Atomic Joy : Fissures dans le corps, résistance de la joie

, par Rodrigo Mantoan Cavalcante Muniz

Atomic Joy : Fissures dans le corps, résistance de la joie
23/08/2025, Le public assiste à une représentation de danse contemporaine dans la cour de la Pinacothèque de São Paulo © Rodrigo Muniz

Présenté pour la première fois aux Rencontres Chorégraphiques Internationales de Seine-Saint-Denis, en France, Atomic Joy, d’Ana Pi a fait sa première au Brésil à la Pinacothèque de São Paulo, les 23 et 24 août 2025, lors de l’ouverture de la Saison France–Brésil 2025 et dans le cadre du Festival Pina Praça.

Ana Pi est non seulement chorégraphe, mais aussi architecte d’une écologie scénique. Son parcours, traversé par la danse, la musique et les arts visuels, ne s’est jamais limité à un geste ou à une discipline. Artiste franco-brésilienne, Ana Pi se forme d’abord à l’École de danse de l’Université fédérale de Bahia avant de poursuivre au Centre Chorégraphique National de Montpellier Occitanie (ICI - CCN) en France. Elle collabore avec des institutions européennes telles que La Briqueterie, le MAC VAL ou le Centre Pompidou, et présente ses œuvres dans des festivals et musées majeurs comme le Festival d’Automne à Paris, le musée national centre d’art Reina Sofia à Madrid ou encore le Festival d’Avignon.

“Son travail tisse des liens entre cultures brésilienne et européenne, explorant mémoire, identité et gestes ancestraux dans un dialogue interculturel qui enrichit le paysage artistique européen.”

Son parcours, traversé par la danse, la musique et les arts visuels, ne s’est jamais limité à un simple geste ou à une discipline. Comme elle le dit elle-même : “Comprendre la notion de ‘lieu de parole’ me semble essentiel… Les institutions doivent aller plus loin, faire confiance, soutenir dans la durée des artistes issus de contextes marginalisés. La danse doit rêver plus grand”. Elle pense ainsi la scène comme on pense le monde en strates, en frictions et en déplacements.

Atomic Joy n’apparaît donc pas comme un travail isolé, mais comme la synthèse d’une recherche plus vaste, où corps, espace, son, silence et public se contaminent mutuellement.

En donnant du mouvement aux affects, Pi élève l’état sensible au-delà de l’émotion éphémère en transformant les sentiments en fissures et en gestes de résistance. Atomic Joy commence ainsi, avec des corps qui dansent en silence, comme pour rappeler que le rythme n’appartient pas à la scène, mais à la vie qui palpite. En choisissant le silence au premier acte, l’artiste refuse la danse comme simple illustration d’une bande sonore et invite le spectateur à se concentrer sur l’écoute attentive du corps, sur réactions et urgences propres, indépendamment de la musique ou du rythme imposé.

Ce régime doux et sensible permet de percevoir chaque geste et chaque souffle comme porteur d’une intensité vécue, transformant le corps en un véritable territoire de présence et d’attention. Lorsque la musique éclate, la chorégraphie s’étend alors en une modulation d’affects. Il n’y a pas de regards à affronter, mais des expressions de joie, peur, surprise et vertige.

23/08/2025, São Paulo, Brésil. Danseurs en scène lors de la performance Atomic Joy.
© Patrice Pauc

Le geste de la menace alterne avec l’agression simulée, comme si la chorégraphie était aussi un champ de lutte. C’est dans cet affrontement que le spectacle bat et contamine. L’œuvre se répand et révèle comment la joie peut être à la fois partage et risque, à la fois fuite de l’aliénation sociale et dénonciation. Ces possibilités d’interruption du quotidien sont précisément les fissures dans l’espace-temps qui nous permettent de voir le monde autrement. Des points de tension où le corps et la joie trouvent un lieu pour s’affirmer au milieu de la routine et de l’automatisme des engagements sociaux.

Musée et ville : traversées du réel

Entre le musée et la ville, l’art devient une expérience du réel, et c’est au sol que l’inattendu prend forme. Là, des sphères orangées, fragiles mais puissantes, cèdent sous les pieds des danseurs, provoquant instabilité et déséquilibre. Chaque impact résonne comme une minuscule détonation, transformant la chorégraphie en terrain miné.

Dans le geste performatif apparaît un caractère atomique : un petit événement qui, en se déployant, diffuse une énergie capable d’ouvrir de nouveaux possibles. L’expérience vécue ce samedi après-midi, dans l’espace du musée, est devenue une métaphore. Si la force destructrice d’un atome peut se répandre, la joie le peut aussi. Les enfants, incapables de se contenir, laissaient leurs corps répondre par une danse spontanée, les yeux grands ouverts et le corps parcouru de frissons. Le sentiment partagé était celui d’une suspension, où l’intensité et la fascination devenaient collectives.

23/08/2025, São Paulo, Brésil. Danseurs en scène lors de la performance Atomic Joy.
©Patrice Pauc

Ce n’est pas un hasard si cette puissance se révèle pleinement lorsque l’œuvre s’inscrit dans le territoire, en confrontation directe avec le flux urbain. Le fait que l’œuvre se déroule dans un espace ouvert n’est pas un détail, mais un axe : la chorégraphie doit disputer l’attention avec l’impondérable de la ville, avec les contingences climatiques et avec la présence d’un public varié. L’adaptation n’affaiblit pas le travail ; au contraire, elle le rend encore plus urgent, parce qu’elle fait dialoguer la danse avec l’instabilité de la vie.

C’est dans ce franchissement que le cube s’ouvre sur la rue et le public, comme si un excès de lumière envahissait l’obscurité. L’espace public s’infiltre dans la scène, qui, inévitablement, s’écoule hors d’elle-même. Même la gorgée d’eau, auparavant invisible dans son rôle secondaire, participe au spectacle. Tout en devient partie intégrante.

Le musée, pendant cinquante minutes, cesse d’être un espace d’exception. Il devient perméable, poreux, traversé par le réel. Et la question qui s’impose est : peut-on encore parler de représentation lorsque la vie insiste pour se présenter elle-même comme spectacle ?

Ana Pi répond en déstabilisant les modes habituels de voir et d’être en scène. Ce qui est en jeu n’est pas seulement la danse comme mouvement chorégraphique, mais un système de vibrations, d’intensités qui prend de l’ampleur et parvient au public à travers la résonance entre les corps. Dès le premier instant, l’œuvre affirme un choix : celui de s’ouvrir au monde, en assumant le hasard comme partie constitutive de la performance.

23/08/2025, São Paulo, Brésil. Danseurs en scène lors de la performance Atomic Joy.
©Patrice Pauc

Dans ce croisement entre l’espace public et la chorégraphie, entre la scène et l’explosion orangée, cette adaptation radicale met également en évidence l’intelligence curatoriale de l’événement. Miser sur des œuvres qui refusent d’être domestiquées par l’espace neutre, c’est affirmer que le musée ne se réduit pas à des vitrines silencieuses. La Pina Contemporânea, en ce sens, non seulement accueille l’œuvre, mais se met elle-même en danger avec elle. Et c’est ce risque qui réaffirme l’institution comme référence dans le champ muséal – non par la rigidité institutionnelle, mais par le courage de se réinventer. Une leçon de contemporanéité que beaucoup de musées cherchent encore à atteindre.

Transatlantique et critique : la joie comme contagion

Atomic Joy ne se limite pas à un événement local au Brésil, mais s’inscrit dans un dialogue transatlantique plus large entre l’Europe et l’Amérique latine.

  • Ana Pi, artiste née au Brésil et aujourd’hui installée en France, développe une pratique profondément marquée par la circulation entre ces deux territoires. Sa chorégraphie, traversée par la mémoire de la diaspora africaine, devient ainsi un langage commun qui résonne autant à São Paulo qu’à Paris, autant dans l’espace public brésilien que dans les institutions culturelles européennes.

Présenté pour la première fois aux Rencontres Chorégraphiques Internationales de Seine-Saint-Denis, Atomic Joy arrive à la Pinacothèque de São Paulo dans le cadre de la Saison France-Brésil 2025, célébrant deux siècles de relations diplomatiques. Cette double inscription, en Europe et au Brésil, ouvre un espace partagé où se croisent traditions, sensibilités et urgences politiques.

En ce sens, la chorégraphie d’Ana Pi dépasse les frontières nationales pour inscrire la joie dans un horizon véritablement européen et global. Elle rappelle que l’Europe n’est pas seulement un territoire géographique, mais aussi un champ de relations, d’échanges et de tensions, où l’art devient un outil de résistance et de transformation. Atomic Joy se présente ainsi comme un geste de contagion sensible, capable de faire dialoguer Paris et São Paulo, la rue brésilienne et la scène européenne, dans une même vibration critique.

La question qui demeure, pour le public, est de savoir si nous serons capables de soutenir cette joie comme pratique critique dans nos vies, ou si elle se dissipera, une fois encore, dans la routine grise que l’œuvre cherche justement à mettre en tension. Peut-être est-ce précisément pour cette raison que, dans le contemporain, de tels événements sont si nécessaires : pour nous rappeler que la joie n’est pas un ornement, mais une force qui insiste à vibrer, même lorsque tout autour semble vouloir la réduire au silence.

Fiche technique :

Direction, conception, chorégraphie, dramaturgie, costumes et objets : Ana Pi Danseurs interprètes : Amin Hasnaoui, Anna Yvray, Solen Athanassopoulos, Ibrahima “Ibrah” Biteye, Hachim Biiskui, Célia “Babyface” Bonus, Naïs Haidar, Manèkè Som Composition musicale : Christophe Chassol Création lumière et direction technique : Bia Kaysel Conseil en historiographie et critique de danse : Marie Pons Production et diffusion : NA MATA LAB Production exécutive 2025/2026 : Jenny Suarez Production Pina : Dayves Augusto Vegini Curatoriat : Clarissa Ximenes

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