Maison de l’Europe

Qu’y-a-t-il d’européen dans les réalités européennes ?

Conférence de M. Wismann à la Maison de l’Europe de Paris

, par Babette Nieder

Qu'y-a-t-il d'européen dans les réalités européennes ?

Le 24 septembre 2007 a eu lieu à la Maison de l’Europe à Paris une conférence du professeur Heinz Wismann. En voici le résumé écrit par Babette Nieder, secrétaire générale excutive de la Maison de l’Europe, en partenariat avec le Taurillon.

Disons-le d’emblée et sans ambages : l’Europe n’est pas une réalité donnée, inscrite dans l’ordre naturel des choses, mais une création humaine, réalisée par les habitants, autochtones ou immigrés, du minuscule promontoire de l’immense continent asiatique, qui a reçu le nom d’Europe.

Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de réalités européennes, mais celles-ci sont toutes des réalisations historiques, soumises aux vicissitudes du temps, se trouvant tantôt abandonnées (les vestiges), tantôt conservées en l’état (le patrimoine), tantôt assumées et prolongées, d’époque en époque, comme gages d’un avenir à inventer (les traditions). Quand on les relie entre elles, c’est un certain esprit, à la fois principe de pensée et principe d’action, dont il convient de cerner la spécificité, afin de déterminer ce qu’il y a d’européen dans les réalités européennes. Pour résumer, l’Europe n’est pas issue d’un gène naturel, mais née d’un geste intentionnel. Ce geste est celui de la séparation, (« krisis » en grec ancien, dont dérivent les notions de crise et de critique), qui trouve son expression symbolique dans la légende du rapt d’Europe, fille d’un roi d’Asie Mineure, que Zeus, transformé en taureau, emmène dans l’île de Crète pour y engendrer les premiers Européens.

Les grands tournants de l’histoire européenne

En partant de cette légende rapportée par Hérodote, M. Wismann évoque ensuite les moments de rupture, les crises et tournants critiques qui jalonnent l’aventure européenne :

1. La rupture avec le principe archaïque de la répétition, de l’interprétation récurrente du présent à la lumière du passé, se reflète dans les poèmes homériques, dans l’éloge du travail productif par Hésiode, dans le dépassement du conflit des générations mis en scène par la tragédie, ainsi que dans l’abandon philosophique de la sagesse traditionnelle au profit d’un progrès illimité des connaissances.

2. La rupture avec l’ordre immuable de la nature chez les Romains, qui fondent leur Empire sur l’artifice évolutif du Droit et font ainsi barrage, pendant un millénaire, au despotisme asiatique et aux invasions barbares. La logique de cette construction volontariste se retrouve jusque dans les argumentaires de la guerre froide et a laissé des traces dans la plupart des pays européens, notamment en France.

3. La rupture provoquée par le christianisme, qui, en intégrant le judaïsme et l’hellénisme, c’est-à-dire la transcendance et l’immanence divine, propose pour la première fois à l’humanité entière la même voie du salut. Erigée sur les fondements de l’Empire romain, l’Eglise universelle (catholique), invite les « nations » païennes à rejoindre, dans l’attente du Rédempteur, l’avant-garde cosmopolite de l’espérance.

4. La Renaissance italienne, dont l’une des innovations essentielles, stimulée par l’afflux des manuscrits grecs de Byzance, consiste à valoriser, à côté de l’auteur divin des textes sacrés, au sens fixé par la tradition dogmatique, les auteurs humains de textes profanes, qui requièrent une technique d’interprétation purement immanente. Il en résulte l’herméneutique « humaniste », qui fait surgir la figure moderne de l’individu, placé au cœur de la Réforme protestante.

5. Le développement fulgurant des langues de culture, dans lesquelles s’affirme, depuis Dante et Luther, l’individualité des œuvres contre la vulgate linguistique (lingua franca ou dialecte), favorisant la lente élaboration des identités nationales.

La culture européenne : une culture en mouvement

Si l’idée de l’Europe reste irréductible à toute forme d’identité figée, elle se déchiffre, en revanche, aisément dans les tendances dynamiques de sa culture. L’histoire des sciences, des arts et des confessions religieuses illustre le même principe de séparation féconde, de différenciation critique et de réflexion émancipatrice. Dans ce contexte, la formation heurtée des Etats nationaux, rendue possible par la dissolution des empires, revêt une importance capitale car elle libère un potentiel de mobilisation exceptionnel, qui peut aussi bien stimuler l’émulation pacifique que provoquer des conflits dévastateurs.

La notion de renaissance est sans doute la plus appropriée pour qualifier ces crises de croissance de la culture européenne. A travers la reprise critique de son héritage, celle-ci se régénère et repart à la conquête de nouveaux horizons. La multiplication des perspectives, des points de vue et de lignes de fuite, ne l’empêche pas de rester elle-même ; car c’est le mouvement qui l’incarne et non pas telle ou telle de ses configurations spatio-temporelles. Aucune époque, aucun pays et à plus forte raison aucun groupe ni aucun individu ne peut se dire dépositaire de l’esprit européen.

Seul compte l’élan de liberté qui, en s’émancipant de la contrainte des habitudes, renouvelle la donne et ouvre le chemin de la renaissance. Née d’un geste de rupture, la culture européenne n’appartient qu’à ceux qui osent la réinventer.

Illustration : logo de la Maison de l’Europe.

A lire : Heinz Wismann, Pierre Judet de la Combe : L’avenir des langues : repenser les humanités. Editions Cerf, Paris, 2004

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