Même si elle dispose – après cinquante ans d’une construction européenne lente et prudente, de certains attributs de la puissance, l’Union européenne ne s’oriente pas vers la construction d’un super-État-nation. Zaki Laïdi s’efforce de réfléchir à la spécificité de la puissance européenne en écartant de cette dimension la question constitutionnelle.
S’il ne nie pas que les institutions soient fondamentales, celles-ci n’ont selon lui que le sens que l’on veut bien leur donner
. Elles impliquent un questionnement préalable sur les choix et les préférences de l’Europe.
Le refus de la puissance
Les Européens n’aspireraient pas à la puissance au sens traditionnel du terme car ils ne se vivent pas et ne se voient pas comme les garants ultimes de leur sécurité
. En ne percevant pas sa participation au monde comme une lutte quotidienne pour sa survie – L’Europe adopte donc une approche des relations internationales qui ne relève pas de la Realpolitik. On retrouve ici l’opposition entre hard power (le Japon avant 1945, les États-Unis aujourd’hui) et soft power (le Japon depuis 1945).
Si l’on fait souvent le parallèle entre les États-Unis et l’Europe, l’auteur juge caricatural le discours selon lequel la finalité de la construction européenne serait de prendre comme modèle l’Union nord-Américaine. Il critique la vision optimiste d’un Jeremy Rifkin et constate que les Européens ont écartés dans leur projet constitutionnel l’idée d’un peuple européen alors que la Constitution américaine proclamait l’existence d’un peuple américain.
Zaki Laïdi conclut : L’Europe ne sera pas une grande puissance au sens d’un ensemble politico-militaire capable de faire jeu égal avec les États-Unis ou la Chine. Les Européens rejettent massivement cette éventualité. Au demeurant, à supposer qu’ils aient la volonté, ne s’exposent-ils pas à reproduire à l’échelle européenne ce qu’ils se sont efforcés de combattre entre-eux – l’idée de la puissance avec tous les attributs de la force et de la suprématie qu’un tel projet implique ?
.
L’Europe et la gouvernance mondiale
Là où les Européens – et donc l’Union européenne – jouent au niveau international un rôle significatif, c’est en cherchant à faire prévaloir l’idée de relations internationales régies par la règle de droit. Il s’agit de participer à la mise en place de normes venant organiser le monde et de les rende opposables à tous, y compris aux plus puissants.
Afin d’illustrer cette démarche l’auteur cite Romano Prodi qui déclarait en 2000 devant le parlement européen ce n’est pas prétendre à l’impérialisme que de vouloir étendre ces principes et partager notre modèle de société avec les peuples de l’Est et du Sud en quête de paix, de justice et de liberté ; en fait l’Europe doit aller plus loin. Elle doit se vouloir puissance civile globale au service du développement soutenable dans le monde
.
L’ambition des Européens est donc aujourd’hui d’imposer leurs préférences collectives – en matière d’environnement, de social, de société – souvent plus élevées que dans le reste du monde, pour en faire une référence, la norme au niveau mondial.
Cette ambition se concrétise par une démarche normative, notamment parce que la construction européenne a instauré une culture de souveraineté partagée où une norme commune peut être définie et respectée. Le projet européen a consisté à atténuer la dimension conflictuelle de la souveraineté, à inventer des normes et à contourner la souveraineté sans la détruire.
L’Europe met donc son expérience au service de la construction au niveau mondial de nouvelles normes, à travers lesquelles elle s’efforce de mettre en œuvre ses préférences. Zaki Laïdi parle ici d’une croyance dans la force socialisatrice du commerce, lequel conditionne aussi sa prospérité en tant que premier exportateur mondial ; mais aussi de la défense de valeurs non-marchandes ou de l’environnement.
Le souverainisme des États-Unis
Dans ce contexte ce sont les États-Unis et plus particulièrement les néo-conservateurs qui se sont fait les avocats d’une vision plus conservatrice des relations internationales basées sur la Realpolitik et le refus de normes internationales contraignantes. Cette vision souverainiste rejoint celle de ceux qui en Europe s’opposent à la construction communautaire.
Sur des enjeux tels que le protocole de Kyoto ou bien l’instauration de la Cour pénale internationale, les Européens ont fait preuve d’une vision cosmopolitique, c’est-à-dire l’idée de normes universelles communes à l’ensemble des êtres humains.
L’auteur présente un tableau comparatif des « performances » comparées des principales puissances et de l’Union européenne (en tant qu’ensemble d’États) en ce concerne la signature et la ratification de 34 grands accords internationaux. Dans la plupart des domaines, droit du travail, droits de l’homme, questions pénales, terrorisme, criminalité, environnement… les États européens sont parties à ces traités alors que les États-Unis n’en ont acceptés que 11 et la Chine 16.
Les réticences américaines s’expliquent d’une part par le caractère nouveau des grands traités contemporains qui concernent plus des enjeux sociétaux auxquels les États-Unis n’adhèrent pas nécessairement (principe de précaution, responsabilité différenciée selon les niveaux de développement des États…) et d ‘autre part par le système de gouvernance mondial qu’ils mettent en place progressivement en créant notamment des institutions susceptibles de produire du droit dérivé.
Plusieurs juristes américains ont théorisés cette attitude qui fondamentalement repose sur le cloisonnement hermétique entre droit interne et droit international. Les Européens ont pour leur part acceptés au niveau de l’Union les principes de primauté du droit communautaire et d’effet direct. Les États-Unis refusent ainsi l’idée d’un droit international accordant aux individus des droits qui primeraient sur ceux des États.
L’intérêt de l’essai de Zaki Laïdi est de donner une vision plus nette de la notion de puissance civile que mettent en avant ceux qui ont acceptés l’idée que l’Europe ne peut devenir une puissance traditionnelle. Son approche est assez convaincante lorsqu’il explique les pratiques mises en œuvre aujourd’hui. La critique d’une hypothétique « constitutionnalisation » de la gouvernance mondiale qui conclut son travail est toutefois plus faible car il l’illustre par un scénario à son tour caricatural (où il imagine que l’on pourrait recourir à la guerre pour défendre l’environnement).
Le principal reproche que l’on peut faire à cet essai – par ailleurs très utile – est l’occultation complète de la question démocratique, alors précisément que son propos consiste à démontrer comment l’Europe impose des normes. Il s’agit pourtant d’une des principales critiques des souverainistes, y compris Américains, envers ces normes supranationales. Si les préférences collectives défendues par les gouvernements des pays de l’Union et par cette dernière, reflètent celles des sociétés européennes, et que les traités sont ratifiés par des assemblées élues, le détail du droit dérivé est perçu comme échappant à la délibération collective et à la validation par des élus. Cette question aurait mérité au moins un chapitre. [1].
1. Le 12 mars 2008 à 10:34, par Diego En réponse à : La Norme sans la Force, de Zaki Laïdi
Intéressant, je suis toujours globalement d’accord avec Laïdi, dommage qu’il soit si peu écouter quand même par ailleurs...
2. Le 13 mars 2008 à 13:29, par dhalber DD En réponse à : La Norme sans la Force, de Zaki Laïdi
« (...) l’Union européenne ne s’oriente pas vers la construction d’un super-État-nation. »
Certes pas un « état-nation » ( enlevons ces traditionnelles et ridicules majuscules SVP), super ou non, selon les critères obsolètes utilisés habituellement en la matière. Même Zaki Laïdi semble ne pas prendre conscience de la rupture intellectuelle et politique que constitue l’irruption dans l’histoire de l’aventure européenne, espèce radicalement à part.
Etat, super-état, pas état ? La question n’est pas là. Car c’est la notion même d’état, sa définition, qui est en cause. Quelque chose de radicalement nouveau s’est mis en branle depuis 50 ans et personne n’en tire de conclusion. Là est le vrai malaise. Il y a un vide intellectuel dans la pensée politique de base.
Car si l’Europe n’est pas - encore une fois à sa façon si nouvelle et si particulière - un « état », qu’est-ce que c’est, alors ? Un monstre ?
La réflexion de Zaki Laïdi sur la puissance, la norme, le droit et leurs interactions rappelle en son temps celle de B. Pascal sur la justice et la force...
Sans doute, l’Europe apporte-t-elle du nouveau sur la question. Mais la digestion de ces nouveautés se fait lente et la vision en devient floue. Car les lunettes intellectuelles au travers desquelles on lit et étudie le phénomène ne sont plus adaptées. Comme à la fin du « moyen-âge » ?
Il y a la, me semble-t-il, un bien beau chantier d’études pour faire enfin progresser une question capitale, dans l’intérêt du monde entier qui a les yeux fixés anxieusement sur l’Europe comme on a les yeux fixés sur un nourrisson plein de promesses. Dans l’intérêt de l’avenir. L’Europe, à l’histoire si longue, si tragique, si compliquée, n’est pas derrière nous. Elle est devant. C’est un embryon politique, un « nouveau monde » en douloureuse mutation/gestation, qui mérite bien qu’on le « pense »...
La destabilisation actuelle de ses peuples, leur inquiétude devant l’inconnu appellent des réponses dans un langage adapté au nouveau temps. Le défi est à ce niveau précisément. Lever les ambiguités et les confusions de langage ! Innover en matière culturelle. Cela s’appelle une « Renaissance » ( avec la majuscule cette fois)...
3. Le 30 mars 2009 à 13:44, par Valéry En réponse à : Nouvelle édition
Une nouvelle édition de cet ouvrage est parue.
Celle-ci fait l’objet d’une chronique de Nicolas Leron sur le Taurillon
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