Wikileaks : la révolution transparente

, par Margaux Prival

Wikileaks : la révolution transparente

Le phénomène Wikileaks, apparu en 2006, suscite la polémique dans le monde entier depuis maintenant plus de six mois. Son but et celui de son ambassadeur, le sulfureux Julian Assange : recueillir et dévoiler des fuites d’information grâce à la contribution de lanceurs d’alerte dont l’anonymat est garanti. Depuis juillet 2010, le site qui a obtenu plus de 250 000 télégrammes de la diplomatie américaine a choisi, de façon plus ou moins arbitraire, cinq grands quotidiens auxquels revient la charge de trier, analyser et retranscrire ses informations auprès du grand public.

Si les hébergeurs de wikileaks sont principalement situés en Europe occidentale, le continent n’est pas épargné par les révélations qui ont secoué la vie politique en un temps record. Ainsi est évoqué l’accord de défense passé entre l’Otan et les pays Baltes au lendemain de la guerre de Géorgie en cas de crise avec la Russie, ou encore l’appel de l’ambassadeur américain à Paris, Craig Stapleton, à lancer des représailles financières contre la France et l’Union européenne en raison de leurs réticences sur la question des OGM comme en atteste le Grenelle de l’environnement et le principe de précaution .

Le silence en écho à la faiblesse.

Aussi apprend-on par les diplomates américains que la mafia russe s’infiltre peu à peu en Europe, trouvant un refuge en Espagne et au sein de l’économie bulgare ; quant à la Belgique, elle acquiert une place clé en Europe après la nomination de Van Rompuy au sein des institutions européennes.

Ici condensé, l’essentiel des informations concernant l’Union européenne : épargnons aux europhiles lisant ces lignes les maux de tête certains à écouter la résonance creuse des commentaires sur les dirigeants des Etats membres, allant de Sarkozy le mégalomane pro américain à Angela Merkel, l’opiniâtre femme de fer aux idées molles.

Au final, les informations pertinentes concernant le continent européen sont rares, témoignant de la vision américaine de notre continent : une Europe des Etats où l’Union européenne est loin de compter parmi les grandes puissances autrement que sur certains sujets limités. Et cette vision est appuyée par le Président de la Commission, José Manuel Barroso, s’exprimant au sujet de l’affaire wikileaks en réponse aux questions des parlementaires. Selon ce dernier, il en va, dans cette affaire, de l’importance de la liberté d’expression, droit non négociable qui doit cependant être concilié avec la protection des données publiques.

Le Président appelle les États membres à renforcer leur cybersécurité, tâche dans laquelle l’Union européenne a essentiellement un rôle de coordinateur et compte mener un travail en partenariat avec l’Otan et les États-Unis, sans aucunement interférer avec la responsabilité des Etats. Il est clair qu’un des problèmes majeurs soulevés par les révélations de wikileaks questionne l’efficacité des systèmes sécurisés de communication alors qu’une des plus grandes puissances mondiale n’est pas en mesure de protéger ses câbles diplomatiques.

Toutefois, ce n’est pas la première fois que l’Union Européenne est confrontée à des problèmes de cybersécurité : le Royaume-Uni voit se développer, avec l’émergence d’une société de surveillance, le commerce des données personnelles de ses citoyens tandis que l’Estonie subit les attaques de hackers dirigées en sous-main par la Russie et la Chine.

Il semble donc que Monsieur Barroso n’ait pas voulu soulever (ou pas compris) le véritable enjeu du phénomène wikileaks. Ce site ne fait que révéler un problème ancré dans nos sociétés, où chaque avancée technologique est un progrès autant qu’une menace potentielle, et où désormais les guerres mènent leurs combats non plus sur les terres en friches mais au sein du réseau internet et des systèmes bancaires.

L’objet du scandale

Si chacun adopte soit une ignorance feinte soit un discours alarmiste stigmatisant un nouveau danger pesant sur la sécurité publique, personne n’est indifférent à Wikileaks. Est ce parce des informations capitales à même de changer la donne des relations internationales sont révélées ? Cela semble peu probable, surtout après avoir dépoussiéré les documents jusqu’ici dévoilés qui ne relèvent pour la plupart pas de l’information mais d’une curiosité mal à propos sur des jugements de valeurs sans intérêt (peut-être est-ce là un choix délibéré des rédactions).

Soulignons par ailleurs qu’un des premiers documents divulgué directement sur le net a été la vidéo d’une bavure en Irak ou des photographes et des enfants ont été tués par les tirs d’un hélicoptère américain. Cette vidéo n’a pourtant pas eu l’audience nécessaire et Julian Assange et son équipe ont peut-être vu dans la révélation de détails croustillants sur les personnalités de nos dirigeants politiques, l’occasion de créer un premier buzz médiatique avant d’aborder des questions plus profondes.

D’un autre côté toute guerre comprend son lot de bavure, de torture, de non respect du droit international et les ONG dénoncent régulièrement cela, notamment Irak Body Count qui annonçait des chiffres en pertes humaines bien plus élevés que ceux du discours officiel, et que jusque-là personne ne prenait au sérieux.

Finalement tout ce qu’on apprend n’est pas forcément d’une nouveauté éblouissante, mais Julian Assange s’est prémuni des critiques en laissant la responsabilité de l’impartialité et de la qualité des informations choisies, aux médias. Mais ces médias sont-ils en mesure de sortir d’une ligne électorale et du contexte politique qui les enserre pour répondre à un impératif de transparence absolue ? Pourquoi le scandale sur le financement de partis politiques français par les officiels gabonais, et notamment des campagnes de Nicolas Sarkozy et Chirac, a été révélé par El Pais et non par le Monde ?

Le quotidien national français, loin d’ignorer les faits passés et les liens douteux entre les gouvernements français et gabonais depuis l’affaire Elf et les révélations de VGE, n’a pas voulu dévoiler des informations qui n’ont pas été vérifiées par la diplomatie américaine, comme cela apparaît dans le document d’origine.

Toutefois la Cour de Cassation a jugé elle que la révélation était digne d’intérêt puisqu’elle a repris l’instruction (contre l’avis du parquet) sur les comptes de la famille Bongo. Ainsi, loin d’un « nouveau Big Brother numérique », comme l’énonce Hubert Vedrine dans une formule essentiellement rhétorique, Wikileaks se fait l’écho des paroles d’Orwell pour dénoncer les penchants totalitaires de nos démocraties où « le langage politique est destiné à rendre vraisemblable le mensonge, respectable les meurtres, et à donner l’apparence de la solidité à ce qui n’est que du vent ».

Wikileaks rend l’information crédible et qui plus est gratuite. Ce bouleversement est sans aucun doute une avancée démocratique, mais l’objectif poursuivi par les créateurs du site ne s’arrête pas là.

Le danger des révolutions

Avec Wikileaks on atteint l’apogée du culte de la transparence et on voit remis au goût du jour la doctrine déjà développée sous la révolution française qui veut que la publicité de la vie politique soit la sauvegarde du peuple, que la transparence absolue mène au bien commun et à une démocratie renforcée.

Julian Assange prône dans son blog, aujourd’hui fermé, une radicalité démocratique que l’on retrouve en ces mots « l’injustice ne peut trouver de réponse que lorsqu’elle est révélée car pour que l’homme puisse agir intelligemment, il lui faut savoir ce qui se passe réellement ». Il demande un droit absolu à l’information, compris comme un droit à la vérité, vérité qui est érigée comme la vertu principale sinon unique de nos sociétés.

Or c’est là le danger, car dans la lutte menée par Wikileaks contre tout pouvoir conspiratif ou toute gouvernance autoritaire, le but visé compromet par lui-même les moyens de sa quête. La transparence absolue mène à la tyrannie de la vérité, et d’ailleurs Wikileaks, après avoir commis des impairs en laissant paraître le nom de certains informateurs afghans, attache maintenant une grande importance à la protection de ses données et au maintien d’une opacité autour de ses sources.

Pour 2011, Julian Assange a promis de révéler des fuites sur une des plus grandes banques américaines, prenant là le risque de créer une crise économique, car le capitalisme dans sa version néolibérale repose sur l’information des actionnaires et la confiance dans les marchés et leurs entreprises. Ainsi la transparence totale verrait ici la fin du capitalisme néo-libéral mais elle pourrait aussi voir la fin du politique.

En effet, la transparence ne peut se concilier avec la raison d’Etat qui déconnecte dans des cas précis et exceptionnels la vie politique de la morale (qui s’incline face à la sauvegarde de l’intérêt général). Aussi loin de faire du mensonge une condition de la vie politique, cela suppose des démocraties modernes qu’elles fassent de la confidentialité un impératif de prudence.

Si Barjavel nous a montré les dangers d’un monde immortel, qu’en serait-il d’un monde où toute la vie publique serait soumise au culte de la transparence ? Cela reviendrait ni plus ni moins à restaurer le mandat impératif et à brider l’action de nos gouvernants, soumis au jugement constant de l’opinion et à une moralisation outrancière qui les empêcherait d’agir en vue de l’intérêt général.

Pourquoi certains parlent du penchant totalitaire des démocraties ? Les démocraties placent l’origine du pouvoir entre les mains du peuple, mais non le pouvoir lui-même, car la majorité ne détient pas forcément la vérité, et l’opinion publique est loin d’être l’addition du travail fourni par des esprits éclairés et indépendants.

Le risque principal est que cette affaire mène à la surenchère en termes de cybersécurité alors que certains pays comme la Chine se sont déjà lancé dans la cyberguerre. Face à des révélations dérangeantes, on pourrait voir se former une riposte renforçant un peu plus le contrôle sur les citoyens tout en réduisant l’action de nos gouvernants à la pantomime.

Julian Assange est un idéaliste dont il faut souligner l’intelligence et le travail, mais il serait dangereux d’en faire un martyre censuré par une orthodoxie conservatrice, à l’aune des mots de Louis Latzarus pour qui « toute révolution est commencée par des idéalistes, poursuivie par des démolisseurs et achevée par un tyran ».

En cela Monsieur Barroso aurait pu profiter de son intervention pour rappeler que l’Europe est le berceau des droits fondamentaux. Aussi s’il estime ne pas avoir son mot à dire quant au mandat d’arrêt émis par la Suède à l’encontre de Julian Assange et alors que les Etats-Unis font preuve d’une ingérence à peine voilée pour obtenir par tous les moyens son extradition, il aurait pu ériger en exemple les règles en vigueur au sein des Etats membres du Conseil de l’Europe, qui interdisent cette procédure à des fins politiques ou en raison des opinions politiques du condamné.

Si le rêve de transparence du porte-parole de Wikileaks est un fantasme qui condamnerait la démocratie et la liberté en devenant réalité, son action rappelle combien la liberté d’expression est un droit qui n’est jamais totalement acquis même au sein des édifices construit sur un idéal de paix et de démocratie : la vaste réforme menée en ce moment en Hongrie [1] en est un exemple édifiant.

Illustration : « Wikileaks Italia » ; « Pour l’Italie rien d’inquiétant » / « Nous sommes les m... que nous savions déjà »

Crédits : Maurobiani

Vos commentaires
  • Le 12 janvier 2011 à 23:53, par Arnaud Lebrun En réponse à : Wikileaks : la révolution transparente.

    Bonsoir,

    Nous venons d’assister ce soir mon ami et moi à un débat organisé par le social media club sur « Internet et démocratie ». Je crois repérer le même aspect dans ton article, bien construit et argumenté par ailleurs que dans ce débat.

    La peur de la transparence absolue (illusoire compte tenue la majorité de l’information humaine est implicite et non répertoriée) nous conduirait à mettre en veilleuse « dans un nombre de cas très limités » la publicité des débats en vue de la conduite d’une « meilleure politique générale ». Cela notamment car les citoyens ne seraient pas toujours très éclairés...Or c’est exactement l’inverse que l’histoire nous apprend, à mon humble avis. Les quelques domaines devant rester dans l’ombre seraient comme il souvent marteler la diplomatie et la guerre. Car ces domaines conditionnent le reste de la vie de la cité. En cas de guerre, les équilibres institutionnels sont détruits au profit d’une centralisation des pouvoirs. Prenons l’époque de Guillaume 2 dans le Reich allemand. La monarchie constitutionnelle crée et développée après 1871 a été tout simplement suspendue pour des raisons d’ambition débridée et en invoquant une solidarité monarchique et diplomatique. Sans aller si loin, les Etats-Unis ont remis en cause des libertés fondamentales (Patriot Act 1 et 2), ont muselé la presse pendant presque deux ans (forte concentration des médias et chantage patriotique) et ont fabriqué un casus belli de toute pièce pour servir des intérêts stratégiques et personnel (complexe militaraux industriel et Dick Cheney, remonté des prix du pétrole et coûts de production élevé du pétrol aux US).

    La condition de la démocratie est la transparence (par ailleurs notre système capitaliste se revendique des lois de la concurrence pur et parfaite dont...la transparence). Les Grecs avaient déjà établit qu’une info que l’on ne pourrait rendre publique ne devrait pas être pris en compte dans la prise de décision car ne pouvant pas alimenter le débat. Ce même débat qui est la source de toute décision démocratique.Imaginons un instant que nous ayons possédé avant l’invasion de l’Irak toutes les informations que nos dirigeants possédaient, on peut difficilement douter que les opinion publique se seraient plus vivement mobilisée contre cette guerre, qui alimente le terrorisme par son injustice, contribue à la stigmatisation d’une religion...et dévie une part considérable de la richesse mondiale vers les armements. Qu’aurions nous pu faire avec ces milliers de milliard $ investis dans l ’environnement, la santé, l’intégration, l’éducation...

    L’éducation est la clé de voute de la démocratie. Une société toujours plus complexe nécessite des citoyens de plus en plus avertis, ou du moins possédant un vernis dans des domaines toujours plus variés. Et cette éducation s’obtient en grande partie lors des débats contradictoires. Les Inconnus un jour avaient dit, reflétant ainsi une large partie de nos « élites » : « il ne faut pas prendre les français pour des cons mais il ne faut pas oublier qu’ils le sont... ». N’est bête que celui qui est laissé au fond de la caverne à cultiver ses opinions à partir des ombres de la réalité.

    En deux mots, la Real politique est le meilleur moyen pour que le monde reste comme il est et Dieu sait qu’il beau...!

    Arnaud

  • Le 14 janvier 2011 à 12:58, par HR En réponse à : Wikileaks : la révolution transparente.

    Incidemment, vous soulignez ainsi que le débat sur le démocratie et ses lois se résume aux USA. Puisque d’abord Internet a été offert au monde par les USA(1), qui le contrôlent de fait complètement. Et que ces fuites ne concernent directement que les USA. Que le fond de l’affaire ne pourra être résolu juridiquement qu’au USA, probablement le seul pays au monde à avoir un Pouvoir Judiciaire Suprême qui le soit réellement, parce que non seulement il est séparé effectivement des autres pouvoirs, mais il est véritablement actif et efficace et ses décisions sont véritablement souveraines...

    (1). N’en profitons surtout pas pour entamer ce genre de la question : Pourquoi, alors que ce sont, pour résumer, les Européens qui ont inventé les protocoles Internet, pourquoi, alors que les Européens avaient les moyens humains, techniques et financiers de la faire, ils ont prédéré l’abandonner ? Pourquoi ce sont les Américains qui l’ont repris et mis à la disposition du monde ? Pourquoi les Européens ont préféré explorer des réseaux type Minitel ? Pourquoi ? Parce qu’il n’y a aucune chance pour qu’un Weakileaks fuite sur un Minitel ?

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