Allemagne : fragilité, rancunes et incertitudes

, par Théo Boucart

Allemagne : fragilité, rancunes et incertitudes
Echec et mat pour Angela Merkel, dans les négociations de formation d’une nouvelle coalition ? CC - European People’s Party

Kaputt, la Jamaïque ? Les leaders du parti libéral FDP ont annoncé dimanche 19 novembre peu avant minuit leur décision de se retirer des négociations en vue de former une coalition gouvernementale avec la CDU-CSU et les Verts. Une décision peu étonnante mais risquée pour les institutions allemandes, réputées très stables. L’Europe et la France pâtiraient également d’une crise politique prolongée.

Il aura fallu presque deux mois pour assister à ce qu’on redoutait depuis le résultat des élections fédérales : le déraillement des pourparlers visant à constituer le nouveau gouvernement de la République Fédérale d’Allemagne. Le score élevé de l’AfD a mathématiquement réduit le nombre de votes pour tous les autres partis « normaux ». Ajouté à cela le refus catégorique du SPD de Martin Schulz de former à nouveau une grande coalition avec Angela Merkel, les chances de parvenir à un gouvernement stable avec quatre partis très différents étaient pour le moins réduites.

Les pourparlers officiels (Sondierungen) ont néanmoins débuté le 20 octobre après l’accord obtenu lors des congrès des différents partis. Angela Merkel avait fixé leur terme au 16 novembre et les négociateurs devaient juger à ce moment-là si les positions étaient suffisamment proches pour débuter les négociations officielles du contrat de gouvernement. Néanmoins, jeudi 16 novembre au soir, cette date butoir a été repoussée à la fin du weekend. [1] Les divergences sur des sujets majeurs comme la politique migratoire, la lutte contre le changement climatique ou la politique fiscale restaient insurmontables. Finalement, le leader du FDP Christian Lindner a quitté la table des négociations.

« Mieux vaut ne pas gouverner que mal gouverner »

Le FDP s’est justifié en mettant en avant « le manque de confiance » entre les négociateurs et a déploré la mauvaise volonté des partis politiques, en particulier des Verts ainsi que l’impréparation d’Angela Merkel pour ces pourparlers. [2] Wolfgang Kubicki, le vice-Président du FDP, n’a jamais caché ses doutes quant à la pérennité d’une « Jamaika Koalition ». Selon plusieurs responsables du parti, la direction prise dans plusieurs domaines ne correspondait absolument pas aux principes défendus pendant leur campagne. D’où la phrase laconique de Lindner : « Mieux vaut ne pas gouverner que mal gouverner ». [3]

Même si la décision du parti libéral n’est au fond pas étonnante, on peut se poser des questions sur leur stratégie de négociation. Dès fin septembre, ils ont, comme tous les partis certes, imposé leurs conditions, notamment sur l’intégration européenne et la politique fiscale, mais ils ont lâché très peu de lest sur tous les points chauds, tandis que les Verts acceptaient de larges concessions sur la politique migratoire et la transition énergétique et le leader de la CSU, Horst Seehofer, devait renoncer à son plafond annuel d’entrées de demandeurs d’asile au profit d’un système plus souple. Le FDP a même été accusé de délibérément compliquer les négociations et de chasser sur les terres de la CSU (qui devra conserver ses positions lors des élections bavaroises de l’année prochaine) et de l’AfD. Le FDP n’est plus que l’ombre du parti centriste et europhile d’il y a encore 20 ans.

Une cacophonie générale

Les responsables des autres partis ont dû se prendre la tête dans les mains en regardant à la télévision la déclaration de Christian Lindner. Et en particulier Cem Özdemir et Katrina Göring-Eckhardt, le duo de Spitzenkandidaten du parti vert. Ils ont vivement regretté la décision du FDP tandis que d’autres personnalités écologistes comme Simone Peter ou Jürgen Trittin ont exprimé des critiques acerbes contre les libéraux, dénonçant une manœuvre politique inconsidérée. [4] Angela Merkel et Horst Seehofer ont également exprimé au nom de la CDU et de la CSU leur inquiétude quant à la suite des évènements malgré leur ferme intention de trouver une solution. [5]

C’est dans ces moments-là qu’une autorité morale doit intervenir et apaiser les tensions. En l’occurrence, il s’agit du très populaire Président de la République Fédérale d’Allemagne, Frank-Walter Steinmeier. Celui-ci a exigé que les partis politiques prennent leurs responsabilités et continuent à négocier la formation d’un gouvernement. [6] Alors qu’il possède habituellement des pouvoirs honorifiques, le Président de la République joue un très grand rôle dans le processus de négociations du contrat de gouvernement car il propose au Bundestag un candidat à la fonction de chancelier, souvent le leader du parti arrivé en tête aux élections.

Échec et mat pour Angela Merkel ?

Alors que l’échec des pourparlers est devenu évident, trois scénarios sont encore possibles : la formation d’une nouvelle grande coalition avec le SPD, la formation d’un gouvernement minoritaire ou la tenue de nouvelles élections législatives. Martin Schulz refuse toujours catégoriquement l’ouverture de négociations avec la CDU-CSU, conscient du fait que l’opposition parlementaire peut faire beaucoup de bien à des Sociaux-Démocrates éreintés par quatre années de pouvoir. La perspective d’un gouvernement minoritaire est extrêmement peu probable car ce n’est jamais arrivé dans l’histoire du pays, habitué à la « majorité du chancelier » (Kanzlermehrheit) et à un gouvernement par conséquent stable. Angela Merkel a de plus affirmé qu’elle préférait de nouvelles élections au gouvernement minoritaire. [7]

Dès lors, il est probable que les électeurs allemands doivent retourner aux urnes pour débloquer la situation. Les deux principales interrogations seraient alors : quand auront lieu ces élections, et surtout, qui en sortirait gagnant et a fortiori perdant ? La Loi fondamentale de 1949 impose une procédure stricte pour convoquer un nouveau scrutin. Le Président Steinmeier doit en tout cas nommer un chancelier pour « inaugurer » définitivement la nouvelle législature. Il peut ensuite dissoudre le Bundestag et convoquer des élections dans un délai de deux mois. D’ici là, beaucoup de choses peuvent arriver. Le FDP pourrait payer cher sa décision de rompre les négociations. Angela Merkel pourrait même céder sa place à la tête du parti conservateur. L’AfD serait peut-être le grand gagnant de ce « deuxième tour » tant l’occasion est trop belle pour critiquer l’incapacité des partis à s’accorder sur un programme commun.

Quelles répercussions pour l’Europe ?

Tout comme l’élection présidentielle française en avril-mai, cette crise politique allemande aura des répercussions dans toute l’Europe et tout particulièrement en France. Tandis qu’Emmanuel Macron avait accueilli avec inquiétude la perspective de voir les libéraux du FDP, hostiles à ses projets de réformes de la zone euro, participer au gouvernement, l’échec des pourparlers est encore pire pour lui. L’Allemagne, le pays le plus puissant de l’Union, aura dans les prochains mois des problèmes bien plus importants à régler avant de se pencher sur les propositions du Président français. Les questions européennes ont du reste très peu été abordées lors des quatre semaines de pourparlers officiels.

Il est beaucoup trop tôt pour mesurer pleinement les effets de cette crise politique, mais l’expression même est inconnue en Allemagne, un pays disposant d’institutions très stables depuis 1949. Reste donc à savoir comment les responsables politiques allemands sauront surmonter l’instabilité, les rancunes et les incertitudes, trois mots haïs outre-Rhin.

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Notes

[3Frankfurter Allgemeine Zeitung : FDP brechen Jamaika-Verhandlungen ab (http://www.faz.net/aktuell/politik/inland/liberale-brechen-jamaika-verhandlungen-ab-15300795.html)

[6Frankfurter Allgemeine Zeitung : « Wer sich um politische Verantwortung bewirbt, darf sich nicht drücken » (http://www.faz.net/aktuell/politik/inland/jamaika-aus-spd-steht-fuer-grosse-koalition-weiter-nicht-zur-verfuegung-15301503.html)

[7Frankfurter Allgemaine Zeitung : Merkel hält Neuwahlen für besseren Weg als Minderheitsregierung (http://www.faz.net/aktuell/politik/inland/liveblog-wie-es-nach-dem-scheitern-der-jamaika-koalition-weitergeht-15301114.html)

Vos commentaires
  • Le 28 novembre 2017 à 11:17, par Bernard Giroud En réponse à : Allemagne : fragilité, rancunes et incertitudes

    Permettez-moi, chers partenaires et amis Allemands de vous parler de façon directe et peut-etre un peu dure. Il me semble que dans la démarche intellectuelle, intelligible, de la politique allemande, depuis des lustres, il y ait une cohérence limitée à un court terme très restreint à l’entité nationale, et plus particulièrement, à celle de du savoir-faire et de l’industrie allemande, je dis bien cohérence de court terme. Cela condamne une nécessaire cohésion, voir une confiance suivie avec ses principaux partenaires.

    Je prends un exemple bien précis, aujourd’hui : le Glyphosate. Je ne suis pas spécialement écologiste, mais ai été un spécialiste agricole.

    Probablement cancérigène, dis l’OMS !

    Devant un tel soupçon, au moment où il y a une « explosion » des maladies cancéreuses dans nos pays, lâcher la bride à Bayer- Monsanto est une décision aussi inconséquente, que celle de casser la dynamique des spécialistes du nucléaire en revenant à la pollution du charbon. Il y aune autre démarche à suivre, celle de l’examen très approfondie de ce produit avec des experts libres , cad indépendants financièrement de la grande industrie.

    On sait que la culture à grande échelle au glyphosate devient inopérante aux USA. Ce à quoi Monsanto répond par la mise sur le marché, d’un nouvel herbicide et d’une semence modifiée adaptée à ce produit. L’agressivité de ce nouvel herbicide sur des plants normaux soulève des milliers de plaintes d’agriculteurs de soja aux mêmes USA,

    Je ne prendrai pas d’autre exemple, et ne parlerai pas de la stupide course déraisonnée à la concurrence et de dilapidation irréfléchie, mal conduite des savoir faire industriels dans des pays à bas couts , pour des soucis de concurrence « libérale ». A cause de cette pensée manquant de sagesse basique, « l’ode à la concurrence », il semble que nos amis et partenaires d’outre Rhin, dont chacun s’accorde à reconnaitre la force et le courage méthodique, ne nous laisse guère à tous, eux compris, beaucoup des chances pour un avenir commun. Ils devraient comprendre qu’ils ne pèseront pas beaucoup face à la nouvelle puissance des émergents

    Probablement, un sujet à bien examiner, aux trois termes.

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