L’Europe et le monde

L’Europe peut-elle faire face à ses responsabilités ?

, par Traduit par Emmanuel Vallens, Åsa Gunvén

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L'Europe peut-elle faire face à ses responsabilités ?

Il est une thèse de théoriciens et d’idéalistes selon laquelle des problèmes transnationaux appellent des solutions transnationales. Après une période de grands espoirs, l’idée d’une justice globale devient une notion vide de sens. Résultat, de plus en plus nombreux sont ceux qui perdent leur confiance dans les structures internationales, leur respect pour les dirigeants politiques, et leur sentiment de sécurité. La question qu’il faut aujourd’hui se poser en Europe est donc : quel rôle celle-ci peut-elle et doit-elle jouer dans la construction d’un ordre mondial durable pour le 21ème siècle ?

Quels sont les problèmes à résoudre ?

Malgré une prise de conscience généralisée, il semble bien que les moyens ne soient pas au rendez-vous pour résoudre les problèmes auxquels le monde fait aujourd’hui face. Et ce en dépit des progrès remarquables réalisés au cours des dernières décennies par le droit et les institutions internationaux. La souveraineté nationale et les intérêts étatiques étroitement calculés restent la norme prédominante qui les gouverne, laissant peu de place à un traitement international des problèmes et l’application du droit.

La question des problèmes environnementaux est un bon exemple. Malgré une situation de plus en plus sérieuse et une prise de conscience croissante, les avancées ont été contrecarrées par des calculs économiques de court terme, comme l’a montré le rejet américain du Protocole de Kyoto. Sans l’adhésion à cet accord du plus grand producteur de dioxyde de carbone au monde, la lutte contre le réchauffement climatique est grandement affaiblie, de même que la motivation des autres Etats, qui se sentent désavantagés par rapport à ceux qui ne sont pas partie à l’accord.

La préférence donnée à la souveraineté nationale plutôt qu’à celle des individus affaiblit la capacité de la communauté internationale à traiter les conflits internationaux et internes aux Etats, avec de graves conséquences humanitaires à la clé. Il suffit d’évoquer l’exemple effrayant du Rwanda. L’intervention reste dépendante de la volonté des parties au conflit ou des intérêts des membres permanents du Conseil de Sécurité. Parallèlement, les interventions en dehors du cadre du droit international se sont banalisées, contribuant à l’escalade militaire et, une fois encore, à l’affaiblissement de la confiance dans les structures internationales. La pauvreté, autre grand facteur des souffrances humaines sur la planète, reste sans solution, avec les effets contradictoires des interventions des institutions, du commerce avec les pays développés, des politiques de développement et de la mondialisation. Par ailleurs, le terrorisme s’est développé en dimension et en portée, parfois comme conséquence de ces échecs internationaux. Parallèlement, la réponse des Etats à cette menace souligne parfois le mépris dans lequel ils tiennent les droits de l’Homme. Cette opposition entre droits de l’Homme et souveraineté de la personne d’une part, et souveraineté nationale, d’autre part, est soulignée par les violations constantes des droits de l’Homme par des Etats comme l’Irak, la Chine ou la Russie.

L’Europe, un contributeur.

La plus grande contribution de l’Europe à la résolution de ces problèmes et à la construction d’un ordre mondial durable pour le 21ème siècle se déroule depuis plus de cinquante ans sans idéalisme particulier : il s’agit de la lente construction d’une intégration supranationale sans précédent, dans laquelle les Etats abandonnent certains pans de leur souveraineté afin de bénéficier de l’action internationale dans des domaines allant de l’environnement à la politique commerciale. C’est également un exemple réussi de construction institutionnelle supranationale qui, malgré plusieurs zones d’ombre, s’approche d’un système démocratique, dans lequel les Etats accordent leur confiance, à tel point qu’ils ont largement abandonné leur droit de veto.

Après avoir soutenu cet institutionnalisme libéral sur son propre territoire, il serait contradictoire que l’Europe rejette les solutions supranationales au niveau mondial, là où elles sont nécessaires. Tirant les leçons de sa propre expérience, l’Europe devrait plutôt défendre fortement le droit international, l’établissement réussi d’institutions et de normes internationales et la promotion des moyens de coexistence pacifique. Il faut donc que l’Europe promeuve aussi l’idée de multilatéralisme.

Prendre la tête de ce mouvement ne découle pas seulement logiquement de la structure même de l’Europe ; c’est également une responsabilité morale envers les protagonistes de la scène mondiale qui attendent de l’Europe qu’elle fasse preuve de leadership. Rares sont ceux qui peuvent contrebalancer l’unilatéralisme américain et rendre possible le changement ; et rares sont ceux qui par leur action peuvent conférer au développement international une telle légitimité politique. Une implication active de l’Europe est nécessaire, qu’elle seule soit concernée ou bien le reste du monde. Quels sont, en Europe, les impacts sécuritaires des interventions militaires unilatérales américaines qui ont comme conséquence un accroissement du réarmement et du terrorisme mondiaux ? Comment l’Europe est-elle affectée par le réchauffement planétaire, qui trouve ses racines aussi bien dans ses propres frontières que chez ses partenaires commerciaux, sans même parler de la couche d’ozone ? Quels sont en Europe les effets des conflits qui causent des crises humanitaires, des crises économiques, de l’immigration, etc ? Comment la faible croissance dans les pays en développement affecte-t-elle l’Europe par l’instabilité, les échecs du marché, l’immigration, etc.?

L’Europe et le droit international

Ces dix dernières années, le droit international s’est considérablement développé, en ampleur mais également en légitimité auprès des Etats et des citoyens de par le monde. Mais sur toute la planète, les espoirs se sont souvent transformés en déception, car le droit international a échoué et l’ONU a été incapable d’agir. Ou car les nations contournent l’ONU sur la scène internationale et décident d’agir de manière unilatérale, au mépris des progrès réalisés ces dernières décennies dans la construction d’un régime international durable.

L’Europe a souvent été défenseur du multilatéralisme, du droit international, et de la légitimité de l’ONU. Mais elle doit faire entendre ses exigences. A une époque où les Etats-Unis ignorent continuellement le droit international, contournent l’ONU et agissent de manière unilatérale, souvent en utilisant des moyens militaires, le monde, en demande de leadership, se tourne vers l’Europe. Dans des affaires comme l’Irak, l’Europe doit faire entendre la voix de ses citoyens sur la scène mondiale et condamner toute action unilatérale menée en dehors du cadre onusien. Quand, par exemple, les Etats-Unis font pression sur certains pays pour qu’ils contournent la Cour Pénale Internationale, l’Europe doit exercer une pression contraire, apporter son soutien moral et son aide.

Mais l’ONU et le droit international n’ont pas seulement besoin de soutien ; ils ont besoin de changement. Le Conseil de Sécurité, qui fut en son temps dessiné pour refléter l’équilibre des forces, est désormais dépassé, mais, comme c’est souvent le cas, le conservatisme institutionnel empêche tout progrès. Il faut clairement que l’Europe assume ses responsabilités et soutienne un programme de réforme ambieux pour l’ONU. C’est par une transformation du Conseil de sécurité, y compris par l’abandon du droit de veto des membres permanents, et par la création d’une assemblée démocratique au sein de l’ONU, que le droit international pourra progresser et que les Nations Unies pourront recouvrer leur légitimité en tant qu’institution. L’UE peut initier un tel changement en se faisant représenter par un siège unique. Mais les comportements de l’Allemagne, qui demande un siège, ou de la France et du Royaume-Uni, qui s’accrochent au leur, ne favorisent pas particulièrement un tel développement. L’Europe pourrait également montrer l’exemple en établissant sa propre armée, une armée soumise à un contrôle international plutôt qu’à un commandement national. Cette armée serait mise à la disposition de l’ONU comme force permanente à utiliser sous mandat de l’ONU, ce qui, là encore, renforcerait sa capacité d’agir et sa légitimité.

« Deux poids, deux mesure », ça suffit !

L’Europe est devenue le plus grand contributeur du monde pour l’aide au développement, montrant une nouvelle fois l’exemple au reste des acteurs internationaux. Mais l’aide ne constitue qu’un des aspects de la politique de développement. Au cours des dernières décennies, on a pu constater que la communauté internationale utilise souvent les pays en développement pour la poursuite de ses objectifs économiques ou idéologiques. L’Europe devrait dire clairement que la capacité des pays à assurer seuls leur propre développement ne saurait être mise en question.

Concernant le commerce, l’Europe a clairement montré, grâce à son exemple sans précédent de la libre circulation des marchandises, des services, et des capitaux au sein de l’UE que le libre échange entre Etats bénéficie à chacun. Dans ce contexte, il est inacceptable que l’Europe pratique deux poids, deux mesures, en laissant fermées ses frontières extérieures. L’Europe, qui constitue aujourd’hui le plus grand marché du monde, se doit d’être à la hauteur de son propre exemple et de permettre aux pays en développement d’accéder à ses marchés pour qu’ils croissent durablement. Au cours du cycle de Doha, le message de l’Europe doit être clair : non au deux poids, deux mesures entre les pays développés et les pays en développement ! La Politique Agricole Commune est un autre problème à traiter courageusement, si l’Europe veut assumer ses responsabilités dans le monde. Là encore, il est clair que la réforme ne fera pas qu’aider les autres, mais que la disparition des frontières est indispensable pour que l’Europe renforce son efficacité et sa capacité à faire face aux enjeux de la concurrence du siècle qui s’ouvre.

La question du commerce est typique du danger que l’Europe, qui s’est construite sur le principe de la coexistence supranationale, lui tourne le dos et regarde vers le principe rétrograde de l’égoïsme national étroit, en se concentrant cette fois sur l’UE dans son ensemble plutôt que sur les Etats membres pris un par un. La construction supranationale européenne s’est développée sur la base d’une vision s’appuyant sur un ensemble de valeurs et un strict calcul d’efficacité. Si le calcul sur lequel l’UE est fondée est correct, alors l’Europe ne peut légitimement résoudre différemment l’équation posée par les questions internationales qui impliquent d’autres régions du monde. Si l’Europe croit dans les modes non militaires de résolution des conflits, elle ne devrait pas lever l’embargo sur les armes vers et en provenance de la Chine pour protéger ses intérêts commerciaux. Si l’Europe croit dans les droits de l’Homme et en la démocratie, ses dirigeants ne devraient pas, quels que soient les intérêts énergétiques des Etats ou de l’UE, poser en souriant avec Poutine sur la photo, bras dessus, bras dessous. L’Europe devrait plutôt créer un précédent et mettre de côté ses intérêts nationaux ou européens, et défendre clairement la justice internationale. Rares sont ceux qui peuvent se permettre de défendre une cause aussi fermement. Rares sont ceux qui, pouvant se le permettre, sont également prêts à le faire.

Pour que ça change, il faut que l’Europe change

...pour jouer un rôle actif sur la scène mondiale, l’Europe doit parler d’une seule voix...

L’Europe est la plus grande économie de la planète disposant également d’une grande légitimité politique de par le monde : elle est dans une position unique pour jouer, au cours du siècle qui s’ouvre, sur l’ordre mondial et l’éthique universelle. On a déjà évoqué la confiance accordée et les espoirs placés en l’Europe par les acteurs de la scène internationale qui cherchent une alternative à la domination américaine. On a également vu que l’UE, lorsqu’elle parle d’une seule voix, est déjà capable de faire avancer les choses dans la bonne direction.

Mais si elle veut jouer ce rôle, l’Europe doit encore se développer, et les Etats membres doivent avoir le courage d’avancer ; au nom de l’intérêt national, au nom de l’intérêt européen, mais également au nom de sa responsabilité internationale.

Condition à la réalisation de cet objectif : la création d’un cadre institutionnel qui permette à l’Europe de parler d’une seule voix sur la scène mondiale. Cette politique étrangère devrait relever du niveau européen, où les décisions devraient être prises sans droit de veto. Pour jouer un rôle actif sur la scène mondiale en parlant d’une seule voix, l’Europe a besoin d’un ministre des affaires étrangères. Parlant d’une seule voix, l’Europe aura du poids, ce dont manquent aujourd’hui chacuns ses Etats membres.

L’Europe peut faire la différence pour le monde de demain si elle le décide. L’Europe est prête. Et les gouvernements ?

(article traduit par Emmanuel Vallens, membre du Bureau national des Jeunes Européens - France)

Article publié dans l’édition de juin 2006 du Federalist Debate, Papers for Federalists in Europe and the World

Image :

 Organigramme du Gouvernement mondial, source : Wikimedia

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