L’Europe est morte, vive l’Europe

, par Valéry-Xavier Lentz

L'Europe est morte, vive l'Europe

Un article du professeur de relations internationales américain Charles Kupchan paru dans le Washington Post, s’interroge sur la possibilité d’un échec de l’Union européenne, dans un contexte de nationalisme croissant.

Pour attirer l’attention, les médias se doivent d’avoir des titres percutants. C’est ainsi que le célèbre magazine Wired titrait le 17 août 2010 The Web Is Dead. Long Live the Internet (Le Web est mort, vive l’Internet). L’article avait le mérite de lancer un débat sur les tendances actuelles dans les technologies de l’information où l’accès aux données se fait désormais via une multitude d’interfaces différentes et non plus seulement à travers un navigateur web [1].

Dans le même esprit, Presseurop relayait le 2 septembre 2010 sous un titre épique : “L’Union européenne se meurt un article du Washington Post un peu plus sobrement intitulé “As nationalism rises, will the European Union fall ?“. Frissons...

Le retour du réflexe nationaliste

Charles Kupchan, professeur de relations internationales à l’université de Georgetown, observe que le processus de construction européenne tel qu’il se déroulait depuis un demi siècle semble désormais au point mort.

Le principal facteur de cette situation est selon lui la renationalisation de la vie politique et le souverainisme des dirigeants politiques au pouvoir, lesquels ne prêtent plus guère de valeur à l’intérêt commun.

La transformation de la politique du gouvernement allemand, qui privilégie désormais une vision étroite de l’intérêt national, est le symptôme le plus visible de cette situation. L’échec du processus de ratification du projet de Constitution européenne, et les incidents du processus de ratification du traité de Lisbonne, l’arrivée au pouvoir des eurosceptiques du parti conservateur britannique, les succès électoraux de l’extrême-droite aux Pays-Bas ou en Hongrie et des nationalistes en Flandres, sont autant de dangers pour l’Union européenne.

Le risque ? L’insignifiance géopolitique des pays européens et, pour les États-Unis l’absence d’un partenaire capable de prendre sa part à la gestion des affaires mondiales.

Pour l’auteur, cette tendance s’explique par plusieurs facteurs.

Une question de génération, tout d’abord. Si, pour ceux qui ont grandis au cours de la seconde guerre mondiale puis de la guerre froide, le projet européen représentait un moyen d’échapper à ce passé sanglant. Ce n’est pas le cas des plus jeunes.

Dans le même temps, la mondialisation économique et la crise financière remettent en cause l’État providence traditionnel auquel la plupart des Européens sont attachés et l’Union européenne sert trop souvent de bouc-émissaire pour cette situation.

L’élargissement de l’Union européenne aux pays anciennement vassaux de l’Union soviétique a aussi eu pour conséquence d’accueillir des gouvernements peu désireux de partager la souveraineté fraîchement acquise.

Enfin, Kupchan prend exemple de la réticence de l’opinion européenne à voir ses troupes intervenir en Irak voire en Afghanistan pour conclure que l’Europe, en dépit de ses vélleités de peser plus dans les affaires internationales, n’est pas prêtes à en assumer les responsabilités.

L’Union s’efforcerait donc de gérer les affaires courantes dans l’espoir de voir émerger une nouvelle génération de leaders susceptibles de se réapproprier le projet européen. Pour l’instant, on ne perçoit en rien l’arrivée de tels dirigeants et l’Europe s’oriente doucement vers une régression historique majeure.

Un eurobaromètre paradoxal

Un Eurobaromètre récent a été particulièrement remarqué par les propagandistes nationalistes qui ont relevés le chiffre de 49% de réponses négatives à la question de savoir si appartenir à l’UE est "une bonne chose" pour leur propre pays.

Naturellement, au delà de ce désamour contextuel, la tendance de fond de toutes ces enquêtes persiste. “Ce même sondage indique qu’il existe un désir croissant de rassembler et de consolider l’énergie politique européenne.” relève Marco Zatterin dans La Stampa [2].

Le contexte est mauvais. Le décalage entre une opinion qui reste très largement majoritairement dans l’attente envers l’Union européenne et des gouvernements menant une politique nationaliste et eurosceptique est massif.

On se souviendra, en France, des débats de 2005 où au delà des hoaxes et de la démagogie habituelle des partis nationalistes, on a surtout relevé une véritable déception envers un projet de traité très largement en deçà des espérances plutôt qu’un rejet dans son principe de la construction européenne.

Les réflexes nationalistes des dirigeants politiques ont donc des conséquences graves quand elles aboutissent lors de la recherche d’améliorations des instruments de gouvernance européenne à des compromis médiocres (traité de Lisbonne) ou à des traités catastrophiques (traité de Nice), dont les insuffisances ne peuvent que provoquer le scepticisme sur l’Union européenne au sein de l’opinion.

Le nationalisme poli de la classe politique

En dépit de cette tendance durable de l’opinion en faveur d’une intégration européenne plus approfondie, et des nécessités de notre époque qui impliquent un rapprochement accru des politiques européennes , les politiques se complaisent presque tous dans un nationalisme soft, sous couvert d’un européisme de façade [3].

Les dérapages systématiques de responsables de la majorité présidentielle française autour de l’affaire des Roms, très vites applaudis par les rouges-bruns, sont révélateur d’une incompréhension plus ou moins feinte et d’une hostilité plus ou moins polie envers les institutions communautaires et le projet européen.

Le fait est que dans l’Union européenne d’aujourd’hui le pouvoir est exercé encore aujourd’hui essentiellement par le Conseil et le Conseil européen c’est à dire un praesidium de représentants des gouvernements nationaux.

Pour conquérir le pouvoir le plus grand et y rester le plus longtemps c’est donc dans un cadre national que se construit exclusivement une carrière politique. Le nationalisme de la classe politique n’est donc pas un nationalisme de nature idéologique mais un nationalisme corporatiste. C’est pourquoi ce conservatisme peut parfois, lorsque des circonstances exceptionnelles y conduisent, aboutir à des compromis avec les progressistes européens qui portent en germe quelques avancées allant dans le sens de la construction d’une Europe unie et démocratique. Ces circonstances fortes ont pu être par exemple la guerre de Corée, l’effondrement des dictatures communistes d’Europe, et dans une moindre mesure ces derniers mois la crise financière dont la Grèce a été victime.

Alors que l’évolution du monde rend de plus en plus insuffisant et illusoire l’exercice du pouvoir politique au niveau national, la structure institutionnelle existante conduite les élites à rechercher uniquement celui-ci et par conséquent à le préserver à tout prix.

La question qui se pose alors pour les citoyens européens désireux de bénéficier de solutions effectives et aux militants européens désireux de contribuer à la mise en place de celles-ci est donc : devons-nous attendre ces circonstances exceptionnelles où l’apparition au plus haut niveau de très hypothétiques hommes ou femmes providentiels ?

La nécessaire eurocritique des fédéralistes

Le militant se devant d’avoir à la fois le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté [4] nous ne pouvons que répondre par la négative à cette question. Encore faut-il désormais, comme nous y invitait l’un de nos adversaires avoir le courage de porter la contradiction non seulement aux nationalistes autoproclamés mais aussi ceux qui se dissimulent sous un faux-nez européiste, lesquels, en exerçant le pouvoir effectifs sont les premiers responsables de l’immobilisme périlleux dans lequel s’enferre l’Europe.

Les fédéralistes ont été les premiers eurocritiques. Ils se sont opposés, lors du Congrés de La Haye, aux représentants de l’ordre établi qui prônaient une simple coopération intergouvernementale. Ils se sont divisés au sujet des Communautés européenne, les uns espérant qu’elles permettraient de faire avancer la cause de l’union de l’Europe, les autres en soulignant les insuffisances démocratiques. Finalement rassemblés, avec succès, en vue de promouvoir l’élection au suffrage universel direct des eurodéputés, puis la monnaie unique, le discours des fédéralistes est resté marqué par une conscience forte, et une dénonciation constante des limites de l’approche dominant la construction de l’Union européenne.

Chaque traité a en effet été marqué par la progression en parallèle de sa dimension fédérale et démocratique mais aussi par la mise en place d’organes marqués par un intergouvernementalisme contre-productif. L’Union européenne semble en effet freiner et accélèrer en même temps, ou pour les optimistes, faire à chaque étape deux pas en avant suivi d’un pas en arrière.

Les faits restent têtus : seuls les aspects communautarisés, en d’autres termes les plus proches d’une forme de fédéralisme, fonctionnent dans l’Union de manière satisfaisante. Partout ailleurs, l’Union européenne engendre déception et frustration.

Alors que l’on avait senti en 1992, le vent du boulet, celui-ci est tombé depuis sur l’Union européenne naissante. La question est de savoir s’il a frappé une simple muraille ou s’il en a ébranlé ses fondations. Les fédéralistes n’en conservent pas moins la sensation de jouer les Cassandre face à des gouvernements autistes, au mieux, hypocrites, au pire.

Préconiser un catalogue de réformes institutionnelles ne suffit pas : nous menons un combat culturel, un combat qui implique la rénovation du pouvoir et des comportements politiques à tous les niveaux.

La nouvelle eurosclérose que nous observons vient démontrer que les critiques des fédéralistes envers l’Union européenne sont plus que jamais d’actualité. C’est cette dimension eurocritique de notre discours qu’une publication comme le Taurillon, et les organisations qui la soutiennent, doivent aujourd’hui privilégier plus que jamais tout en imaginant des formes de mobilisation adaptées à notre temps pour rassembler.

Oui, l’Europe intergouvernementale se meurt. Une autre Europe doit lui succéder.

Merci de m’avoir lu. À présent, vous devriez cliquer sur « Like » puis sur « Répondre à cet article ».

Les réactions à l’article de Charles Kupchan

Carlo Bastasin publiait le 3 septembre dans Il Sole 24 ore une réponse intitulée “N’enterrez pas si vite l’UE”. Il souligne notamment la mise en place d’une ébauche de gouvernement économique, la mise en place du service diplomatique commun, ou encore la nouvelle stratégie poru le marché intérieur comme autant de signes que malgré tout les progrés se poursuivent. Modestement. Lentement.

Sur Le Taurillon, lire aussi : L’Union européenne se meurt-elle ? de Michel Gelly.

Presseurop signale également à la suite du même article une série d’autres réactions.

Remerciements

Merci à Ronan Blaise, David Soldini et à Jessica Chamba pour leurs retours sur le premier jet de cet article ce texte.

Notes

[1Lire à ce sujet la réaction de Tristan Nitot : Le Web est-il vraiment mort  ?. Oui c’est hors sujet. So what ?

[2cf. L’Europe trahie par les Vingt-Sept de Marco Zatterin sur presseurop.eu.

[3On parle ici du nationalisme en tant que croyance en l’État national comme devant être la forme d’organisation politique ultime, exclusive et indépassable de l’humanité. S’il ne comporte pas nécessairement de dimension xénophobe ou belliqueuse, le nationalisme par sa nature même porte en germe les conflits que les fédéralistes espèrent éviter ou atténuer en proposant la recherche de lois communes.

[4Antonio Gramsci : http://fr.wikipedia.org/wiki/Antoni....

Vos commentaires
  • Le 28 octobre 2010 à 09:18, par Cédric En réponse à : L’Europe est morte, vive l’Europe

    Entièrement d’accord

  • Le 28 octobre 2010 à 13:57, par Sandy Claws En réponse à : L’Europe est morte, vive l’Europe

    C’est un constat qui est fait un peu partout en ce moment. On le rapproche beaucoup de la situation initiale de l’Europe du Manifeste de Ventotene. Force est de constater que des similitudes flagrantes existent, mais l’Europe ne peut qu’avancer ; quel dirigeant prendrait la responsabilité de faire reculer le Traité ?

  • Le 28 octobre 2010 à 20:44, par Ronan En réponse à : L’Europe est morte, vive l’Europe

    Merci pour cet article. De profondis, l’intergouvernementalisme (& RIP...).

  • Le 1er novembre 2010 à 20:15, par Martina Latina En réponse à : L’Europe est morte, vive l’Europe

    Merci pour cet article découvert au retour de la Crète que j’ai retrouvée après dix-sept ans et quelques profondes transformations européennes : l’Europe n’en finit pas de naître depuis les villes minoennes qui sont les plus anciennes et les plus méridionales de l’Europe.

    Quelle vitalité se transmet sur cette île comme à tout le continent qui lui doit son essor, L’EUROPE ! Si l’enlèvement d’EUROPE la Phénicienne retrace après plusieurs millénaires le développement de la première civilisation européenne, fondée sur une constitution visible, visionnaire et populaire, quel avenir se dessine à l’UNION EUROPEENNE, par-delà une histoire commune aussi mouvementée, à travers des diversités linguistiques ou culturelles aussi nettes, vers une conscience EUROCITOYENNE et pour une construction solide autant que souple !

    Quelques journées de plongée dans le passé comme dans le présent de la Crète suffisent à prouver que la fraternité des Européens est non seulement possible, mais réelle : ancrée dans l’équilibre et dans la justice toujours possibles à l’Europe, mais surtout dans la communication spatiale et temporelle qu’incarna certain TAURILLON, dynamique bien plus que mythique, et que nos techniques actuelles peuvent rendre pleinement politique, démocratique, pour la hisser à la définition, puis à la quête, du bien commun, donc à la VASTE-VUE contenue dans notre nom d’EUROPE.

  • Le 2 novembre 2010 à 19:32, par Nicolas Delmas En réponse à : L’Europe est morte, vive l’Europe

    Encore faudrait-il que ce jour arrive bientôt. Cette ère où les derniers traits de l’Europe intergouvernementale basculeront dans une logique fédérale....

    Encore un peu...(plus beaucoup, j’espère)

  • Le 3 novembre 2010 à 15:09, par Cédric En réponse à : L’Europe est morte, vive l’Europe

    Pour approfondir l’idée selon laquelle « Préconiser un catalogue de réformes institutionnelles ne suffit pas », je vous suggère la lecture de la note du Parlement européen suivante :

    « Démocratie européenne, identité constitutionnelle et souveraineté : quelques répercussions de l’arrêt de la Cour constitutionnelle allemande sur Lisbonne dans la doctrine constitutionnelle européenne » Note du 17.05.2010 de Wilhelm Lehmann, Policy Department C - Citizens’ Rights and Constitutional Affairs, European Parliament

    http://www.europarl.europa.eu/activities/committees/studies/download.do?language=fr&file=32215

    La version française contient malheureusement quelques bugs de traductions. Mais voici deux extraits intéressants :

    p11 : « Certains auteurs prétendent qu’un engouement apparent quant au caractère sui generis de l’Union européenne – le Sonderweg constitutionnel européen, comme l’appelle Joseph Weiler avec à propos – a entraîné une stigmatisation du concept d’un parlementarisme européen fort en tant que signe d’inertie intellectuelle. Le plaidoyer contre la démocratie représentative en Europe n’est peut-être pas aussi solide qu’il apparaît et s’en passer pourrait coûter très cher. »

    p23 : « Il faudrait échapper au fétichisme constitutionnel, qui surestime le potentiel du discours constitutionnel et détourne l’attention d’autres mécanismes par le biais desquels le pouvoir et l’influence sont cédés de manière efficace (tels qu’une confrontation politique) et la communauté politique est constituée. »

  • Le 7 novembre 2010 à 16:35, par Axel de Saint Mauxe En réponse à : L’Europe est morte, vive l’Europe

    Bonjour,

    Difficile de critiquer votre constat, il est plutôt réaliste.

    Une chose est sûre, le fédéralisme européen est mort.

    Pour ce siècle, l’Europe ne sera qu’un ensemble moyen, dans un monde dominé par les asiatiques, les russes et les américains... après tout est-ce si grave ?

    Une idée :

    Et si les pays européens intégraient la confédération suisse ?

  • Le 7 novembre 2010 à 16:42, par Valéry-Xavier Lentz En réponse à : L’Europe est morte, vive l’Europe

    Dire que le fédéralisme européen est mort est erroné : comme nous le soulignons déjà dans l’article il est déjà en partie une réalité, l’Union européenne ayant de nombreuses caractéristiques relevant du fédéralisme. Il se trouvent que ce sont les éléments qui fonctionnent.

    À chaque crise majeure, les arbitrages se font en faveur de plus d’intégration. Le problème c’est qu’il serait préférable de prendre les devants plutôt que de simplement réagir.

    « après tout est-ce si grave ? » : oui, toute « domination » me semble problématique. D’autant plus si elle est le fait de régimes contestable comme la Chine ou la Russie.

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