Ada Rossi : Cours de mathématiques, antifascisme et fédéralisme européen

, par Fédéchoses, Silvia Romano

Ada Rossi : Cours de mathématiques, antifascisme et fédéralisme européen

Interview d’Antonella Braga, auteure de Ada Rossi, avec Rodolfo Vittori, ed. Milano Unicopli, 2017. Après la première édition consacrée à Ursula Hirschmann à travers l’interview de l’auteure de sa biographie Silvana Boccanfuso, nous avons choisi de consacrer cette deuxième parution de la rubrique Fédé-femmes, à Ada Rossi, une grande fédéraliste et militante antifasciste qui a joué un rôle important dans la fondation du Mouvement fédéraliste européen en Italie et dans la diffusion de la pensée fédéraliste. Cet article est initialement paru dans le numéro 189 de la revue Fédéchoses.

Née en 1899, Ada Rossi a vécu les deux guerres mondiales et en a vu les effets dévastateurs sur sa propre vie et sur celle de ses proches. Même si son parcours a croisé celui de Ursula Hirschmann, notamment à partir de Ventotene et dans les années suivantes, Ada Rossi a eu un chemin très différent, marqué par des choix très courageux et inhabituels pour l’époque, qu’elle paiera cher.

Nous avons interviewé l’historienne de la pensée antifasciste et du fédéralisme européen Antonella Braga, auteure de la biographie d’Ernesto Rossi ainsi que de nombreuses publications. Antonella Braga a écrit avec Rodolfo Vittori un ouvrage intitulé Ada Rossi publié par les Edizioni Unicopli dans le cadre de la collection « Novecentodonne » visant à mettre en lumière l’histoire, encore peu connue, des femmes « révolutionnaires » actrices des grands changement au cours du XXème siècle. Antonella Braga signe également un ouvrage à paraître prochainement chez Presse fédéraliste, Ernesto Rossi, Les États- Unis d’Europe, et autres textes fédéralistes, 1945-1948, introduction historique, choix de textes et notes.

Outre son militantisme fédéraliste, Ada Rossi est connue pour sa rigueur morale et son engagement dans des activités antifascistes clandestines. Quelles sont les origines de cette vision politique et cette moralité indéfectible ?

Il faut remonter aux origines d’Ada, à l’éducation qu’elle a reçue au sein de sa famille, à sa formation et au contexte politique dans lequel elle a grandi. Ada Rossi naît à Baganzola (Parme) le 10 septembre 1899 dans une famille aisée et issue d’un insolite mélange de cultures. Son père Carlo Rossi [1] était un militaire de l’armée royale italienne aux idées proches des républicains, et la mère d’Ada, Concetta Montanari, venait d’une famille de la bourgeoisie de Parme dont le père était un professeur de mathématiques, « socialiste révolutionnaire ».

Ada est l’aînée d’une fratrie de quatre et passe sa jeunesse dans différentes villes italiennes où son père est envoyé par l’armée. En 1911, son père part pour la guerre en Lybie et décède peu après son retour à Palerme en 1912. Ada commence ses études peu après dans un Collège pour enfants de militaires à Turin. Cette école, dont la devise est « Vérité, loyauté, solidarité » accueille des élèves juifs, protestants et catholiques en les formant aux valeurs du « Risorgimento » italien, voire à un patriotisme fervent.

Ada continue ses études à Bergame où sa mère s’installe avec son deuxième époux Giacomo Morandi. Elle obtient le diplôme pour enseigner à l’école primaire et choisit de poursuivre ses études de mathématiques à l’Université de Pavie. Un choix inhabituel pour une femme à l’époque. Elle obtient son diplôme en 1924, année de l’assassinat du député Giacomo Matteotti qui marque en Italie la fin de la démocratie et la montée du régime autoritaire de Benito Mussolini. Forte de son éducation et des valeurs de liberté et d’égalité transmises par sa famille, Ada rejette dès le début la rhétorique et l’idéologie fascistes ainsi que les violences [2] perpétrées par le régime.

À quel moment Ada décide-t-elle de passer à l’action militante ?

Peu après sa rencontre avec Ernesto Rossi, Ada insiste pour participer activement aux activités clandestines contre le régime et s’intégrer dans le milieu antifasciste italien.

En 1928, elle rejoint l’Institut technique Vittorio Emanuele II de Bergame comme professeur de mathématiques. C’est là qu’elle fait la connaissance d’Ernesto Rossi – par coïncidence homonyme plus âgé qu’elle de deux ans – professeur de droit et d’économie dans le même institut, et militant antifasciste engagé et clandestin. Depuis son arrivé en 1925 Ernesto essaye d’avoir une vie discrète pour ne pas attirer l’attention de la police politique qui le surveille déjà pour ses contributions au journal Non Mollare publié à Florence par entre autres, Gaetano Salvemini et les frères Carlo et Nello Rosselli [3], juste après l’assassinat de G. Matteotti.

À la suite de sa rencontre avec E. Rossi, Ada le convainc d’accepter son aide dans leurs activités clandestines. Elle va aider à distribuer la presse antifasciste venant de France, auprès de personnes de confiance. Grace à la complicité de son beau-père Giacomo Morandi, lui aussi antifasciste, elle va cacher du matériel, jusque dans la cave de la Banque d’Italie. Peu à peu Ernesto introduit Ada auprès d’autres personnalités de l’antifascisme italien et c’est alors que commence leur relation amoureuse. Les activités clandestines d’Ada contre le régime deviennent de plus en plus intenses. Elle est désormais reconnue comme une militante fiable par les dirigeants nationaux de Giustizia et Libertà, mouvement antifasciste fondé en 1929 à Paris par les frères Rosselli et Gaetano Salvemini, auquel E. Rossi a adhéré dès la première heure.

Le 30 octobre 1930, E. Rossi est arrêté, lors d’un cours à l’Institut de Bergame à la suite de dénonciation de Carlo Del Re qui a vendu ses camarades militants antifascistes à la police du régime. Grâce à une série de précautions, Ada n’est pas impliquée dans les accusations envers Ernesto ni arrêtée.

Les conditions de détention d’Ernesto étaient particulièrement sévères : par exemple il n’avait pas le droit d’écrire ou de prendre des notes et il lui était très difficile de recevoir des visites ?

Oui, les conditions de détention d’Ernesto sont particulièrement restrictives. Il est à l’isolement le plus strict et dans des conditions alimentaires et sanitaires très précaires, surtout pour sa santé mentale et physique déjà affectée par les blessures et conséquences de la guerre.

Sa seule possibilité d’écrire c’est la correspondance épistolaire, il n’a pas le droit de noter quoi que ce soit sur des papiers ou même par terre. Ces lettres à Ada ou à sa mère Elide sont pour lui, une façon d’exprimer ses idées et de développer sa vision fédéraliste.

Dès l’arrestation, Ada se mobilise pour embaucher un avocat, grâce à ses moyens et connaissances personnelles, et obtient une première rencontre avec Ernesto dans la prison Regina Coeli de Rome. Au mois de mai 1931, Ernesto est jugé au « procès des intellectuels », où les condamnations à mort du Tribunal spécial fasciste sont nombreuses. Les auditions se déroulent à huis clos mais Ada et Elide sont présentes derrière la porte et demandent à son avocat de l’informer de leur présence. Ernesto est enfin condamné à vingt ans de prison et transféré dans la prison de Pallanza (au nord de l’Italie, sur le Lac Majeur).

Comment la relation assez récente entre Ada et Ernesto et leur militantisme commun se maintiennent-ils pendant les longues années de détention ?

Pendant ces années, malgré son chagrin et son inquiétude pour les conditions de captivité et le sort d’Ernesto, Ada ne va jamais arrêter de se mobiliser pour le soutenir de l’extérieur, matériellement et psychologiquement. Le 24 octobre 1931, elle décide de l’épouser dans la prison de Pallanza. Pour Ada, ce mariage est une preuve d’amour et de loyauté extrême, mais aussi un acte politique symbolique très clair et net : elle décide d’épouser, de se lier avec un militant antifasciste condamné par le régime. Ernesto a essayé de la dissuader, pour la protéger de la vie difficile et douloureuse qui va être la sienne en tant qu’épouse d’un condamné à une si longue peine [4]. Mais Ada insiste. Elle est parfaitement consciente des peines et des difficultés auxquelles elle va faire face en raison de ce mariage, mais son sens de la justice, de la solidarité et ses sentiments pour Ernesto sont plus forts.

Pendant cette période, et le reste de sa vie, Ada commence à donner des leçons privées de mathématiques pour assurer ses propres besoins et couvrir les dépenses d’Ernesto, y compris l’achat de médicaments, de vêtements et de livres. Mais ses cours sont quelque chose de plus, ils ont été définis comme « une véritable école d’antifascisme ».

L’aspect politique du mariage d’Ada et d’Ernesto n’échappe pas à la police politique. Dans une des notes transmises par le capitaine de la gendarmerie de Bergame au Ministère des affaires intérieures, elle est considérée comme un : « élément très dangereux, femme d’intelligence supérieure, résolument opposée au fascisme, esprit rebelle[...] elle partage les idées de son mari condamné ». Ada est ainsi fichée par le régime et exclue de l’enseignement public. D’abord, elle donne des cours privés l’après-midi et enseigne, le matin, dans une école régie par des religieuses franco-suisses qui, même au courant de ses idées et de son agnosticisme, apprécient ses compétences et son professionnalisme. Bientôt, la police fasciste oblige les sœurs à renvoyer Ada de l’école, elle doit donc intensifier les leçons privées de mathématiques et physique jusqu’à une moyenne de 40 heures par semaine.

Tout en donnant ses cours, en plein régime fasciste, Ada enseigne à ces jeunes les principes de l’antifascisme démocratique et de la conception socialiste-libérale. Son principal support pédagogique sont les lettres d’Ernesto, qu’elle tient à informer du fait que ses idées sont lues et partagées par de nombreuses personnes (ces correspondances n’échappent pas à la police du régime, qui intensifie la surveillance d’Ada). C’est aussi grâce aux enseignements d’Ada qu’à partir de 1943 la résistance antifasciste de Bergame va être dotée de cadres dirigeants politiquement formés.

L’adhésion d’Ada à l’antifascisme et aux mouvements de résistance est évidente dans son parcours et ses choix, mais comment en arrive-t-elle au fédéralisme européen ?

En 1937, Ernesto bénéficie d’une amnistie partielle et son emprisonnement est transformé en confinement sur l’ile de Ventotene, où il arrive en 1939. Les conditions de vie dans l’ile sont précaires, même si elles s’améliorent par rapport à la prison, et Ernesto est déjà très affaibli. L’ile de Ventotene est difficile à rejoindre, Ada s’inquiète pour la santé de son mari et intensifie encore son rythme de travail afin de lui envoyer de l’argent. Le régime n’acceptera jamais la demande d’Ada de s’installer sur l’île, contrairement au cas d’Ursula Hirschmann, mais elle a le droit de lui rendre visite. C’est donc à Ventotene qu’après huit ans de mariage, Ada et Ernesto peuvent se retrouver en décembre 1939. Elle essaye de lui rendre visite dès que son travail – nécessaire aux besoins du couple – le lui permet.

À Ventotene, Ada rencontre Altiero Spinelli et Eugenio Colorni, avec qui Ernesto va rédiger le Manifesto de Ventotene, document fondateur du mouvement fédéraliste européen. En 1941, Ernesto lit à Ada une ébauche du Manifeste qu’elle apprécie beaucoup, y retrouvant des idées partagées dans leurs correspondances, notamment le refus de la guerre, le visage démoniaque du nationalisme, la voie pour construire une paix durable, le projet de construire les États-Unis d’Europe et les principes d’une réforme socialiste-libérale de la société.

En effet, ces idées apparaissaient déjà dans les lettres d’Ernesto à Ada et à sa mère à partir de 1935. Pour aboutir à ces idées, Ernesto, Ada (et les autres fédéralistes), vont mener un travail intellectuel d’autocritique profond. Si leur formation est ancrée dans les valeurs de justice, solidarité et loyauté, ils ont essentiellement été éduqués au patriotisme et à la ferveur nationaliste. Face aux horreurs de la guerre auxquels ils assistent, leur pensée va évoluer vers l’abandon de la vision nationaliste en identifiant dans l’exaltation de l’État-nation les germes de la guerre.

Ada Rossi, Ursula Hirschmann et d’autres femmes prennent de grands risques pour assurer la diffusion du Manifeste de Ventotene et faire circuler ses idées en dehors de l’Italie ?

Le Manifesto de Ventotene est rédigé sur de très petits papiers et c’est surtout grâce au prosélytisme d’Ursula Hirschmann, d’Ada Rossi, des sœurs de Spinelli et d’autres militantes, qu’il va arriver à sortir de l’île et à circuler dans l’Italie continentale. Les risques pris pour la diffusion de ce document en plein régime fasciste sont énormes, d’autant plus pour des personnes comme Ursula, Ada et les Spinelli, étroitement liées à des antifascistes bien connus. À la demande d’Ada Rossi, Mimma Quarti va transcrire entre 1941 et 1942 le Manifesto de Ventotene afin de le faire circuler parmi ses élèves et auprès des milieux antifascistes.

La surveillance de la police fasciste devient alors de plus en plus stricte et la répression intransigeante. Ada, déjà ciblée par le régime, reçoit en 1942 une convocation des cadres fascistes pour se rendre au siège du parti. Malgré ses tentatives pour l’éviter, bien consciente des violences infligées par les fascistes, Ada est finalement arrêtée. Elle est arrêtée en décembre 1942 et envoyée en confinement à Forino (sud de l’Italie) dans des conditions à la limite de la survie. Sa demande d’être transférée à Ventotene est rejetée mais elle va arriver en mars 1943 à Melfi (Italie méridionale). Elle y retrouve le couple Colorni/Hirschmann et recommence à donner des cours de mathématiques en échange de nourriture.

Grace à un stratagème, elle réussit à éviter d’être transférée dans un village encore plus isolé et à retarder son départ. Ensuite, en juillet 1943, elle est transférée à Maratea (Basilicata, sud de l’Italie) alors que les alliés ont déjà débarqué pour « libérer » l’Italie.

Le 27 juillet, elle part escortée par deux gendarmes pour se rendre au tribunal de Bergame. Le voyage est long et aventureux et se déroule pendant les jours où le régime fasciste est en train de capituler. Une fois à Bergame, après l’accueil chaleureux de ses amis, elle apprend qu’Ernesto et d’autres camarades ont été transférés le 9 juillet à la prison Regina Coeli de Rome, dans l’attente d’un nouveau procès.

Comment se retrouvent Ada et Ernesto une fois libérés ? Et comment poursuivent-ils leur aventure fédéraliste en Suisse ?

Ernesto est enfin libéré le 30 juillet. C’est au mois d’août 1943 qu’Ada et Ernesto, séparés depuis un an, se retrouvent chez le fédéraliste Mario Alberto Rollier, suscitant l’enthousiasme et l’émotion. Dans ce même lieu, fin août, a eu lieu la réunion fondatrice du Movimento federalista europeo, en présence des fédéralistes de Ventotene ainsi que d’autres antifascistes d’orientation libéral-démocrate et socialiste. A. Spinelli et E. Rossi sont élus secrétaires politiques du mouvement et chargés de se rendre en Suisse pour contacter des antifascistes européens d’autres pays et appeler à l’unité européenne. C’est donc en Suisse qu’Ada et Ernesto commencent enfin leur vie de couple marié. Leur petit appartement de Genève au 19 rue Chantepoulet est fréquenté par de nombreux intellectuels antifascistes. Le résultat concret du travail d’élaboration théorique et politique de cette période va être la Déclaration fédéraliste des mouvements de la Résistance européenne (Genève, 1944). La santé d’Ernesto s’est dégradée : aux blessures de guerre s’ajoutent les conséquences physiques et psychiques des années de privations subies pendant l’emprisonnement et le confinement. Ada est un pilier solide et indispensable pour le soutenir. Non seulement elle s’occupe de la gestion du foyer et de l’accueil des camarades qui fréquentent leur domicile, mais elle transcrit sans se ménager (avec une machine gentiment fournie par Olivetti) les « montagnes de papier » produites par le travail intellectuel et assure la continuité des relations avec l’important réseau mis en place par Ernesto et les autres fédéralistes.

À côté de cela, Ada promeut le fédéralisme auprès des jeunes réfugiés et, pendant quelques temps, est la secrétaire de la section fédéraliste de Genève, dans laquelle elle implique d’autres femmes dont Ernesta Bittanti Battisti et sa fille, ainsi que Beatrice Scaler.

Le 25 avril 1945, à la fin de la Résistance italienne, Ernesto est convié par Ferruccio Parri, qui forme le premier gouvernement de l’Italie libérée. C’est ainsi que le couple s’établit à Rome où il restera pour le reste de sa vie. Comment Ada vit-t-elle cette nouvelle vie à Rome aux côtés d’Ernesto, désormais chargé d’importantes fonctions publiques ?

La ville de Rome lui rappelant la terrible période de la détention d’Ernesto, Ada aurait préféré s’établir autour de Milan, mais elle va s’adapter à ce changement, afin de suivre son époux appelé à remplir d’importantes missions [5] dans le cadre de la reconstruction démocratique de l’Italie et dont la santé reste précaire.

Ada ne reprend pas l’enseignement. Dans les premiers mois de l’après-guerre, elle travaille au Bureau des partisans et vétérans du Partito d’Azione, afin de recueillir médicaments et nourriture à distribuer. Ensuite, elle organise des cours pour les jeunes des quartiers périphériques et recommence à donner des leçons privées de mathématiques, d’antifascisme et de fédéralisme européen, souvent gratuitement pour ceux et celles qui n’ont pas de moyens.

Le domicile d’Ada et d’Ernesto est toujours ouvert aux jeunes étudiants, aux amis, à leurs familles et aux camarades militants rencontrés tout au long de leur vie. Le maintien des relations sociales (et politiques) et l’accueil des invités, reposent principalement sur Ada. Elle est une femme assez moderne pour l’époque, ses choix de vie dont la poursuite des études de mathématiques, le militantisme politique et l’autonomie financière. De son côté Ernesto, même s’il est libéral et reconnait l’égalité des genres, a une vision des relations femmes-hommes plus « traditionnelle ». Si quelquefois il reproche à Ada de « trop parler » pendant les conversations politiques, en réalité il apprécie l’intelligence de son épouse et il l’implique dans ses réflexions et décisions politiques.

Ada conservera toujours son autonomie critique dans ses prises de positions et ses choix politiques. Par exemple au début des années 1950, l’échec du projet de la Communauté européenne de défense (CED) est une forte déception pour les fédéralistes, dont Ernesto, parmi lesquels plane un sentiment de pessimisme envers la possibilité de réaliser une fédération européenne. Ada, malgré la déception, est moins pessimiste qu’Ernesto et ses camarades et reste convaincue que l’unité européenne est un résultat inévitable et nécessaire, qui sera tôt ou tard atteint, pour peu qu’on la désire suffisamment et qu’on s’engage vraiment pour la réaliser. Quand Ernesto va co-fonder le premier Parti radical en 1955, Ada n’y adhère pas car elle ne partage pas la vision de l’aile la plus modérée du parti en la considérant « peu anticléricale et peu européiste » [6].

Après le décès d’Ernesto en 1967, Ada continue à militer activement en politique et à promouvoir le fédéralisme européen. En 1987 elle est candidate aux élections européennes.

Malgré la perte de son époux et son âge avancé, Ada garde une vivacité d’esprit remarquable et se distingue par la modernité de sa pensée. Au début des années 70, elle adhère au nouveau Parti radical mené par le front des « jeunes » guidé par Marco Pannella, dont elle apprécie en particulier l’attention portée à la laïcité et à la promotion du fédéralisme européen. Militante active, elle participe aux manifestations, assiste aux réunions en prenant la parole, sans se préoccuper d’aller, dans certains cas, à contre-courant. Elle apporte son soutien, notamment financier, aux campagnes, en particulier en faveur du divorce et de l’IVG. Dans ces années, elle occupe également des fonctions à la tête des associations liées au Parti radical défendant des causes qui lui sont chères : le désarmement, l’éradication de la faim et l’environnement (un thème assez nouveau à l’époque).

En 1987, elle est candidate sur les listes du Parti radical aux élections européennes et approuve le choix de donner naissance à un Parti radical transnational, créé en 1989. Face aux hésitations de certains membres, qui craignent d’avoir fait un pas trop « avancé » pour l’époque, Ada affirme : « au contraire, nous sommes peut-être déjà en retard » [7] Jusqu’à ses dernières années, Ada continue à œuvrer pour la transmission des idées de démocratie, liberté et fédéralisme européen aux jeunes générations, non seulement à travers ses fameux cours de mathématiques, mais aussi en assurant un rôle important de témoignage historique.

Finalement, Ada assure sa présence et ses importants témoignages dans les cérémonies et manifestations de commémorations des mouvements antifascistes et du mouvement fédéraliste européen. Elle a également permis l’étude et la préservation des documents d’Ernesto (et notamment de G. Salvemini) soigneusement classés et conservés aux archives grâce à l’aide d’un jeune étudiant des professeurs Rossi.

Malheureusement, sa santé ne lui permet pas d’assister à la cérémonie qui l’a fait citoyenne d’honneur de la ville de Verbania, en mémoire de son mariage avec Ernesto dans la prison de Pallanza.

Elle vit les toutes dernières années de sa vie dans une maison de repos à Rome, entourée de ses amis et de ses proches, jusqu’à sa mort, le 15 juin 1993.

Dans une interview accordée à Caterina Barilli, publié en 1991, Ada exprime sa déception vis-à-vis de la construction européenne telle qu’elle a été réalisée après la guerre. Elle se lamente des limites institutionnelles résultant du processus d’intégration européenne, en particulier du rôle réduit du Parlement européen, et affirme la nécessité d’instituer une Assemblée constituante. Ada rappelait comme le Manifeste de Ventotene l’avait fait à ne pas ré-établir les États souverains à la fin de la IIème guerre mondiale, mais à créer une fédération européenne avec un gouvernement supranational : « une fédération où chaque État aurait renoncé à une partie de souveraineté, pour la confier à un nouvel État qui est la grande Europe » [8].

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Notes

[1L’arrière-grand-père de Ada, était un officier polonais appelé « Leroux » en raison de la couleur de ses cheveux. Arrivé à Parme dans l’armée de Napoléon avec sa femme suisse-allemande, il avait italianisé son nom de famille en « Rossi ». Ces informations sur les origines familiales de Ada Rossi viennent du livre de Caterina Barilli, Un uomo e una donna : vita di Ernesto e Ada Rossi, Manduria, Lacaita, 1991 et reprises dans Ada Rossi de A. Braga et R. Vittori, ed. Unicopli 2017, p. 25.

[2Ada assistera à plusieurs épisodes de violence de la part du régime, dont notamment celui qui a vu son ami Ferruccio Ghinaglia – jeune étudiant en Médecine, antimilitariste, socialiste puis chef de la section du parti communiste de Pavie – battu à mort par les fascistes le 21 avril 1921.

[3E. Rossi réfugié à Paris était rentré en Italie en profitant d’une amnistie en octobre 1925. Grace à son nom de famille, très commun en Italie, il avait participé aux concours publics pour l’enseignement et, premier classé, avait choisi un petit poste de province afin de mener en toute discrétion ses activités antifascistes clandestines.

[4Mimmo Franzelli, évoque plusieurs cas de militants antifasciste arrêtés dans les mêmes conditions qu’Ernesto, qui furent abandonnés par leurs épouses et leurs familles, et subirent les conséquences de la solitude extrême de leur détention. Ada Rossi d’A. Braga et R. Vittori, op. cit., 2017, p. 11.

[5Dans un premier temps secrétaire d’État adjoint à la Reconstruction, en octobre 1945, Ernesto est nommé président de l’ARAR (Azienda per il rilievo e l’alienazione dei residuati bellici) une société très importante, dont la mission est de vendre les biens et le matériel de guerre confisqués à l’ennemi ou abandonnés par l’armée alliée. Les qualités d’Ernesto Rossi et son intégrité morale ont permis à l’ARAR de devenir l’un des premiers « moteurs » de la société italienne d’après-guerre, représentant une source de revenus continue et concrète pour le Trésor public.

[6C. Barilli, Un uomo e una donna : vita di Ernesto e Ada Rossi, Manduria, Lacaita, 1991, p.106, dans Ada Rossi, A. Braga et R. Vittori, op. cit., Ed. Unicopli 2017, p. 66.

[7« Souvenir d’Ada radicale » d’Emma Bonino dans ibid., p.106.

[8C. Barilli, « Un uomo... », dans A. Braga et R. Vittori, Ada Rossi, op. cit., p. 96.

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