Le Taurillon : Selon vous, la langue catalane serait parlée en Catalogne du Nord par 20 à 60% de la population. Pouvez-vous nous détailler ces chiffres ? Qu’est-ce que cela implique en termes de pratique sociale de la langue ?
Alà Baylac Ferrer : Les derniers chiffres dont nous disposons viennent d’une enquête réalisée sur l’ensemble des pays catalans (països catalans) avec une déclinaison spécifique aux particularités de la Catalogne du Nord. Cette enquête a été menée à l’initiative de l’Université, sous mon impulsion en tant qu’enseignant à la faculté de catalan, et surtout grâce aux soutiens institutionnels du Conseil général des Pyrénées orientales, perçu comme la seule institution catalane en France, ainsi que de la direction générale de politique linguistique du gouvernement catalan à Barcelone.
Cette enquête dite « enquest d’usos lingüistics de Catalunya Nord » a pour objectif de connaître le taux de connaissance et d’emploi du catalan. Il s’agit de la plus grosse enquête sur le catalan à Perpignan, d’autres enquêtes d’envergure moindre ont été produites auparavant. 1860 personnes de 15 ans et plus ont été interrogées dans un panel représentatif de la population présente dans la partie catalanophone du département (la région du Fenouillet, au nord-ouest des Pyrénées Orientales, est un territoire historiquement de langue occitane, ndlr). Ces chiffres indiquent que 34% de la population de Catalogne-nord sait parler de « un peu » à « bien » le catalan tandis que ceux qui le parlent très bien sont environ 20% dans cet ensemble. Au niveau de la compréhension, 61% des habitants des Pyrénées-Orientales disent le comprendre, en vérifiant le niveau on atteint à peu près 50% de personnes qui le comprennent bien ou parfaitement.
Il y a cependant une véritable différence entre la compétence linguistique et la pratique sociale de la langue. Aujourd’hui dans les Pyrénées-Orientales, le catalan est une langue minorisée. L’étude a montré que le catalan n’est utilisé qu’à hauteur de 1 à 2% dans la vie de tous les jours. Cette part n’a eu de cesse de baisser, pour la génération de vos grands-parents nous étions autour de 20%, celle de vos parents de 10%, aujourd’hui votre génération ne se sert presque plus du catalan en Catalogne-nord. Cette baisse de la pratique sociale de la langue s’explique par l’interruption de la transmission naturelle et une courbe descendante de la population d’origine locale. En revanche, les locuteurs du catalan dans les Pyrénées-Orientales s’en servent une fois passée la frontière franco-espagnole avec la Generalitat de Catalunya. 34% de la population interrogée utilise le catalan. Cela signifie que lorsque le cadre est favorable, les habitants utilisent la langue catalane, cela prouve toutefois que la politique française monolingue est très agressive pour les autres langues du territoire.
LT : Quelles seraient les politiques concrètes réellement efficaces pour faire revivre le catalan, et toutes les langues régionales en général, dans l’espace public des régions ?
ABF : Il faut adopter une politique volontariste dans plusieurs domaines afin de rétablir la transmission intergénérationnelle de la langue de manière massive et généralisée comme cela se faisait autrefois. C’est à l’école de jouer un rôle majeur dans la mise en place et la pérennisation de cette transmission, c’est la seule manière d’assurer la survie du catalan et des autres langues minorisées. Il faut passer par un enseignement immersif car c’est ainsi que la langue sera récupérée, réimplantée, « réappropriée » et surtout à nouveau transmise.
Le rôle de l’école dans la transmission des langues n’est pas une innovation. Au début du XXe siècle, on avait du mal à entendre parler français dans les rues de Perpignan, un siècle plus tard, on a du mal à y entendre parler catalan, or, c’est l’école de Jules Ferry qui a permis cette inversion. L’école sous Ferry n’était rien d’autre que l’enseignement immersif de la langue française. Je ne suis pas en train de dire qu’il faut exclure le français de l’enseignement des langues à l’école mais il faut absolument arriver à généraliser l’enseignement du catalan avec un enseignement bilingue à l’école.
Il se trouve que 76% de la population adulte est favorable à un enseignement bilingue en catalan. Ce que je propose, ce n’est donc pas une lubie de quelques « dingues » c’est quelque chose qui est largement appuyé par la population nord-catalane. L’enseignement immersif bilingue n’est pas utopique, c’est en pratique en Corse mais aussi en Alsace où on apprend systématiquement l’allemand (à des degrés divers toutefois, ndlr). Si l’État se refuse à mettre en place ce cadre volontariste, alors c’est aux collectivités de s’en emparer. Ces dernières ont fait des progrès mais c’est encore insuffisant, la création de l’Office public de la langue catalane à Perpignan est notamment un pas dans le bon sens.
LT : La Catalogne du Nord est une composante essentielle des « Països Catalans », l’ensemble des régions de langue catalane en Espagne, en Andorre, en Sardaigne, ainsi qu’en France. Peut-on voir une certaine adhésion des Catalans du Nord à cet irrédentisme ?
ABF : On a l’impression que le processus indépendantiste est perçu d’une manière plutôt bienveillante et intéressée en Catalogne nord, même si, il ne faut pas l’oublier, une bonne partie de la population n’en a pas grand chose à faire. Cette indifférence est liée au fait qu’il y a une arrivée massive dans le département des Pyrénées-Orientales d’habitants de la moitié nord de la France. Il faut aussi savoir que seulement 40% des habitants des P-O sont nés dans le département. Beaucoup de Catalans du nord s’en vont pour faire leurs études ou trouver du travail, notre département possède le taux de chômage le plus élevé de France métropolitaine, donc nos jeunes s’en vont vers d’autres territoires.
Il est cependant certain que la lutte pour l’indépendance en Catalogne sud suscite un intérêt certain et est un marqueur d’une fierté retrouvée de sa catalanité. Cette fierté retrouvée, c’est quelque chose que l’on n’avait pas vu depuis très longtemps. Il n’est pas rare d’entendre des Catalans du nord dire qu’ils ont hâte de voir naître une Catalogne indépendante et de faire une demande de passeport catalan. Il faut aussi bien noter que cet indépendantisme et cette bienveillance à l’égard de celui-ci est pleinement lié à un sentiment d’appartenance à l’Europe. Ce n’est pas du tout une volonté de sortir de l’Europe.
En ce qui concerne l’indépendance de la Catalogne du nord, une extrême minorité y est favorable mais c’est actuellement totalement utopique. Jamais la France n’autoriserait le même type de référendum qu’en Nouvelle-Calédonie sur le territoire métropolitain. Ce qui m’amuse beaucoup c’est que les Espagnols et les Français parlent de « séparatisme catalan » pour désigner le processus d’indépendance. Or, ce sont eux qui nous ont séparés par la création de la frontière, les Catalans n’ont jamais été séparatistes, ils sont unionistes. Pour preuve, la fermeture de la frontière entre la France et l’Espagne durant la crise sanitaire a été très mal vécue par les Catalans. Selon moi, il n’est pas normal qu’on ferme une frontière au sein de l’Union européenne.
LT : Vous avez déclaré que la politique française à l’égard des langues régionales s’apparente à une politique « coloniale », pouvez-vous revenir sur cette expression ? Quel est le but de cette politique ?
ABF : Oui, la politique linguistique de la France est une politique coloniale. Elle n’a pas beaucoup changé depuis l’époque de Jules Ferry. Sous la IIIe République, il fallait diffuser et imposer l’apprentissage du français sur tous les territoires qui relevaient de l’administration française. En soi, rien n’a changé. La dernière décision du Conseil Constitutionnel interdit toujours l’utilisation des langues régionales et l’usage des accents des langues régionales. Cette décision prouve bien que ce qui a été la politique linguistique de la France au temps des colonies est toujours d’actualité.
On a l’impression que la France ne peut survivre qu’en éliminant les langues régionales de son territoire et en remplaçant ces dernières par le français. Cette politique d’élimination est très intolérante, on est dans la glottophobie la plus pure, je ne sais pas si je parlerai de racisme mais la question se pose. La décision du Conseil Constitutionnel téléguidée par le Ministre de l’Éducation nationale et par le Président de la République équivaut à une euthanasie des langues autres que le français sur le territoire national. La France ne respecte pas les droits humains dans le domaine des langues, nous n’avons ratifié aucun des grands textes du droit international. L’Etat va jusqu’à interdire des pratiques pédagogiques visant à former des élèves bilingues alors même que le bilinguisme est une chance immense. C’est un scandale absolu.
Le Conseil Constitutionnel se met dans une impasse avec son rejet de la loi Molac, sa décision rend possible de fermer des écoles où l’enseignement se fait exclusivement en anglais, et cela en toute légalité. Est-ce que c’est ce que souhaite la République française ? Promouvoir un monolinguisme absolu ?
LT : À la suite du référendum d’indépendance de 2017, on a pu constater un fort sentiment pro-européen en Catalogne Sud, de même, le sentiment d’appartenance à l’Europe y est bien plus affirmé qu’en Catalogne Nord, comment expliquez-vous cette différence ?
ABF : Historiquement la Catalogne a toujours adhéré et éprouvé de la sympathie à l’égard de l’Europe et du projet européen. Cette adhésion et cette sympathie s’expriment notamment pour se distinguer de l’appartenance pure à l’Espagne. En Catalogne nord c’est différent du fait de la situation de tension dans laquelle s’exprime l’identité française. Ne pas se sentir exclusivement français est vu comme une menace et une agression, on le voit dans le rapport aux langues régionales.
Il y a une tendance inquiétante qui consiste à charger l’Europe et l’Autre de tous les maux. Il ne faut pas oublier une chose : l’UE n’est rien de plus qu’un club d’Etats dans lequel 27 chefs d’Etats et de gouvernements décident. Les Catalans du nord s’inscrivent dans ce réflexe presque xénophobe de rejet de la faute sur autrui. Eux aussi sont inquiets dans leur identité française et catalane et pratiquent ce rejet de l’Europe, ce que les Catalans du sud ont parfois du mal à comprendre. En Generalitat de Catalunya, le sentiment pro-européen est très fort, profond et prononcé, si on faisait une enquête pour savoir si les Catalans du sud sont en faveur d’un Etat fédéral européen on aurait des pourcentages bien plus élevés ici que chez les Catalans du nord.
LT : Malgré une identité affirmée et une mémoire marquée par la Retirada, le RN réalise aujourd’hui de très bons scores en Catalogne-Nord, allant jusqu’à prendre sa principale ville : Perpignan. N’est-ce pas là un échec majeur pour l’identité nord-catalane et signe que celle-ci court un danger immense ?
ABF : C’est évident que les résultats du RN et de l’extrême-droite française sont une menace pour la langue et l’identité catalane. Les partisans du RN ne s’opposent pas frontalement à nos revendications, par calcul électoral, mais on sait qu’ils sont hostiles aux doubles appartenances identitaires. Ce positionnement est à l’opposé total des intérêts et des sentiments de la plupart des Catalans qui vivent leur identité de manière ouverte, sereine et tranquille, ce qui est très loin de la ligne identitaire de l’extrême-droite française.
Les Catalans du nord ont été solidaires de leurs voisins du sud lors du référendum d’indépendance de 2017, le conseil départemental des Pyrénées-Orientales ainsi que la région Occitanie, tous deux gouvernés par le PS ont aussi été solidaires. Jamais le RN n’aurait fait montre d’un tel soutien. C’est dommage que beaucoup d’électeurs ne soient pas conscients de cette réalité. On le voit à Perpignan mais aussi à Béziers, les élus RN gomment l’identité régionale (catalane pour Perpignan, occitane pour Béziers, ndlr) qu’ils remplacent par une identité exclusivement nationale. Le bleu-blanc-rouge devient la seule norme. Je crois cependant que si les oppositions locales n’étaient pas aussi mauvaises et inexistantes et que si le processus de création de la grande région (La région Occitanie résulte de la fusion des régions Midi-Pyrénées et Languedoc-Roussilon, beaucoup d’habitants du Roussillon demandaient l’ajout du nom “Pays-Catalan” au nom “Occitanie”, ndlr) n’avait pas été aussi humiliant pour les catalans, le RN ne ferait pas d’aussi bons scores.
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