L’Europe en manque de culture

Et si la culture devenait communautaire ?

, par Mehdi Drici

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L'Europe en manque de culture

« Si l’Europe était à refaire, je commencerai par la Culture. » Cette sentence, faussement attribuée à Jean Monnet, révèle l’Europe à ses manques. Face à cette supposée timidité, une question, presque existentielle, suspend toute velléité : qu’est ce que la culture d’un point de vue européen ?

Pas de défense, pas de culture

Aux prémices de la construction européenne, un traumatisme : l’échec fracassant de la Communauté Européenne de Défense en 1954, suite à un vote français défavorable qui calmera les ardeurs des plus pro-européens. Surtout, cet échec laissera libre cours à la politique des « petits pas » de l’économie (CEE), de l’énergie (CECA) et du nucléaire (EURATOM) pour réaliser l’Europe. Ainsi, aucune référence à la culture dans le traité de Rome de 1957 [1].

Et pour cause, la culture touche à l’identité, au politique. Et puis s’immiscer dans la culture élargirait considérablement le champ d’action de la Communauté. Ce qu’aucun des États ne souhaite vraiment.

Naissance du "travailleur culturel"

Qu’est ce que la Communauté peut accomplir dans des domaines éloignés de ses sphères de compétence directes ? C’est ce que se demande notamment Robert Grégoire, membre de la Direction Générale « Recherche et Développement » au début des années 70. En 1972, il soumet à la Commission un Memorandum au titre évocateur : « Pour une action communautaire dans le domaine de la culture ».

Sa thèse est simple. La culture dès lors qu’elle est liée aux besoins économiques et sociaux concerne la CEE. Les auteurs, les cinéastes, les musiciens sont des "travailleurs culturels", et par ce fait d’être des travailleurs, s’inscrivent dans ce cadre. Grâce au soutien d’Altiero Spinelli [2], commissaire à la « Politique industrielle », la Commission adopte le Memorandum tel quel. Pourtant, une dizaine d’année s’écoule avant d’en tirer une définition communautaire du "secteur culturel" (et non de la culture) : « l’ensemble des personnes et des entreprises qui se consacrent à la production et à la distribution des biens culturels et des prestations culturelles ». Une définition consensuelle qui évite l’écueil du rôle des institutions publiques.

Cultures et représentations du monde

L’Europe est en effet tiraillée entre différentes visions du rapport culture/État :
 D’un côté, l’État est garant d’une offre culturelle, il soutient des actions et des espaces d’expression.
 De l’autre, la culture relève du domaine privé, où l’État se doit de rester neutre et où son intervention peut se révéler dangereuse pour la vitalité et la liberté d’expression culturelle.

Voilà pour les deux idéaux types, français et anglo-saxons. Ces deux représentations du monde culturel sont entrées en conflit à partir de 1986, pendant les négociations du GATS (General Agreement on Trade in Services) de l’Uruguay Round, qui visait à libéraliser les services et les activités culturelles. La France a prit la tête de l’opposition avec comme principe clé que « la Culture n’est pas une marchandise comme les autres » (Jacques Delors, 1993) en signifiant qu’elle appartient tout de même au monde du marché. C’est au milieu de ces débats que nait « l‘exception culturelle ».

Les États par le biais du Conseil mandatent la Commission pour négocier avec l’OMC. La position européenne s’est accordée autour de l’objectif de "diversité culturelle" [3] de manière unanime, et ce pour une raison simple : la présence de l’ogre hollywoodien au générique.

Aujourd’hui, l’Europe possède une vision commune de l’expression culturelle. Toutefois, ce consensus limite l’implication de l’Union dans le domaine culturel.

Des Traités qui restent timides en matière culturelle

Les Traités de ce point de vue se suivent et se ressemblent. Maastricht propose certes une évolution par rapport au Traité de Rome, et la coopération culturelle devient un objectif reconnu de l’action communautaire avec son article dévolu, le 128 qui deviendra le 151 dans le Traité d’Amsterdam en 1999. Mais rien de bien neuf avec Lisbonne ; l’Union peut bien mener des « actions d’appui ou de coordination » dans le domaine culturel.

Mais, on reste dans une posture intergouvernementale, avec la règle de l’unanimité comme principe d’application. Aucune initiative possible de la part de la Commission. Même si des projets d’envergure comme "Culture 2000" ou « Capitale européenne de la culture » se sont parfois mis en place, le budget allouée à l’expression culturelle reste ridiculement famélique, aujourd’hui 0,03 % du budget global.

L’Europe culturelle est encore loin.

Illustration : photographie issue du site de la Commission européenne illustrant le Programme MEDIA (2001 - 2005) qui vise à renforcer la compétitivité de l’industrie audiovisuelle européenne par une série d’actions incitatives portant sur la formation des professionnels dans les métiers du film, le développement de projets de production, la distribution et la promotion des œuvres cinématographiques et des programmes audiovisuels européens.

A lire : L’Europe et la culture sur Touteleurope.fr

Notes

[1Le Conseil de l’Europe, qui réunit les pays sur la base du respect des Droits de l’Homme, a bien adopté la Convention culturelle européenne en 1954 à Paris mais il s’agit d’une déclaration d’intentions, d’un espace de concertation, de respect de la diversité culturelle et linguistique.

[2Auteur du « Manifeste de Ventotene » en 1941 en faveur d’une fédération européenne ; Voir sur le Taurillon Bon Anniversaire Altiero Spinelli

[3« L’Union veillera […] à garantir […] pour la Communauté et ses États membres, de préserver et développer leurs politiques culturelles et audiovisuelles, pour la préservation de leur diversité culturelle. »

Vos commentaires
  • Le 29 avril 2008 à 15:07, par Gael En réponse à : L’Europe en manque de culture

    Article intéressant. Il est vrai que la France est championne en ce qui concerne « l’exception culturelle »... dès lors qu’elle est en langue française ! Je m’étonne régulièrement de l’hypocrisie dont fait preuve l’Etat en matière de culture.

    Schématiquement, je constate : 1. Que la France n’a pas ratifié la Charte des Langues Régionales et Minoritaires pourtant obligatoire pour rentrer dans l’UE. 2. Que le budget français de la Culture est ridicule et se réduit encore en cette période d’austérité ! 3. Que le budget de la Culture français est essentiellement destiné à la capitale et quand je dis « essentiellement », c’est un euphémisme !

    La France n’a jamais compris le sens de la devise européenne, « Unis dans la diversité », et persiste à croire que si elle donne une place aux langues minoritaires sur son territoire, c’est la mort de la République ! Selon moi, ce serait au contraire une façon d’enrichir la richesse culturelle en France (et non pas forcément française).

    Je crois que toute l’Europe devrait river ses yeux sur le débat qui aura lieu le 7 mai à l’AN sur la place des langues régionales. Je n’attends pas grand chose, mais au moins, les députés seront obligés de s’engager...

    Gael.

  • Le 29 avril 2008 à 21:05, par Ronan En réponse à : L’Europe en manque de culture

    Bon, tout ça c’est sympa mais - quitte à vraiment promouvoir une politique européenne de la culture (?!), quel que soit le média privilégié - ça serait donc laquelle ?! (et pour dire quoi, exactement ?!)

    Quant à dire que la culture touche à l’identité, au politique, permettez moi de ne pas être du tout (mais alors pas du tout...) d’accord avec cette vision de la question.

    La culture, l’identité, c’est personnel. Vous vous forgez les votres au détour des gens que vous cotoyez, des livres que vous lisez, des films que vous allez voir, de vos lectures, de vos expériences de vie, des héritages dont vous êtes porteurs (ou que vous refusez) et de l’itinéraire personnel qui est intimement le votre. (Merci donc de ne pas reduire autrui aux stéréotypes que sont les prétendues « identités collectives », et autres « montages » réducteurs...).

    Et la politique, c’est enciore autre chose : c’est la gestion publique des affaires de la cité par les structures administratives et gouvernementales « ad hoc » mises en place ; et ce : selon les choix démocratiquement exprimés par l’opinion publique (et via les « courroies de transmissions » institutionnellement prévues pour ce faire...).

    La mission de la politique, ce n’est pas surfer sur les passions (et surtout pas les susciter, façon « apprentis sorciers »...), c’est rationnellement extraire les enjeux de leur contexte passionnel, afin de - précisément - mieux résoudre les problèmes posés.

    Pour ce qui est donc de la culture en Europe, vu la volonté forcenée de certains à vouloir amettre de l’identitaire « brûlant » absolument partout (et surtout là où il ne devrait - en fait - y avoir que du politique « rationnel » et « froid »...), j’en suis donc arrivé à me demander si - par hasard - l’Europe ne souffrirait pas davantage du « trop plein » que du « vide » ici à nouveau déploré...

    A moins de vouloir absolument nous « vendre » cette prétendue identité « européenne » ectoplasmique qui n’est en fait que le vernis surperficiel - le plus petit dénominateur commun ?! - de nos irréductibles diversités...

  • Le 30 avril 2008 à 10:01, par krokodilo En réponse à : L’Europe en manque de culture

    Ronan, Quelle vision glaciale de la politique, avec d’un côté la gestion rationnelle et détachée des affaires publiques, et de l’autre les humains courants et leurs misérables passions. Je ne fréquente guère ces milieux, mais on se demande pourquoi les politiciens consacrent autant de temps à serrer des mains, à faire des réunions pas toujours productives, des repas avec beaucoup de convives. Pourquoi tant de politiciens ont-ils un contact facile ? C’est bien parce que la gestion des foules est aussi celle des passions humaines, des émotions.

    Je pense aussi qu’il y a un vide culturel dans l’UE, un manque d’échanges : Euronews ne sont que des infos, alors qu’une télévision européenne pourrait diffuser un choix de films, de débats, documentaires, reportages puisés dans toutes les télévisions publiques, doublés ou sous-titrés dans chaque langue, afin que nous nous connaissions mieux. En somme, l’esprit de Arte étendu à l’UE - d’ailleurs, l’avenir d’Arte doit être repensé.

    Il ne s’agit pas de fusionner, mais de se connaître mieux, dans l’esprit des festivals de cinéma, cannes, la Mostra de Venise, Berlin, etc.

    Ou alors que chaque chaîne nationale ait un quota européen à respecter, télé comme radios. j’aime beaucoup nombre de séries US, mais je crois aussi qu’un sentiment européen sera nécessaire à la construction et à la solidité de l’UE. Euronews ne suffit pas. Quant à French 24, c’est du délire, pardon : crazy.

  • Le 30 avril 2008 à 12:45, par Ronan En réponse à : L’Europe en manque de culture

    Utiliser les passions pour gouverner et mieux diriger les foules, c’est la définition même du terme de... démagogues. Et en général, quand on mélange la politique et les passions, ça finit mal. Voire très mal.

    Maintenant, qu’on me ne me fasse pas dire ce que je n’ai pas dit. Bien sûr qu’il y a un même de culture - en général - à la télévision. Bien sûr que je préférerai y entendre plus souvent parler de Sophocle que des Télétubies, de « Pan Tadeusz » (si possible en version originale, pourquoi pas sous-titrée...) que des « Feux de l’amour » et de l’oeuvre de Tchaïkovski que de la « Nouvelle Star ».

    Mais il s’agit là de « Culture » (à se forger individuellement) et non pas d’ « Identité » (lorsque ce mot est défini en tant que pluriel "collectif") ; « Identité » : un concept politique mal défini, sujet à toutes les interprétations, à toutes les manipulations et à toutes les instrumentalisations possibles... (et, comme d’habitude, pas toujours les plus nobles).

  • Le 30 avril 2008 à 16:10, par Public Sénat En réponse à : Éducation, culture et jeunesse : Débat de Jean-Pierre Jouyet à Lille le 7 mais sur Public Sénat

    Si vous êtes intéréssés par le sujet, retrouvez Jean-Pierre Jouyet, secrétaire d’État aux Affaires européennes, mercredi 7 mai à 16h30 sur Public Sénat. Le débat autour du thème « Éducation, culture et jeunesse » sera retransmis en direct de Lille. Plus d’infos sur www.publicsenat.fr

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