Aurora Leone, le football féminin et l’ignorance des institutions : est-ce que les filles vont bien ?

, par Elena Crispino, traduit par Jérôme Flury

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Aurora Leone, le football féminin et l'ignorance des institutions : est-ce que les filles vont bien ?
Source : Photo by Jeffrey F Lin on Unsplash

Lorsque, au mois de juin, les déclarations d’Aurora Leone sur son exclusion du dîner officiel du « match du cœur » ont circulé, ma réaction m’a surprise. J’étais évidemment indignée. J’ai évidemment été choquée qu’un tel épisode se produise dans le contexte, entre autres, d’un événement caritatif. Mais je n’étais pas étonnée.

Pour ceux qui auraient manqué cet épisode, voici une brève description de ce qui s’est passé : Aurora Leone et Ciro Priello, membres du collectif comique napolitain the Jackal, ont été officiellement appelés à participer à la "partita del cuore", le « match du coeur », une rencontre de solidarité et de soutien à la recherche contre le cancer, organisé et promu par l’équipe nationale de chant. Lors du dîner des équipes, Aurora a été "invitée" à changer de table par un certain Gianluca Pecchini, le représentant des chanteurs nationaux. Non, elle ne s’était pas trompée de table : elle n’était tout simplement pas du bon sexe pour participer à la rencontre. " Ne m’obligez pas à vous dire pourquoi vous ne pouvez pas rester ici... vous pouvez mettre votre tenue dans les tribunes, depuis quand les femmes jouent au football ? ", tels sont les propos tenus par cette personne, devant laquelle Aurora et Ciro, après avoir réagi, ont été expulsés de l’hôtel et n’ont pas participé à l’événement.

J’aimerais ne pas dire un seul mot sur cet épisode vraiment triste. J’aimerais pouvoir le classer comme un autre "cas isolé" et passer à la nouvelle suivante (comme tout le système d’information italien semble d’ailleurs l’avoir fait). Mais je ne peux pas, pour deux raisons : la première est que j’ai toujours été une grande fan de football, et que j’ai trop "respiré" cet environnement pour pouvoir faire comme si de rien n’était ; la seconde, comme je l’ai dit, est que l’épisode lui-même, au-delà de la déception, ne m’a pas du tout surpris. Et je voudrais expliquer pourquoi.

Le fait est que je suis habitué depuis des années à entendre ce genre de phrases dans des contextes très variés, des petits terrains de foot situés au sein des centres de loisir pour enfants à un niveau plus ou moins institutionnel. Le football est un sport qui, dans l’imaginaire collectif, est essentiellement masculin. Comme si seuls les hommes avaient les jambes et les pieds pour frapper la balle. Il s’agit presque d’un héritage de virilité, au point que chaque enfant/garçon/homme DOIT avoir son équipe préférée : il ne peut pas s’éloigner d’un monde qui, tout simplement, doit l’intéresser et lui appartenir. Une femme, par contre, a intérêt à rester dans le sien.

Et si elle doit supporter une équipe, qu’elle le fasse discrètement. Qu’elle le fasse par solidarité avec les membres masculins de la famille, avec les frères, avec le conjoint. Malheur à celle qui sympathise avec une autre équipe. Et surtout, qu’elle n’exprime jamais un avis technique sur le jeu.

Je suis une fan de la Juventus, et je vous assure que, dans certains cercles, le dire a été un problème. Il m’arrive souvent d’exprimer une opinion sur la façon dont tel joueur évolue, sur les remplacements décidés par tel entraîneur, sur la raison pour laquelle telle recrue pour telle équipe n’est pas fonctionnelle. Opinions d’une fan quelconque qui, cependant, reçoit souvent des commentaires tels que "retourne à la cuisine", "le football n’est pas pour toi", jusqu’aux insultes sexistes et sexuelles que j’évite de rapporter. Pourquoi ? Simplement, dans ce milieu, mon opinion a moins de valeur que celle des autres. Parce que je suis une fille. Je trouve cela paradoxal, entre autres à une époque où toute personne disposant d’une connexion Internet se sent autorisée à avoir son mot à dire sur n’importe quoi.

Ailleurs en Europe, les choses sont très différentes. Elena Linari (qui est maintenant retournée dans son pays natal, sous le maillot de la Roma), Tatiana Bonetti et, surtout, Alia Guagni, star incontestée de l’équipe nationale, qui ont décidé de quitter l’Italie pour une aventure à l’étranger, le savent bien. Guagni, surtout, après une vie passée comme leader et capitaine de la Fiorentina féminine, a épousé le projet de l’équipe féminine de l’Atletico Madrid, où, après des blessures, elle s’est taillé un rôle de premier plan.

Les meilleurs clubs européens (outre l’Atletico, par exemple, Barcelone, Chelsea, Lyon, Paris Saint-Germain) investissent depuis longtemps dans le football féminin, obtenant des résultats extraordinaires, et pas seulement sur le plan sportif : lors des matchs de football féminin espagnols, notamment ceux de la prestigieuse Copa de la Reina, les stades sont régulièrement pleins.

Le football féminin est encore plus prestigieux aux États-Unis, où, contrairement à notre pays, le football est un sport typiquement féminin. Alex Morgan, Megan Rapinoe et leurs coéquipières sont considérées comme des idoles absolues sur le nouveau continent, bien plus célèbres et prospères que leurs homologues masculins. L’équipe nationale américaine a remporté quatre championnats du monde (un record), le dernier en France il y a deux ans, et ses joueuses sont désormais des icônes du sport mondial, remportant tous les prix individuels disponibles. Aujourd’hui, ces filles luttent également pour obtenir l’égalité de rémunération par rapport aux athlètes masculins, mais elles ont une base de fans populaires qui est absolument de leur côté.

En bref, personne en dehors de l’Italie n’oserait dire à une femme que le football n’est pas pour elle.

Ce code machiste est, au contraire, typiquement italien : une sorte de règle non écrite qui place les footballeurs et les supporters masculins dans une position de supériorité naturelle par rapport à des personnes qui, par nature, ne peuvent en faire partie. Il s’agit encore d’une autre polarisation et d’un autre stéréotype de genre : les garçons jouent avec des balles et les filles avec des poupées. Un garçon va au foot à cinq le soir, une fille prépare le dîner : jamais l’inverse. Et quand il y a des matchs, mesdames, ne vous donnez pas la peine : apportez-nous simplement de la bière sur le canapé et au revoir.

Quand cesserons-nous de diviser le monde en fonction du genre ? Les hommes et les femmes qui adhèrent, même inconsciemment, à ce système culturel finissent par en être les victimes naturelles, puisqu’il continuera à y avoir des choses que seuls certains peuvent faire et des choses que seuls les autres peuvent faire. Par exemple, il est communément admis, comme l’a récemment déclaré un sénateur de la République, que les femmes sont naturellement plus aptes aux "rôles de soins" : eh bien, chers pères, c’est la raison pour laquelle, très probablement, en cas de séparation ou de divorce, votre femme obtiendra le placement permanent de vos enfants et l’attribution conséquente de la maison familiale. En tant qu’hommes, par nature, vous ne serez jamais de meilleurs parents que les femmes. Ça fait mal, hein ?

Ce qui est arrivé à Aurora n’est pas un cas isolé. Il ne s’agit pas d’un malentendu, comme l’a défini l’équipe nationale de chanteurs elle-même. C’est le résultat d’une discrimination sexuelle qui se produit systématiquement dans le monde du football italien, au détriment des femmes. Des femmes fans, mais aussi, plus sérieusement encore, des femmes qui vivent du football.

Essayez de mentionner le nom de Wanda Nara à un fan de l’Inter. Il n’hésitera pas à la traiter de "bonne à rien" (et j’étais gentil) en moins de deux secondes.

Wanda Nara est une showgirl argentine mariée à Mauro Icardi, ancien capitaine de l’Inter, actuellement au Paris Saint Germain. Jusqu’ici tout va bien : belle femme, épouse d’un footballeur à succès, emploi conforme aux attentes sociales. Idéal pour apparaître en photo sur Instagram et lors des dîners de Noël du club.

Wanda Nara, cependant, est aussi l’agent de son mari. Elle veille à ses intérêts professionnels dans la relation avec son club. Alors quand Maurito refuse de renouveler son contrat, veut une augmentation de salaire ou veut changer d’équipe, c’est la faute de Wanda Nara : une séductrice perfide qui ne cherche que l’argent au détriment des intérêts de son mari, la victime sans méfiance. Il est vraisemblable que si c’était un homme, on dirait que c’est un professionnel qui fait son travail.

Il y a une autre raison pour laquelle je n’ai pas été surprise par l’ignorance de M. Pecchini : les femmes sont ignorées par presque toutes les institutions nationales de football. Surtout les femmes qui jouent. Elles sont "tolérées", ils les laissent faire pour ne pas paraître trop obscurantistes, mais en gros ils les regardent comme si elles sortaient du laboratoire de Frankenstein. Et toujours à condition qu’on n’en parle pas trop.

C’est en 2015 que M. Belloli, président de la Ligue nationale amateur, a qualifié les footballeuses italiennes de "quatre lesbiennes", justifiant ainsi son refus d’investir dans le football féminin. Le numéro un de la Fédération italienne de football de l’époque, Carlo Tavecchio, était également connu des médias, bien avant de devenir président de la Fédération, pour des déclarations de la même teneur : en 2014, lors d’une interview, il parlait expressément des " femmes handicapées dans le football en termes d’endurance, de temps et d’expression athlétique ". Comment osent-ils demander du soutien et de la visibilité ?

Et même à cette occasion, si Aurora Leone n’a pas manqué de recevoir le soutien de nombreuses personnalités du show-business, le silence des footballeurs masculins, notamment des membres de l’équipe nationale de football, a été assourdissant. À l’exception de l’ancien capitaine Gigi Buffon, aucun des footballeurs en activité n’a écrit ou dit un mot de solidarité. Coïncidence ? Je ne pense pas.

Et pourtant, les filles jouent. Et elles jouent bien.

Cette année, la Juventus féminine a remporté son quatrième championnat d’Italie d’affilée, avec 22 victoires sur 22 matchs. Pratiquement aucun des grands magazines sportifs n’a consacré plus d’un petit article à cet exploit sportif. Paradoxal, si l’on pense aux résultats décevants de l’équipe masculine cette saison.

En 2017, l’équipe nationale masculine, dirigée par Giampiero Ventura, échoue à se qualifier pour la Coupe du monde qui se jouera en Russie l’été suivant, après un match sans but contre une Suède pas si irrésistible.

En 2018, l’équipe nationale féminine, dirigée par Milena Bertolini, s’est qualifiée pour la Coupe du monde pour la première fois de l’histoire, terminant ensuite parmi les huit meilleures équipes du tournoi. Au cours de la compétition, les Azzurre ont battu des cuirassés comme l’Australie, le Brésil et la Chine, et n’ont été éliminées qu’en quart de finale par les Pays-Bas, qui terminera vice-champion.

Malgré leurs résultats sportifs objectivement extraordinaires, surtout au vu du manque d’investissement économique dans le secteur par les institutions responsables, ces filles continuent d’être ignorées. À tel point qu’aujourd’hui encore, elles sont des amatrices dans le football italien : elles n’ont pas le statut d’athlètes professionnels. La Fédération italienne de football a prévu de le leur accorder en 2023 : mieux vaut tard que jamais, bien sûr, mais c’est un autre signe d’incohérence absolue avec les résultats que les femmes obtiennent sur le terrain chaque dimanche.

Les footballeuses ne gagnent donc pas des millions comme leurs homologues masculins, même si elles s’entraînent comme eux. Cristiano Ronaldo, qui a terminé la saison passée meilleur buteur de la Serie A masculine, gagne 31 millions d’euros nets par an ; Cristiana Girelli, qui a terminé meilleure buteuse de la Serie A féminine, gagne environ 40 000 euros bruts par an.

Il y a quelques années encore, le football féminin était un investissement à fonds perdus pour très peu de clubs, entre les mains de magnats "éclairés" et prévoyants : aujourd’hui, de nombreux clubs de la Serie A ont investi et créé, à côté des équipes masculines, une section féminine. Ce qui signifie, pour les athlètes, la possibilité de s’entraîner à un niveau professionnel, avec des entraîneurs adéquats et une assistance médicale et physiothérapeutique en cas de blessure. Mais ce ne sont pas des professionnelles.

Beaucoup d’entre elles sont diplômées de l’université ou suivent des cours de perfectionnement qu’elles poursuivent "pendant leur temps libre" : une exception dans le monde masculin, la norme dans le football féminin. Ce n’est pas parce que leur passion pour le football est marginale dans leur vie, mais parce qu’une blessure plus grave que prévu peut les obliger à prendre leur retraite à tout moment. Et sans garanties professionnelles, cela peut signifier ne pas savoir de quoi vivre du jour au lendemain. Une autre route doit être préparée.

L’une des blessures les plus graves du football, la rupture du ligament croisé, est, selon des études récentes, deux à trois fois plus fréquente dans le football féminin que dans le football masculin. Cela signifie que chaque équipe féminine sait qu’à tout moment au cours d’une saison, elle peut ne pas pouvoir compter sur ses joueuses clés : c’est ce qui est arrivé à la Juventus avec Rosucci et Salvai, à la Fiorentina avec Adami et à la Roma avec Sandrine Hegerberg. Aujourd’hui, ces athlètes peuvent bénéficier de l’assistance médicale des clubs masculins auxquels ils appartiennent : il y a quelques années encore, ces blessures pouvaient interrompre leur carrière.

Il y a plusieurs mois, on apprenait que Barbara Bonansea, pilier de la Juventus et de l’équipe nationale, faisait partie des athlètes représentés par l’avocat Mino Raiola, connu comme le "requin" du secteur en raison des transferts chocs effectués avec ses assistants au cours de la carrière. Malgré le fait que Lyon semblait très intéressé, Bonansea n’a pas quitté la Juventus à la fin de la saison, ayant vu son contrat renouvelé : être représenté par Raiola signifie, en tous cas et avec une grande probabilité, obtenir une meilleure situation tant sur le plan économique que sur celui du rôle. C’est une opportunité, mais c’est aussi un signal : les femmes savent jouer au football et, surtout, l’argent est neutre du point de vue du genre (combien de millions de commission a reçu Raiola suite au renouvellement de Bonansea ?).

Les femmes n’ont rien à prouver au monde du football, mais elles doivent exiger d’être considérées comme le moteur de ce sport, de pouvoir s’asseoir à cette table et aussi, à juste titre, d’en récolter des bénéfices. Cela me rappelle les "quotas roses", auxquels on s’oppose tant parce qu’ils constituent une "discrimination à rebours" : la vérité est qu’on ne peut pas gagner un jeu auquel on ne participe pas. On ne peut pas prendre la parole à une table à laquelle on n’est pas invité. Et cela signifie de moins en moins de visibilité et d’attention : en définitive, moins de droits.

C’est pourquoi il est important de s’exprimer et de prendre position face à des événements tels que celui qui s’est produit contre Aurora Leone. Non seulement pour ne pas avoir mauvaise conscience, mais pour souligner combien le monde dans lequel nous vivons est encore profondément injuste pour une petite fille, une fille, une femme. Et combien de travail il reste à faire, avant la législation, dans la culture et la mentalité de chacun d’entre nous, pour construire une société, dans le sport comme dans d’autres secteurs, qui soit porteuse de valeurs saines : égalité, inclusion et égalité des chances.

P.S. : Finalement, la première mi-temps du match du cœur s’est jouée entre Nazionale Cantanti et Juventus Women. Après dix minutes, les filles gagnaient déjà deux à zéro.

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