Le 8 octobre 1962, le célèbre magazine Der Spiegel publiait un article qui allait changer pour de nombreuses années le visage de la vie politique allemande. Dans un reportage fouillé de 16 pages, intitulé “Bedingt abwehrbar” (« En état de défense conditionnel »), le journaliste Conrad Ahlers a fait des révélations fracassantes sur la faiblesse de la stratégie militaire de la jeune république fédérale d’Allemagne (RFA).
La réaction du ministère allemand de la défense ne s’est pas fait attendre : le journal a été poursuivi en justice et plusieurs journalistes ont été mis en garde à vue. La pression de l’opinion publique a pourtant incité les autorités fédérales à abandonner les charges contre Der Spiegel. Si cet épisode peut paraître anecdotique, son retentissement politique a été considérable, puisqu’il a été une épine dans le pied du chancelier Konrad Adenauer et aurait même préparé l’alternance politique social-démocrate à la fin des années 1960, en faisant souffler un vent de libéralisme sur la société allemande.
Cet épisode montre surtout que l’Allemagne d’après-guerre est un pays où, jusqu’à aujourd’hui, la protection du journalisme et la liberté de la presse sont solidement ancrées dans la société et dans la philosophie politique. Grâce à des fondements juridiques importants, à la jurisprudence de la Cour constitutionnelle et aux efforts récents menés par le pays, l’Allemagne améliore cette année son indice dans le classement établi annuellement par Reporters sans frontières, se classant 11e en gagnant 2 places, sa meilleure position depuis des années. Des risques existent toutefois sur ce modèle de presse pluraliste.
De solides garanties constitutionnelles
Si la presse se porte bien outre-Rhin, c’est avant tout grâce à la protection législative des journalistes. L’Affaire du Spiegel a permis au Tribunal constitutionnel fédéral d’éclaircir sa jurisprudence concernant la liberté de la presse. En août 1966, la plus haute instance juridique allemande a rejeté un recours de la maison d’édition du magazine accusant l’Etat allemand d’avoir bafoué la liberté de la presse. Toutefois, cet arrêt a marqué la reconnaissance du rôle de la presse dans une démocratie, ainsi que son importance dans la formation de l’opinion publique.
Depuis lors, le Tribunal constitutionnel protège très régulièrement les journalistes dans leur travail. Plus récemment, en 2015, l’Office fédéral de protection de la Constitution (les services de renseignements allemands) a porté plainte pour haute trahison contre netzpolitik, un webzine qui avait publié des documents montrant que l’Office prévoyait de renforcer la surveillance sur les réseaux sociaux pour lutter contre le terrorisme. L’affaire avait provoqué un tollé médiatique, et le procureur fédéral avait suspendu l’enquête.
L’ordre juridique outre-Rhin peut en effet se baser sur l’Article 5 de la loi fondamentale allemande (« Chacun a le droit d’exprimer et de diffuser librement son opinion par la parole, par l’écrit et par l’image, et de s’informer sans entraves aux sources accessibles au public. La liberté de la presse et la liberté d’informer par la radio, la télévision et le cinéma sont garanties. Il n’y a pas de censure. »)
La presse a de plus une réputation de sérieux et de forte indépendance. Son rôle de quatrième pilier de la démocratie s’exprime aussi dans ses relations avec la classe politique. De manière générale, les échanges sont sains, même si des tentatives de pressions ont pu se produire. A l’instar de la situation en Europe nordique, des personnalités politiques peuvent démissionner à la suite de révélations médiatiques. Ainsi, l’ancien président de la république fédérale, Christian Wulff, a dû démissionner en 2012 pour avoir, entre autre, tenté de faire pression et d’intimider des journalistes de Bild.
Pourtant, certaines dispositions législatives suscitent des inquiétudes. Reporters sans frontières pointe notamment le fait que les lois allemandes sur l’accès à l’information sont « en-deçà des standards internationaux ».
Un pluralisme médiatique réputé
L’Allemagne est le 1er marché médiatique d’Europe et le 5ème dans le monde (derrière la Chine, l’Inde, le Japon et les Etats-Unis). En avril 2019, la fédération allemande des éditeurs estimait que les trois-quart de la population allemande et germanophone étaient touchés par les journaux. Cependant, du fait de sa grande population, le pays ne serait que le septième pays européen en termes de densité de journaux par habitant.
En effet, le pluralisme médiatique est considérable : aux côtés des huit quotidiens à tirage national (“überregionale Zeitungen”), parmi lesquels le Frankfurter Allgemeine Zeitung ou le Süddeutsche Zeitung, mais surtout le tabloïd Bild sont les plus connus, plus de 320 journaux régionaux et locaux circulent dans le pays (contre 80 en France), émettant parfois à très petit tirage (certains journaux régionaux du Mecklembourg-Poméranie Occidentale, dans le nord-est du pays, ont un tirage quotidien de moins de 10000 exemplaires). Le nombre de quotidiens régionaux et locaux, bien plus lus que les quotidiens nationaux du reste, est dû à la tradition fédérale allemande.
Au total, le tirage de tous ces journaux s’élèvent à plus de 18 millions. L’Allemagne est donc un modèle de pluralisme selon des institutions internationales, dont l’OSCE. De plus, les grands actionnaires de presse sont majoritairement issus du domaine et ne sont pas de grands entrepreneurs dans des domaines tels que l’armement ou dans la finance comme cela existe en France.
Toutefois, des menaces pèsent sur ce modèle de pluralité. RSF regrette notamment que de nombreux journaux locaux soient obligés de fermer pour des raisons économiques, ce qui « sape lentement, mais régulièrement la pluralité des médias ». Le phénomène de concentration des médias n’épargne pas non plus nos voisins outre-Rhin. Le groupe de presse Axel Springer, le plus important en Allemagne, possède ainsi plus de 200 médias, dont le très influent Bild ou encore le groupe Die Welt.
L’extrémisme politique en embuscade
L’un des plus gros risque planant sur le journalisme allemand provient de l’extrémisme politique, issu en grande majorité de la droite radicale, mais également de la gauche radicale, dans une bien moindre mesure.
Ces dernières années, le phénomène s’est accentué avec la formation de Pegida, ce mouvement islamophobe d’extrême-droite qui a particulièrement sévi en Allemagne orientale. Les violences, verbales ou physiques, contre les journalistes ont émaillé les rassemblements, comme en 2015 et en 2017 à Dresde ou en 2018 dans la ville voisine de Chemnitz, lieu d’importantes manifestations contre la politique d’immigration du gouvernement allemand. Si la violence envers les journalistes durant ces rassemblements concerne la majeure partie du continent, dont la France durant le mouvement des Gilets jaunes, Reporters sans frontières s’inquiète de l’augmentation des actes hostiles envers les journalistes en Allemagne. Dans un communiqué, l’ONG dénonce les violences à l’égard des journalistes et reporters à Berlin le 1er mai, durant une manifestation pour contester les mesures sanitaires pour endiguer le coronavirus.
Ainsi, malgré son solide ancrage dans le top-15 du classement RSF, notre voisin outre-Rhin n’est pas à l’abri de certaines dérives affectant le travail des journalistes et les médias en général.
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