La Bosnie, État en construction sans nation
Ce pays reste en effet encore pétri de clivages, et connaît des progrès en trompe l’œil. S’il est essentiel de « gagner la paix », il apparaît que les accords de Dayton, conclus en 1995 et ayant mis fin au conflit dans le pays, ont consacré une « paix négative ». Le pays est aujourd’hui une fédération composée de deux entités, sur des critères ethniques : la Republika Srpska (peuplée en majorité de Serbes) composée de deux « poches », à l’est et au nord-ouest, et la fédération croato-bosniaque (peuplée en majorité de musulmans), elle-même composée en cantons disposant de larges prérogatives. Illustrant l’obsolescence des Accords de Dayton et les dysfonctionnements du système politique qui en est issu, il aura fallu quinze mois après les dernières élections législatives pour aboutir, en décembre 2011, à la formation d’un gouvernement bosnien, à quelques encablures seulement du fameux « record belge » (541 jours) en la matière.
Symbole d’une absence de « vivre ensemble », les dirigeants de la Republika Srpska ont appelé dix fois à un référendum sur l’indépendance de cette entité ces cinq dernières années... Or on estime que 80% de sa population se prononcerait en faveur d’un tel scénario. Le pays est qui plus est doté d’un hymne sans paroles, et, à titre anecdotique, des débats sans fin ont eu lieu ces dernières années sur l’alphabet des plaques minéralogiques. Fait qui interpelle, dans la même veine, jusqu’à il y a peu, la Bosnie avait deux armées, une par fédération !
Les réformes ne procèdent pas d’une volonté partagée, mais sont imposées par l’extérieur, et de plus en en plus par l’Union européenne (qui dispose par exemple des compétences pour harmoniser les systèmes de police). Ne battant pas sa propre monnaie (le mark convertible a succédé au dinar yougoslave), l’État de Bosnie-Herzégovine est toujours sous perfusion internationale et onusienne, comme en témoigne la présence persistante du Haut-représentant. Plus haute-autorité politique du pays et nommé par l’ONU, il est en mesure d’annuler toute décision de l’exécutif ou du Parlement de Bosnie, et, à contrario, peut imposer à ceux-ci ses initiatives, ce qui pose un problème évident de légitimité. Un moindre mal diront certains, mais qui accentue l’impression des habitants de ne pas être maîtres chez eux, et ne permet pas de créer un sentiment de cohésion nationale. Décriée par de nombreux acteurs à l’intérieur comme à l’extérieur du pays pour son caractère artificiel, cette situation est entérinée dans la Constitution, qui constitue une annexe aux Accords de Dayton.
« Deux écoles sous le même toit »
Au-delà du pouvoir politique fragmenté (« trois États en un »), la société bosnienne est également extrêmement divisée : 60% de celle-ci n’a ainsi pas confiance dans « l’autre ». Cela reflète une « ségrégation officielle » entre les communautés, qui prend ses racines dans le système d’éducation. Il n’y a en fait pas un système national d’éducation, mais une pluralité de programmes et d’autorités responsables dans ce domaine. On estime qu’entre les différents échelons (national, fédéré, cantons), près de quatorze ministres s’occupent d’éducation en Bosnie-Herzégovine.
Concrètement, tous les élèves Bosniens se rendent bien dans les mêmes établissements, mais dans des classes séparées, voire à des horaires différenciés, selon leur communauté d’origine. Ils sont par conséquent confrontés à des programmes différents. Or, ceux-ci avalisent des visions divergentes de l’histoire récente : ainsi en Républika Srpska, Ratko Mladic est encore considéré comme un héros. Le chemin vers la réconciliation est donc encore long, en témoignent les propos de Madame Greta Kuna, ancienne Ministre de l’éducation dans le canton de Bosnie centrale, qui justifiait cette situation par le fait qu’on ne « mélange pas les pommes et les poires ».
L’intégration européenne, remède aux « maux bosniens » ?
On l’aura compris, la situation actuelle ne respire pas l’optimisme. Elle n’est cependant pas irréversible : les acteurs de terrain s’accordent à dire que la perspective de l’intégration européenne peut permettre à la Bosnie de « changer de focal ». L’UE a ainsi plusieurs cartes à jouer pour « doter les élites politiques bosniennes d’une vision commune », comme l’explique Florent Marciacq, chercheur à l’Université du Luxembourg. Pour le dire trivialement, elle est d’abord un « carnet de chèques » (à hauteur de cent millions d’euros par an), avec un régime de conditionnalité. Elle est ensuite une « boîte de résonance », puisqu’elle exerce une pression constante et élabore des rapports d’évaluation. Elle est par ailleurs une « boîte à outils », certains États membres pouvant faire profiter la Bosnie-Herzégovine de ses retours d’expérience, lorsque l’État central n’est pas fonctionnel (Tyrol du sud, Iles Féroé, Belgique…). Plus intéressant, l’UE constitue enfin un « point de convergence » pour les pays des Balkans : on constate en effet que tous les États s’alignent presque toujours sur ce que l’UE dit dans les instances de l’OSCE, alors qu’il s’y traite pourtant des sujets potentiellement sensibles, tels que la sécurité en Europe, ou les relations avec la Russie. Ceci est révélateur du fait que les pays des Balkans tendent à voir de plus en plus le monde comme l’UE.
La route vers l’adhésion est donc encore semée d’embûches pour la Bosnie. Si le lancement, ce 27 juin, du dialogue de haut-niveau sur le processus d’adhésion de la Bosnie-Herzégovine à l’UE par le Commissaire européen à l’élargissement Štephan Füle, marque une étape dans la bonne direction, c’est avant tout d’un sursaut de la « société civile » que proviendra le salut du pays, et qu’il faut veiller à encourager. L’évolution inverse verrait la consécration des rivalités ethniques dans le débat politique en Bosnie, ce qui ferait de celle-ci un foyer d’instabilité durable aux portes de l’Union européenne.
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