état des institutions.

Les réticences de l’opinion comptent dans la mesure où ils sont instrumentalisées par les classes politiques qui incluent l’adhésion de la Turquie dans leur campagne électorale et développent des discours pour ou contre. Une telle instrumentalisation conduit à des tensions bien entendu mais plus important encore à l’ignorance : ignorance de la Turquie, ignorance de l’Union européenne, de ses objectifs, de sa vocation et de son sens. L’opinion peut par conséquent jouer dans le sens du rejet de l’Europe à la fois de la part des Européens – comme le rejet du traité de la Constitution par exemple – et eut de la part des Turcs qui attribuent à l’Union européenne une vocation purement identitaire.

Le Taurillon : Michel Rocard soutient dans son ouvrage Oui à la Turquie que l’idée d’une Europe politique de type fédérale est morte. Pensez vous malgré tout que l’intégration de la Turquie est compatible avec la construction d’une Europe politique ?

Riva Kastoryano : L’Europe a besoin de la Turquie, non pas parce qu’elle n’a plus de projet politique, mais au contraire pour se donner les moyens de devenir une véritable puissance et s’intégrer dans la globalisation. La Turquie pose plusieurs défis à l’Europe, mis à part sa taille et sa place géopolitique mentionnées ci-dessus, elle a souligné ses paradoxes quant à ses attentes et ses valeurs : universalité formulée en termes de Droits de l’Homme et un particularisme européen – religieux – qui désormais s’est ajouté aux particularismes nationaux.

Dans cette perspective la Turquie a été sans conteste l’altérité qui a transformé un projet politique rationnel en un discours irrationnel en quête de « conscience collective » pour sa définition d’appartenance à une idée d’unité avec sa diversité. C’est précisément dans la recherche d’une consciences collective que demeure l’idée d’une Europe politique, notamment dans la recherche de nouveaux ancrages affectifs au-delà du lien instrumental avec un espace économique, dans la définition de nouvelles solidarités entre les nations et entre les citoyens, dans l’imagination d’une citoyenneté qui serait le moteur d’une identité européenne. La Turquie membre de l’Union permet de faire de l’Europe un espace de diversité politique.

Le Taurillon : D’après vous, si l’on devait invoquer un seul argument pour rejeter la candidature de la Turquie lequel serait-il ? De la même manière quel serait le meilleur argument plaidant pour son intégration ?

Riva Kastoryano : Un argument pour rejeter la candidature de la Turquie serait son évolution politique. Depuis quelques années la Turquie traverse des crises politiques successives qui se résument en une crise de confiance : confiance vis-à-vis du pouvoir, vis-à-vis de ses institutions et vis-à-vis des intentions de la classe politique au pouvoir. Ces crises sont devenues explicites par l’assassinat du journaliste arménien Hirant Dink. Elles mettent en évidence les tensions entre l’AKP – parti au pouvoir et l’opposition – CHP – parti qui continue à prôner l’idéologie kémaliste, tension entre un discours d’ouverture et des forces nationalistes exclusivistes dont les frontières sont de plus en plus difficile à définir…. La question kurde, la laïcité, la liberté religieuse et les questions européennes sont perçues et discutées à travers ces prismes. La normativité européenne s’impose plus que jamais pour éviter les dérives politiques et assurer une certaine stabilité politique en Turquie à la fois à l’intérieur du pays comme dans ses frontières.

Mais en même temps la position géopolitique de la Turquie revient à l’ordre du jour. La Turquie cherche à poursuivre son émancipation dans le Caucase (Georgie, Arménie, Azerbaïdjan) et dans le Moyen Orient en jouant le rôle d’intermédiaire entre Israël et la Syrie. Bien que la question se pose de savoir quel sera l’effet des élections américaines et de la politique vis-à-vis du Moyen Orient dans le rôle que s’est donné la Turquie dans le Moyen Orient, ce pays tampon est un pont important entre les continents, les cultures et constitue un moyen d’intégrer l’Union européenne dans la globalisation.

A cet argument s’ajoute son dynamisme économique, social et culturel, source de vitalité surprenante et de souffle nouveau pour un dialogue indispensable entre les cultures.

Illustration : photographie de Riva Kastoryano sur le site de Science-Po.

Cet article s’inscrit dans le cadre d’une semaine consacrée à la question de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Les positions et les propos soutenus au travers du présent article n’engagent que leur auteur.

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Vos commentaires
  • Le 11 novembre 2008 à 16:07, par Stéphane-Emmanuel RAYNAUD de FITTE En réponse à : « L’Europe a besoin de la Turquie (...) pour se donner les moyens de devenir une véritable puissance et s’intégrer dans la globalisation »

    Bravo et merci, Leo, pour cet entretien ! On pourrait également poser la question : qu’est-ce que la Turquie pour les Européens ... ?Les réponses s’avèrent édifiantes dans nos actions de terrains ! Courage ...  ;-) SE

  • Le 12 novembre 2008 à 08:08, par naiko En réponse à : « L’Europe a besoin de la Turquie (...) pour se donner les moyens de devenir une véritable puissance et s’intégrer dans la globalisation »

    Je pense au contraire que la Turquie, grande puissance au coeur de l’Asie mineure, carrefour de régions vitales, de mondes culturels divers, et notamment d’une aire culturelle turcophone vivace en Asie centrale, a un rôle à jouer par elle-même, solidement arrimée à l’Union Européenne, dans le cadre d’un accord stratégique de voisinage, mais en gardant sa liberté d’appréciation, d’action politique, diplomatique, sa marge de manoeuvre économique aussi. Ceci pour le plus grand avantage mutuel des deux partenaires. Quant à l’argument de type « religieux », je le trouve objectivement insultant pour les 20 à 25 millions de musulmans citoyens de l’Union Européenne. L’Islam est déjà la deuxième religion au sein de l’Union Européenne : les musulmans européens ont-ils besoin des Turcs pour se faire reconnaître leur existence, leurs droits, dans les pays européens de l’UE ? Non est la réponse. Quant à l’histoire européenne, personne ne pourra faire qu’elle n’ait été ce qu’elle est, marquée de l’empreinte du christianisme, souvent en lutte contre l’expansion de l’empire ottoman, empire qui a laissé des traces jusqu’au coeur de l’Europe. Qu’une réconciiation soit nécessaire sur le sujet, c’est un fait, mais elle doit se faire progressivement, et venir des deux côtés. Sur le plan des valeurs partagées, de la démocratie, n’oublions pas que la Turquie est membre du Conseil de l’Europe. C’est là que se fait l’acculturation progressive, qui commence par le respect des décisions de la Cour européenne des droits de l’Homme, point essentiel. Sur le plan de l’adaptation de l’armée aux exigences de non interférence avec la vie civile, l’aire politique, l’appartenance de la Turquie à l’OTAN lui donne quelques engagements basiques à cet égard. Que les autre Etats membres devraient s’aviser d’utiliser à meilleur escient. Quant au besoin qu’aurait l’Europe de la Turquie, c’est un discours qu’on entend ou lit effectivement très souvent en Turquie. J’y vois comme le relent d’un nationalisme encore très vivace en Turquie, nationalisme de « premier type », tel qu’on le connaissait en Europe il y a, disons, trois quarts de siècle, et contre lequel les guerres (notamment coloniales, pour certains pays de l’UE) nous ont- on l’espère tout du moins - vacciné.

  • Le 13 novembre 2008 à 20:28, par Maël Donoso En réponse à : « L’Europe a besoin de la Turquie (...) pour se donner les moyens de devenir une véritable puissance et s’intégrer dans la globalisation »

    Même si tu fais bien de soulever la question, on pourrait revenir longuement sur la phrase : « Quant à l’histoire européenne, personne ne pourra faire qu’elle n’ait été ce qu’elle est, marquée de l’empreinte du christianisme, souvent en lutte contre l’expansion de l’empire ottoman. » Il me semble qu’on ne peut pas nier, dans cette histoire européenne, le rôle essentiel de la Turquie, qui a été tour à tour territoire hellénique, coeur de l’Empire romain d’Orient, puis de l’Empire byzantin. Mais ceci serait un long débat, et par ailleurs tu as raison de dire que la réconciliation se fera sans doute progressivement.

    Je voudrais par contre revenir sur une autre idée : on a souvent suggéré que la Turquie ne devrait pas rejoindre l’Union européenne en raison de sa position stratégique en Asie mineure, et parce qu’elle a déjà un rôle de carrefour et de médiateur culturel important dans cette région. Je ne pense pas qu’il faille accepter cet argument tel quel. En effet, nombreux sont les pays de l’Union qui ont un lien stratégique privilégié avec d’autres régions que l’Europe, et l’intégration européenne s’en est trouvée renforcée et non affaiblie.

    L’Espagne et le Portugal ont des liens privilégiés avec l’Amérique latine, la France avec bon nombre de pays d’Afrique, et le Royaume-Uni avec les nations du Commonwealth. Réunies, ces sphères d’influence regroupent des régions extrêmement diversifiées, aux cultures parfois très différentes de l’Europe. L’Union n’a pourtant pas été affectée par cette diversité. Au contraire, ces liens privilégiés ont permis à la diplomatie européenne de s’affirmer sur la scène internationale, et contribué à l’émergence du soft power européen.

    On peut discuter de la compatibilité de la Turquie avec l’Union sous bien des aspects. Mais la position stratégique de la Turquie au sein d’une aire culturelle de l’Asie mineure ne me semble pas être un obstacle insurmontable. Ou alors pensais-tu à un problème concret particulier ?

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