Le Voyage d’un Européen à travers le XXe siècle de Geert Mak

L’anatomie d’un siècle

, par Baptiste Thollon

Le Voyage d'un Européen à travers le XXe siècle de Geert Mak

Finalement, la saison littéraire européenne s’annonce bien. Après la lumineuse Révolution européenne..., dont nous parlions ici il y a peu, l’année 2008 nous offre le brillant Voyage d’un Européen à travers le XXe siècle de Geert Mak. Après son succès en néerlandais et en allemand, l’ouvrage nous est présenté en français dans une traduction remarquable de Bertrand Abraham et vient de recevoir le Grand Prix 2007 du Livre des Dirigeants dans la catégorie Essai.

L’opus - mille pages, douze parties contenant chacune environ dix chapitres et une centaine de notes, faites le compte ! - venait de s’échouer sur ma nouvelle méridienne. Dans l’embrasure de ma fenêtre, les ciels changeants d’avril [1] jaspaient d’anthracite la plaine des Flandres à la nature soudain exubérante.

Il fallait être fou ou bien avoir du temps - dans mon cas, les deux - pour sacrifier ainsi les premiers plaisirs du Printemps... Erreur ! Le Voyage d’un Européen... se lit vite et s’adresse à des gens sages.

Un Homère des temps modernes

Geert Mak est néerlandais et, si mon inculture ne me trahit pas trop, il nous est inconnu. L’auteur est surtout journaliste et écrivain. La précision est importante, car elle permet à notre homme d’allier la culture, qui manque au premier, et l’intelligence de l’objectivité, qui fait défaut au second. A la demande du NRC Handelsblad - dans un diner en ville, précisez qu’il s’agit du « quotidien de référence de l’intelligentsia néerlandaise » [2] -, Geert Mak a parcouru tout au long de l’année 1999 l’Europe à la recherche des traces - souvent ultimes, parfois cocasses, toujours émouvantes - de ce turbulent XXe siècle. Il en est résulté une série d’articles quotidiens en première page, puis, étoffé par une culture littéraire et historique à couper le souffle, un livre qui nous restitue une fresque passionnante des époques et de leur esprit.

Trois exemples - mais il y en aurait tant d’autres...

Abordant la Belle époque, Geert Mak prend l’Eurostar pour rejoindre dans la campagne anglaise Nigel Nicolson [3], quatre-vingt-deux ans, ancien membre de la Chambre des Communes, replié dans la cuisine de son château d’illustre lignée familiale, s’extasiant devant le cadeau d’une parente : un four micro-ondes. A l’heure du thé, de quoi parle-t-on ? De la relation triangulaire que les parents [4] de notre Gentleman désargenté entretenaient avec « Tante » Virginia Woolf [5]... Et c’est toute la société post victorienne qui ressuscite sous nos yeux.

Un peu plus loin, nous sommes invités à méditer quelques instants dans le Friedhof - littéralement lieu de Paix - de Leonding en Autriche sur une fosse au dessus de laquelle un sapin étend ses branches lugubres. Il s’agit de la tombe d’Alois et Klara Hitler [6].

Les Guerres - les deux grandes, ainsi que les plus petites - nous sont décrites avec cette conscience hollandaise qui renferme une précision à la fois comptable - aucun mort, aucun blessé ne nous sont épargnés - et anatomique - aucun viol, aucune souffrance, torture, famine, épidémie, lâcheté non plus. Geert Mak pousse même l’honnêteté journalistique jusqu’à sentir, à l’Ijzertoren de Dixmude [7], l’odeur du gaz moutarde - qui effectivement sent la moutarde.

« L’Histoire avec une grande hache »

L’intelligence de la démarche ne réside pourtant pas seulement dans la chronique des temps passés et la fouille archéologique des événements. Geert Mak ne nous raconte pas de simples histoires, mais l’Histoire - celle dont le truculent Professeur Jean-Charles Jauffret] nous rappelait sans cesse qu’elle « s’écrivait avec une grande hache ». Et à sa lumière, ou plus souvent à ses ténèbres, il prend prétexte à nous expliquer notre temps. Parfois ça marche : en refaisant le parcours du wagon plombé allemand qui conduisait Lénine à Petrograd [8] à la veille de la Révolution soviétique, Geert Mak s’arrête lui aussi en Suède et en Finlande et nous montre les lignes de fracture historique d’un monde scandinave dont nous idéalisons l’homogénéité [9]. Le Golfe de Botnie est décidemment plus large qu’on ne le croit.

Parfois ça tombe à l’eau. L’épilogue nous en offre une illustration qui, sans être aussi fâcheuse que celle de La Révolution européenne..., mérite tout de même que l’on s’y arrête. Nous souscrivons ainsi aux nouveaux défis de l’Europe - en réalité l’Occident - face au reste du monde, plus particulièrement asiatique et musulman. Mais si l’histoire européenne bégaye, elle ne se répète pas. Ou du moins, pas dans les mêmes termes. Certes l’Europe n’a pas abandonné ses vieux démons nationalistes et Raymond Aron prévenait déjà que "La tentation de sacrifier les libertés publiques à la vigueur de l’action n’est pas morte avec Hitler ou avec Mussolini« - je rajouterais aussi »ou avec Staline« . Mais ce ser6ait omettre les circonstances nécessaires à la réalisation de la prophétie, à savoir que »La force d’attraction des partis qui se donnent pour totalitaires s’affirme ou risque de s’affirmer chaque fois qu’une conjoncture grave laisse apparaître une disproportion entre la capacité des régimes représentatifs et les nécessités du gouvernement des sociétés industrielles de masses" [10]. L’Europe, tant économique que politique, culturelle, sociale et psychologique, de 2008 est loin d’être celle de 1933.

Mais encore une fois, ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain : Le Voyage d’un Européen, tout comme La Révolution européenne, mérite une lecture attentive et consciencieuse de notre part, car ce n’est pas seulement l’Histoire de l’Europe qui nous est ici peinte, mais bien le défi terrible qui l’attend : ne plus jamais recommencer un tel siècle !

Illustration :
 couverture de Voyage d’un Européen à travers le XXe siècle de Geert Mak, Ed. Gallimard, janvier 2008, 35 Euros en France, comptez un peu plus outre-Quiévrain.
 photographie de Geert Mak, issue de son blog.

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Notes

[1Ceux-là mêmes qu’Ella Fitzgerald & Louis Armstrong chantaient : « April skies are in your eyes, my darling... »

[3Pages 46-47.

[4Harold Nicolson et Vita Sackville-West, fille de Lord Sackville.

[5Le personnage d’Orlando est directement inspiré de Vita.

[6page 86.

[7Page 125.

[8aujourd’hui Saint-Pétersbourg.

[9Pages 168 et suivantes.

[10Raymond Aron, L’opium des intellectuels, Ed. Pluriel Philosophie, p. 26.

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