Toute l’histoire de l’Europe a été tournée vers la mer. Depuis la naissance de la civilisation gréco-romaine autour de la Méditerranée, jusqu’aux grandes expéditions à travers l’Atlantique et les autres océans, le peuple européen s’est toujours montré éminemment maritime. C’est par la maîtrise des voies de navigation que les idées européennes se sont transmises au monde entier, et ce sont les explorateurs européens qui ont accompli une grande partie du travail de cartographie du globe.
Aujourd’hui, la politique maritime intégrée de l’Union européenne [1] concerne essentiellement la libre-circulation des navires, la surveillance des frontières, l’harmonisation du transport et des activités maritimes, et la recherche océanographique. Ces chantiers sont intéressants à suivre : ils sont, en quelque sorte, le reflet des défis diplomatiques, stratégiques, économiques et technologiques qui existent également sur la terre ferme. On peut cependant regretter que les politiques européennes ne soient pas plus ambitieuses, et ne profitent pas des nouvelles avancées scientifiques et technologiques pour proposer, à long terme, un véritable programme de développement européen.
Lilypad : la cité flottante
Il faut d’abord évoquer quelques projets existants, et le mieux est peut-être de commencer par le plus futuriste d’entre eux, les Lilypads [2]. Imaginées par l’architecte belge Vinvent Callebaut, ces cités flottantes seraient conçues pour accueillir 50’000 personnes. Autosuffisantes en énergie et en eau, productrices de nourriture grâce à la pêche et à l’aquaculture, les Lilypads satisferaient toutes les conditions du développement durable, comparables en cela à des cités écologiques terrestres comme Masdar City [3], actuellement en construction.
Renouant avec un mode de vie nomade, les Lilypads flotteraient en suivant les courants marins, tels que le Gulf Stream. Vincent Callebaut a proposé une structure imitant trois collines, recouvertes de logements et aménagées en jardins suspendus, avec un lagon central pour récolter et épurer les eaux de pluie. Le projet Lilypad a été avancé comme une solution pour les millions de réfugiés climatiques qui risquent d’apparaître si la montée du niveau de la mer se poursuit.
Bien sûr, la technologie nécessaire à la construction des Lilypads laisse planer des doutes sur leur coût, voire sur leur faisabilité. Il est d’ailleurs connu que les cités géométriques idéales, aussi élégantes soient-elles, résistent rarement à la réalité et aux exigences concrètes des citadins. Le projet est cependant entré dans sa deuxième phase d’étude, et des structures plus petites, de la taille d’un village, sont à présent envisagées. En ce sens, le projet Lilypad ne sera sans doute pas à lui seul la solution au problème des réfugiés climatiques, mais pourrait lancer une véritable réflexion sur la faisabilité technique des villes flottantes, et sur les avantages que celles-ci pourraient procurer.
Les éoliennes maritimes
Un autre projet, plus concret et réalisable à plus court terme, est l’installation massive d’éoliennes en zones maritimes. Dans un document intitulé « Énergie éolienne en mer : réaliser les objectifs de politique énergétique à l’horizon 2020 et au-delà » [4], la Commission européenne fait le point sur cette source d’énergie renouvelable, et insiste sur l’intérêt de la développer pour contribuer à l’indépendance énergétique européenne. Les éoliennes maritimes, bien que plus complexes et plus coûteuses à installer que leurs homologues terrestres, bénéficient en effet d’avantages importants. En particulier, le vent est plus fort et plus stable en mer que sur terre, et des éoliennes plus grandes peuvent être installées, d’où une production d’énergie nettement supérieure par unité.
Il faut également relever que contrairement aux éoliennes terrestres dont l’installation est parfois mal vécue par les populations, les éoliennes maritimes ne présentent aucun impact négatif sur l’environnement naturel ou humain. Elles pourraient même avoir un impact positif : le document suggère que les structures d’installation pourraient également profiter aux équipements d’aquaculture au large des côtes, développant ainsi une synergie entre deux nouvelles technologies maritimes. Compte tenu des avantages inestimables offerts par cette technologie, on ne peut que s’étonner que celle-ci ne soit pas actuellement davantage développée, ou même davantage évoquée. Une preuve de la difficulté pour les États membres à s’engager vers une politique énergétique concertée, donc européenne ?
En théorie, les éoliennes maritimes pourraient à elles seules subvenir à l’ensemble des besoins énergétiques de l’Europe. Dans la pratique, même si le rythme d’installation dépendra de contraintes techniques, politiques et économiques, le potentiel exploitable à court et moyen terme reste très grand. Aujourd’hui, les pionniers de ce secteur énergétique sont en compétition avec l’éolien terrestre pour la production des éoliennes, et avec l’industrie pétrolière pour l’accès aux équipements et à l’expertise maritimes. Une forte volonté politique est donc nécessaire pour que ce secteur stratégique se développe et devienne un composant essentiel de notre politique énergétique.
Le plan stratégique européen pour les technologies énergétiques (SET), approuvé par le Conseil européen en 2008, inclut une proposition d’initiative industrielle européenne pour l’industrie éolienne. La Commission estime que l’éolien maritime devrait figurer parmi les priorités majeures de cette initiative, pour garantir le leadership européen dans ce domaine et permettre, à terme, une politique de développement et d’exportation à grande échelle. Mieux que toutes les autres technologies, l’éolien maritime a ainsi des chances de lancer une politique océanique européenne.
Cultures, ressources, énergie : un océan encore inexploité
Les possibilités offertes par l’océan ne s’arrêtent pourtant pas là. L’exploitation de l’énergie marémotrice, houlomotrice, hydrothermique, ainsi que l’énergie des courants marins, pourrait s’ajouter aux éoliennes maritimes et compléter le parc énergétique européen. Ces nouvelles technologies étant pour la plupart encore en développement technique, il est difficile pour le moment d’estimer leur potentiel exact, mais si l’Europe se dote d’un niveau d’expertise suffisamment élevé en matière de technologies maritimes, nous aurons toutes les chances d’être les premiers à en développer des utilisations rentables à grande échelle.
Les ressources minérales océaniques, de leur côté, sont considérables. Il reste à savoir si, au-delà des hydrocarbures, leur exploitation serait rentable dans l’état actuel de la technologie. Dans tous les cas, développer l’expertise européenne dans les équipements maritimes pourrait permettre de lancer de nouveaux programmes de recherche et de prospection, et d’examiner les possibilités offertes par les ressources minières de l’océan, comme les nodules polymétalliques dont l’exploitation a déjà été envisagée. Ce serait également l’occasion de tenter de mettre en place un système de récupération du phosphate déposé sur les fonds marins, et fournir ainsi des bénéfices inestimables pour l’agriculture terrestre.
La pêche reste la principale activité économique liée à l’océan. Cependant, les possibilités de l’aquaculture, c’est-à-dire la production animale ou végétale en milieu marin, restent encore peu exploitées. Dans un vingt et unième siècle où la population humaine sera plus nombreuse que jamais, et où de nombreuses ressources seront déjà épuisées, il semble logique d’aller chercher dans l’océan de nouvelles possibilités, et on peut parier que l’exploitation des ressources marines ne fera qu’augmenter au cours des prochaines décennies. D’ores et déjà, il faut veiller à respecter les équilibres naturels par une action coordonnée et rationnelle, décidée à l’échelle européenne.
Si nous mettons en commun des projets expérimentaux comme Lilypad, des technologies prêtes à se développer comme les éoliennes maritimes, et que nous considérons toutes les ressources que les mers et les océans peuvent nous fournir, une image du futur se dessine. Dans ce futur, l’industrie énergétique, minière et alimentaire européenne reposera en grande partie sur l’océan. L’Atlantique, la Méditerranée et la Baltique deviendront de formidables terrains de production, générateurs de richesses et respectueux du développement durable. Et pour structurer ce réseau d’activités maritimes, on peut imaginer que des villes flottantes puissent pleinement jouer leur rôle, accueillant les travailleurs dont les métiers seraient liés à l’océan, et servant de base pour coordonner l’industrie océanique.
Bien que l’avenir soit très incertain en ce qui concerne les villes flottantes, il demeure néanmoins que l’Europe a les moyens, et sans doute la nécessité, de se doter d’une politique ambitieuse en matière de développement océanique. Les technologies maritimes actuellement disponibles, et celles qui le seront dans un futur proche, doivent être utilisées dans un cadre européen, pour faire de la mer un territoire productif et tourner l’Europe vers une économie efficace et durable.
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