Au cœur du Brexit, un conflit de classes sociales ?

« Mon pays est en crise d’identité. Moi aussi », un blog par Madelaine Pitt - Episode 11

, par Madelaine Pitt

Au cœur du Brexit, un conflit de classes sociales ?
Photo : David Castor

Samedi 1er février. Le Royaume-Uni vient de quitter officiellement l’Union européenne, après 47 ans d’adhésion. Depuis plusieurs mois, Maddie Pitt nous raconte comment la société anglaise a pu en arriver à décider le Brexit et tente d’en analyser les conséquences, à court et long termes.

Objectivement, Boris Johnson est un très mauvais homme politique. La grande majorité de ce qu’il dit est faux. L’exactitude lui est aussi importante qu’une pince-monseigneur pour un saint. Il ne dit pas ce qu’il pense, mais ce qui est à la mode (c’était un pro-européen jusqu’en 2015). C’est un opportuniste avec moins de convictions politiques authentiques qu’un cappuccino.

Par contre, il est extrêmement privilégié, et au Royaume-Uni, cela pèse énormément dans le jeu.

Le sport national

Au Royaume-Uni, nous sommes obsédés par la notion de classe sociale. Que ce soit de manière consciente ou non, nous sommes en permanence en train de chercher des informations qui nous permettraient d’identifier la classe sociale à laquelle appartient une personne. Ça peut être, par exemple, leur accent, leur passe-temps, le prix de leur voiture ou les magasins où ils font leurs courses.

Même si les deux choses se chevauchent, la classe sociale n’est pas pareil que l’argent. Au Royaume-Uni, contrairement aux Etats-Unis, on peut être de classe moyenne mais pauvre, ou un millionnaire de la classe ouvrière. La notion de la classe sociale au Royaume-Uni est infiniment plus profonde que les questions socio-économiques et représente beaucoup plus notre passé que notre présent, même si, en même temps, elle façonne nos attentes, notre culture, nos relations personnelles et, bien sûr, nos carrières.

Il suffit de regarder le vocabulaire vaste et exclusivement péjoratif qui nous est disponible pour décrire les « autres » classes. Ce vocabulaire nous permet d’exprimer, et, certainement, renforcer notre profonde inquiétude durable sur notre position sur l’échelle sociale.

La politique, quelle classe

Bien sûr, la classe est un enjeu politique majeur, employé comme un outil pour dresser les gens les uns contre les autres. Depuis l’époque de Margaret Thatcher, la classe ouvrière est la cible d’une diabolisation et d’une dérision par les politiciens et par la presse, permettant de justifier les politiques de réduction d’aide sociale. Ensemble, les gouvernements conservateurs successifs, et même ceux de Tony Blair et du New Labour, ainsi que les tabloïds ont contribué à l’idée que les pauvres méritent d’être pauvres, et que la classe ouvrière n’a pas de valeur dans la société. (Pour en savoir plus, je conseille le livre Chavs : The Demonisation of the Working Class par Owen Jones, journaliste à The Guardian.)

D’un autre côté, cette idée permet aussi de justifier les politiques en faveur des classes les plus privilégiées, qui gardent alors la main sur les piliers de la société. Seulement 7% des Britanniques font leur scolarité dans une école privée ; peu nombreux, ils constituent la couche sociale la plus élitiste. En revanche, plus de la moitié des journalistes de presse écrite, 75% des juges, et deux tiers du gouvernement de Boris Johnson sont d’anciens élèves d’écoles privées.

Il est peu surprenant, finalement, que le Royaume-Uni présente l’un des taux de mobilité sociale le plus bas dans le monde occidental. A la suite de la sortie d’un rapport par les Nations Unies qui a vivement critiqué le niveau de pauvreté très élevé au Royaume-Uni, Philip Hammond, ministre des finances jusqu’en 2019, a remis en cause les conclusions. « Mais où sont tous ces pauvres ? Je ne les vois pas ». Cette phrase particulièrement cynique résume parfaitement l’aveuglement entêté des élites envers ceux qui n’ont pas la même chance.

Boris Johnson a fait sa scolarité à Eton, un collège uniquement pour garçons où les frais s’élèvent aujourd’hui à 42501£ par an (soit 45000€ ou 1,5 fois le salaire moyen annuel au Royaume-Uni). Entre ses 13 et 18 ans, ses parents ont donc dépensé autour de 200,000£ pour son éducation (n’oublions pas qu’il a deux frères et une sœur). Une personne qui a bénéficié toute sa vie d’une richesse aussi extrême ne pourra jamais comprendre la précarité de la vie quotidienne dans le reste de la société.

Les riches, les pauvres et le Brexit

Comme pour tout dans la société britannique, la classe sociale joue un rôle. On parle souvent d’un « anti-globalisation backlash » qui aurait provoqué le résultat du référendum. La réalité est bien plus complexe.

Oui, les régions les plus pauvres dans le Nord et dans les régions centrales du Royaume-Uni ont plus voté pour le Brexit. Mais il essentiel de comprendre qu’afin de profiter des avantages les plus visibles de l’Union européenne, il faut déjà un certain privilège. A quoi sert le programme Erasmus si nous n’avons pas les moyens de faire des études ? A quoi sert la libre circulation des personnes si nous n’avons pas les moyens de partir en vacances ?

En revanche, il suffit de regarder Boris Johnson pour comprendre que le Brexit n’est pas exclusivement un rejet du statu quo et de la mondialisation. Les classes moyennes et les élites ont énormément profité de la liberté que nous a apporté l’UE - et c’est eux qui ont mené le discours sur le besoin de se libérer de sa bureaucratie. Je viens d’une région plutôt aisée qui a voté de manière décisive pour quitter l’UE. Les Ecossais ont voté à 62% pour rester dans l’UE ; au nord de la frontière, la question de classe socio-économique joue un rôle beaucoup moins important dans le choix de vote, même dans les régions très pauvres en Écosse.

Nous revenons, comme d’habitude, à la question de l’identité britannique, dont un élément essentiel est son obsession des classes sociales.

Pas un conflit, une barrière

La question des classes sociales est bel et bien au cœur du Brexit, mais pas parce qu’il s’agit d’un conflit entre les classes. L’élitisme qui fait que les inégalités sont justifiées et ignorées par la classe politique aide les personnes très privilégiées à rester aux manettes du gouvernement et du pouvoir et de voter des lois qui leur conviennent.

Ce sont les gens les plus précaires qui vont le plus souffrir du Brexit dur qui est en train de nous être imposé, mais leurs besoins de ne seront pas pris en compte. Après tout, quand on regarde la presse et le discours des Conservateurs, on n’a pas l’impression qu’ils ont beaucoup de valeur.

Dans une société aussi obsédée par la classe sociale, rentrer dans le système pour pouvoir changer la donne quand on n’appartient pas aux élites est comme un Moldu qui essaie de se faire élire au Ministère de la Magie.

Et le Brexit a toujours été un projet des élites pour les élites.

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