Accord de l’Eurogroupe : la solidarité européenne au forceps

, par Théo Boucart

Accord de l'Eurogroupe : la solidarité européenne au forceps
Crédit photo : Parlement européen

L’accord obtenu hier soir par les ministres des finances de l’Eurogroupe constitue la première étape d’une réponse coordonnée au sein de la zone euro. Pourtant, de nombreuses ambiguïtés demeurent, tandis que la philosophie économique à la base de ces décisions n’a pas fondamentalement changé.

« Une deuxième nuit de négociations aurait été catastrophique pour l’Europe ». C’est par ces mots que Le Figaro résume les enjeux de la visioconférence qui a rassemblé hier soir les ministres des finances de la zone euro. Celle-ci faisait suite à une première réunion dématérialisée qui avait duré toute la nuit du 7 au 8 avril et qui avait abouti à un échec, les divergences entre groupes de pays étant encore trop profondes.

L’accord conclu hier soir prévoit un plan de sauvetage de 540 milliards d’euros, impliquant plusieurs institutions et instruments financiers. Une ligne de crédit de 240 milliards d’euros sera ajoutée au Mécanisme européen de stabilité (MES), mobilisables sans conditions. Des prêts de la Banque européenne d’investissement (BEI) allant jusqu’à 200 milliards d’euros seront proposés aux entreprises. Enfin, le nouveau plan SURE, annoncé par la Commission européenne début avril, mobilisera jusqu’à 100 milliards d’euros pour lutter contre le chômage au niveau européen.

Un rouage dans la riposte économique européenne

Si la question, ô combien sensible, des coronabonds n’a pas été abordée, elle sera de nouveau discutée par les chefs d’État et de gouvernement, laissant encore une chance, même minime, à la mutualisation des dettes souveraines provoquées par la pandémie. Celle-ci pourrait intervenir dans le cadre d’un plan de relance européen à long terme, voulu par le ministre français Bruno Le Maire, constituant le « quatrième pilier » du plan de relance.

Ce plan de sauvetage devra également se conjuguer à d’autres mesures, comme le programme de rachat d’obligations par la Banque centrale européenne (BCE), chiffré à 750 milliards d’euros, ainsi que les différents plans de sauvetage nationaux. C’est donc une solution de compromis - entre des positions encore très rigides il y a quelques jours - que Mário Centeno, ministre portugais des finances et président de l’Eurogroupe, a su trouver avec ses homologues. L’Espagne et l’Italie ont notamment obtenu l’abandon de la conditionnalité à l’utilisation du MES, tandis que les Pays-Bas ont eu pour le moment gain de cause sur la question des coronabonds.

Pour rappel, alors que les effets économiques du coronavirus s’annoncent dévastateurs (tous les indicateurs de croissance sont déjà au rouge vif pour le premier trimestre 2020), deux types d’actions s’affrontaient pour que la zone euro puisse répondre de manière efficace à la récession imminente : une stratégie classique, basée sur le MES, créé en 2012 au plus fort de la crise de la zone euro, ou une stratégie renouvelée, basée sur une solidarité européenne renforcée et caractérisée notamment par l’émission de coronabonds, des obligations émises au niveau européen pour financer des projets nécessaires à la riposte économique.

Antagonismes

Alors que le recours au MES était vertement refusé par les pays du Sud, l’Italie en premier lieu, qui voyaient là une nouvelle humiliation et une cession de souveraineté (l’utilisation classique du MES est assortie de conditions, telles que des réformes structurelles ; la Grèce en a fait la douloureuse expérience durant toute la première partie de la décennie 2010), les Pays du Nord, comme les Pays-Bas et l’Allemagne, ne voulaient pas entendre parler de quelconque mutualisation de la dette au niveau européen ou de la zone euro. Du côté néerlandais en particulier, l’utilisation du MES devait s’accompagner d’une conditionnalité stricte, comme celle qui prévalait lors de la crise des dettes souveraines.

Ces désaccords ne datent pas de la première réunion de l’Eurogroupe. Dès le Conseil européen du 26 mars, les leaders des Vingt-Sept s’étaient vivement affrontés sur la question d’une mutualisation partielle des dettes. Les Pays-Bas, soutenus par l’Allemagne, l’Autriche et la Finlande, s’étaient farouchement opposés à l’idée de coronabonds, proposée par l’Italie et l’Espagne, soutenus par la France. Une situation de blocage qui avait alors attisé les tensions à l’extrême, comme en témoigne la violente diatribe du premier ministre portugais António Costa à l’encontre de son homologue néerlandais Mark Rutte.

Dans ses conclusions, le Conseil européen avait alors demandé à l’Eurogroupe de trouver une solution de compromis dans les deux semaines, soit pour le 9 avril. Mission accomplie hier soir donc. Mais à quel prix ?

Statu quo mortifère ?

Malgré la satisfaction affichée des leaders européens, cette nouvelle saga européenne devrait laisser des traces profondes dans les esprits. Les différentes réunions, aussi bien au sommet qu’au niveau ministériel, ont montré que même la menace d’une dépression comparable à celle de 1929 (pour reprendre les mots du FMI) ne parvient même pas à faire bouger sensiblement les lignes. La zone euro est de plus fragmentée entre les pays du Nord adeptes de l’austérité et qui ne semblent pas enclins à faire preuve de beaucoup de solidarité et les pays du Sud affaiblis par les crises successives depuis 2010 et qui demandent plus de solidarité dans l’union économique et monétaire.

La suspicion semble avoir atteint son paroxysme lorsque le ministre néerlandais des finances, Wopke Hoekstra, avait suggéré d’ouvrir une enquête européenne pour comprendre pourquoi certains pays ne disposaient pas de marge budgétaire face à la crise sanitaire et économique. Si celui-ci a depuis regretté ses déclarations, cela illustre à un triste point le cynisme et l’arrogance avec lesquels certains se comportent à l’égard de pays qui, du reste, n’y sont pour rien dans cette crise imminente.

Au-delà du message politique derrière les multiples tergiversations, le logiciel économique de la zone euro et de l’UE entière ne semble pas avoir profondément changé. Les coronabonds, malgré la profonde division des Européens à leur sujet, seraient un premier pas, même temporaire, vers la mutualisation de la dette au niveau supranational, pour beaucoup une condition essentielle à la pérennité d’une zone monétaire, la solidarité étant après tout un prérequis à toute union.

En outre, ce statu quo est en contradiction avec la volonté de certaines personnalités politiques et intellectuels qui ont publié ces derniers jours différentes tribunes dans divers journaux européens, appelant à un nouveau modèle de solidarité pour l’Europe, plus que jamais nécessaire à l’orée de cette crise.

L’Union des Fédéralistes Européens (UEF) a notamment réagi en saluant l’accord tardif, tout en rappelant également que les « dirigeants européens peuvent prendre une décision courageuse la semaine prochaine en faisant de ce fonds [de relance] un véritable instrument innovant pour le futur de l’UE, s’ils décident de la possibilité d’un financement autonome de ce fonds, via des ‘obligations de relance’ ». Esther Duflo, co-récipiendaire du prix Nobel d’économie en 2019, affirme quant à elle que les États devaient « emprunter massivement et stimuler l’économie », ajoutant que cette crise constituait le « moment keynésien par excellence ». Les règles budgétaires européennes, dont certaines ont été suspendues pour lutter contre la pandémie, ont toutefois empêché la mise en place de vastes plans de relance conjoncturelle pour stimuler une économie atone après la crise des dettes souveraines.

Il est difficile pour le moment de saisir la pleine mesure de la décision de l’Eurogroupe, mais les prochains mois seront décisifs pour savoir si la zone euro et l’UE seront capables d’apprendre de leurs erreurs des dernières crises.

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