Aurore Lalucq : « L’idée selon laquelle un big bang institutionnel est nécessaire pour pouvoir agir est fausse »

, par Laura Mercier

Aurore Lalucq : « L'idée selon laquelle un big bang institutionnel est nécessaire pour pouvoir agir est fausse »
Aurore Lalucq est en quatrième position sur la liste commune du Parti socialiste et de Place publique pour les élections européennes du 26 mai 2019. Crédits photo : Mathieu Delmestre

A quelques jours du scrutin européen, le Taurillon a interviewé Aurore Lalucq, candidate sur la liste Envie d’Europe portée par le Parti socialiste et Place publique.

Laura Mercier : Vous êtes candidate pour les élections européennes sur la liste Envie d’Europe, commune au Parti Socialiste et à Place publique. Pourquoi avez-vous décidé de vous présenter aux élections européennes ?

Aurore Lalucq : Je viens de ce qu’ on appelle « la société civile », je n’ai jamais pensé à entrer en politique, à me présenter et encore moins à y faire carrière. J’envisage la politique comme un passage et non comme une profession. C’est un des problèmes que nous avons aujourd’hui en France, le fait qu’il existe une sorte de rupture entre la « société civile » et la classe politique. D’un côté la politique n’est pas assez envisagée comme un passage, de l’autre certaines personnes n’osent pas s’y engager comme si cette sphère était réservée à quelques-uns.

Alors pourquoi les européennes ? D’abord, je suis entrée en politique pour essayer de changer les choses et porter des idées. J’ai cofondé un think tank dont le but était d’apporter dans le débat public des propositions dans le domaine de la transition écologique et sociale. L’idée était d’influencer au mieux le débat public, porter nos idées auprès de journalistes, d’ONG, d’élus. Mais au bout d’un moment, la limite de l’exercice se ressent et l’envie d’aller plus loin aussi. D’où le fait que je sois progressivement allée vers la politique.

La question européenne a toujours été présente dans ma vie. Comme beaucoup de personnes, il y a un passé personnel. Je suis petite fille de résistant communiste et l’autre partie de ma famille vient des Ardennes, département très marqué par la guerre. La question de la guerre et de la paix a toujours été très présente dans ma famille et m’a beaucoup marqué. En parallèle, j’ai également été influencée par mes lectures en économie, notamment par Keynes, un économiste obsédé par la paix, dont l’objectif était d’imaginer le meilleur système économique qui puisse y contribuer. C’est ce qui m’a marquée et forgée.

Ainsi, dans notre institut, nous avons toujours porté une ligne à la fois très critique sur la façon dont fonctionne l’Union européenne et en même temps très européenne : comment fait-on pour proposer un autre modèle européen, dans le cadre des traités existants ? Car, il n’y a pas nécessairement besoin d’un big bang institutionnel pour agir au niveau européen. S’il faudra venir à une réforme des traités, on peut aussi faire beaucoup à traités constants. Cette ligne, nous la portons depuis quasiment 10 ans. Je suis heureuse de voir qu’elle porte ses fruits.

Pour toutes ces raisons, le seul mandat qui me porte, c’est le mandat européen. Je ne vais pas, comme d’autres, aux Européennes pour aller aux municipales après. Je suis candidate sur la liste Envie d’Europe pour tenter avec mes colistiers de porter un nouveau cap social et écologique pour l’Europe et démontrer qu’il n’y a que des alternatives à la crise sociale, économique et écologique que nous traversons, pour tenter d’influencer sur le cours de l’Europe.

Laura Mercier : Vous évoquez la transition écologique et il y a plusieurs de mesures dans votre programme qui ont pour objectif de porter cette transition. Les enjeux étant globaux, comment peut-on réaliser cette transition seulement au niveau européen ? Quel doit être le rôle de l’UE sur la scène internationale ?

Aurore Lalucq : Oui, on a tendance à oublier qu’il fut un temps où l’Europe était en pointe dans le domaine environnemental, notamment dans la parole qu’elle portait au niveau international. Après Copenhague, il y a eu un coup porté à cette ambition et l’Europe s’est figée, en quelque sorte. Il faut maintenant renouer avec cette Europe qui était capable de convaincre les autres. Car l’Europe, ce fut celle de la directive REACH : celle qui a protégé les Européens et a montré la voie au reste du monde alors que les États, à leur propre niveau, ne le pouvaient pas et n’étaient pas dans cette perspective de protection sanitaire et environnementale. Beaucoup de choses intéressantes ont été faites : le marché CO2 est certes un drame dans son fonctionnement mais l’Europe a fait ce que les États, à l’époque, ne faisaient même pas ! Il faut donc pouvoir renouer avec cette Europe qui portait la voix de l’écologie, celle de la protection des Européens et des autres. Et ce, d’autant plus qu’on nous devons peser face aux États-Unis Trumpiens et à la montée des populismes, qui tirent tous dans la même direction : la régression sur la question environnementale, les droits des femmes, des LGBTQ et les droits sociaux. L’Europe doit très forte dans ce moment historique. Nous avons besoin qu’elle retrouve sa voix.

Au niveau des mesures, sur la question environnementale, plus on agit à une large échelle mieux c’est : si on peut agir au niveau européen plutôt qu’au niveau national, tant mieux pour les Européens et la planète. En outre, l’Europe a besoin d’un nouveau cap, d’un nouveau souffle, autour d’un projet généreux qui puisse nous unir. Pour cela, il n’y a pas mieux que la transition écologique et sociale, qui permettrait d’aider la Pologne à sortir du charbon, d’aider la France à investir davantage dans les énergies renouvelables, l’Allemagne et l’Italie d’investir dans leurs infrastructures, un tel projet ferait du bien à tous les pays et incarnerait la solidarité européenne.

Nous proposons pour cela la création d’un budget européen pour le climat et la biodiversité à hauteur de 500 milliards d’euros sur cinq ans. C’est un saut substantiel quand on connaît l’état du budget européen, qui est inférieur à celui de la France. Si on prend l’Europe au sérieux, une des premières choses à faire est de lui donner la possibilité d’agir financièrement. C’est ce saut-là que nous proposons de faire et qui n’est pas présent dans les programmes qui se disent pro-européens, notamment celui de La République en Marche. A mon sens, dans une perspective fédéraliste qui est la mienne, l’un des premiers pas est d’aller vers un accroissement du budget.

Nous souhaitons aussi mettre en place une Banque européenne pour le climat et la biodiversité qui financera la transition écologique à travers des prêts à taux privilégiés. C’est la différence avec La République en Marche, qui a repris cette idée et qui la vide de sa substance en proposant uniquement de réorienter l’épargne ce qui n’est pas simple du tout, contrairement à ce qui est dit. Par ailleurs, si on réoriente la politique d’assouplissement quantitatif de la Banque centrale européenne, on peut développer 400 milliards d’euros de prêts et de subventions chaque année pour financer la transition écologique dont la recherche et le développement (le budget actuel au niveau européen est de 14,6 milliards d’euros… celui d’Amazon est de 16 milliards).

Il y a besoin d’argent pour développer notre propre expertise sur la question de la transition écologique et sociale. Un tel projet serait créateurs d’emplois partout sur le continent européen. Ce plan prévoit aussi de financer la rénovation thermique des bâtiments : oui, ce n’est pas une mesure très sexy, mais on doit réduire notre consommation d’énergie et ça passe par la rénovation des bâtiments. La précarité énergétique va de pair avec la vétusté des logements. Il faut rénover 97% des bâtiments en Europe, ce qui est énorme, mais la aussi vecteur d’emplois. Enfin quelques dernières mesures : sortir les dépenses liées à la transition écologique du calcul des 3% de déficit public, taxer le kérosène et évidemment sortir des fossiles.

Laura Mercier : Justement, sur la taxation du kérosène, une telle mesure relève de la fiscalité et donc des États membres qui décident à l’unanimité, au Conseil. Le Parlement est uniquement consulté. Comment contourner cet obstacle ?

Aurore Lalucq : Il y a la question de l’unanimité au Conseil oui, mais il y a aussi celle de la coopération renforcée. Plusieurs États sont aujourd’hui favorables à une taxation sur le kérosène, notamment les Pays-Bas et la Belgique, et au total entre sept et neuf le sont. On peut commencer à travailler ensemble. Je reconnais que la fiscalité, c’est l’échec européen. Néanmoins, utilisons les traités dans leur entièreté et avançons dès que c’est possible. C’était le cas sur la taxe sur les transactions financières avant qu’Emmanuel Macron en sorte pour proposer quelque chose d’impossible. On peut avancer à un petit groupe de pays et on peut aussi faire pression. Ce ne sera pas simple certes, mais cette évolution est indispensable. Pour la prochaine mandature au Parlement, il sera essentiel de tous tirer dans le même sens. Il y a un vrai besoin de proximité entre le Parlement, les citoyens, les ONGs, les syndicats. Pour avancer, on doit le faire ensemble pour peser et porter au mieux la parole. La question européenne ne peut pas arriver dans le débat public uniquement à chaque élection européenne. Dans cette mandature, nous nous attacherons à être présent auprès des citoyens, des ONG et des syndicats, à travailler ensemble et à le montrer !

Laura Mercier : Dans votre programme, il y a plusieurs mesures qui impliqueraient une réforme des traités : la simplification de la saisine de la Cour de justice de l’UE sur les violations des valeurs européennes par exemple, la fin de l’unanimité au Conseil sur la fiscalité aussi. A quoi ressemblerait cette réforme ? Quelle place y auraient les citoyens ?

Aurore Lalucq : Dans notre programme, nous souhaitons renforcer l’Initiative Citoyenne Européenne. L’idée est qu’elle donnera toujours lieu à un débat au sein du Parlement européen. Sur la réforme des traités, dans un premier temps, il est indispensable d’agir au plus vite au niveau européen pour relégitimer l’action européenne, montrer que l’Europe est là pour les Européens et non pas pour une poignée de personnes. En tant que parlementaires, nous lutterons contre les lobbies en renforçant la transparence. La présence d’une personne tierce dans les rencontres avec des lobbies est une très bonne idée, portée par des ONGs. Il faut mettre en place ces actions qui montrent que l’Europe est au service des citoyens et c’est sur cette base, on pourra penser à la suite.

L’idée selon laquelle un big bang institutionnel est nécessaire pour pouvoir agir est fausse. Il est possible d’agir de suite et parallèlement de travailler pour faire évoluer l’Europe d’un point de vue institutionnel. Quand vous n’êtes pas d’accord avec l’action de la France, vous ne dites pas qu’il faut sortir de la Constitution française pour ensuite agir ? Non, vous avancez. En outre, l’Europe ne nous bloque pas autant que ce qui est dit. Les États bloquent beaucoup plus que l’UE et c’est là le réel souci : l’intergouvernementalité. A chaque fois que l’Europe propose plus de progrès, son action est contrecarrée par les Etats. L’Europe est devenue notre parfait bouc-émissaire. Celle qui permet de justifier tout et n’importe quoi au niveau national. Tant que nous ne dirigeons pas vers plus de fédéralisme, nous laissons une zone d’opacité permanente qui permet aux États de dire que l’Europe n’a pas su avancer dans leur sens.

De fait, le Parlement européen, malgré sa domination à droite depuis plusieurs législatures, reste l’institution la plus progressiste : et ce, de la lutte contre la pêche en eaux profondes, de la transparence des activités bancaires, de la protection des consommateurs, l’harmonisation du congé parental, la protection des lanceurs d’alerte… il faut soutenir et renforcer le Parlement car trop souvent, ces initiatives qui sont signe de progrès sont torpillées par les gouvernements et notamment le nôtre. Il faut dévoiler le jeu des États, qui jouent des failles de la construction européenne pour contourner le débat public et démocratique.

Laura Mercier : Dans notre série d’interviews de candidats, nous posons trois questions identiques à chacune et chacun. En tant que députée européenne, quelle serait la première mesure que vous souhaitez voir adoptée au Parlement européen ?

Aurore Lalucq : Le Pacte finance-climat-biodiversité.

Laura Mercier : Sur quel calendrier est-ce possible ?

Aurore Lalucq : Ça dépendra de la mobilisation citoyenne. Pour pouvoir faire passer des idées, il faut des élus motivés mais aussi une bonne dose de bataille culturelle et de mobilisation citoyenne. La mobilisation actuelle sur le climat et la transition écologique et sociale est présente. Si on arrive à créer cette symbiose entre ONG, syndicats, citoyens et parlementaires, alors on pourra aboutir à quelque chose d’intéressant.

Laura Mercier : Deuxième question : pour vous, qu’est-ce que la citoyenneté européenne ?

Aurore Lalucq : Avant de ressentir la citoyenneté européenne, il faut se sentir Européen. Ce sentiment est parfois diffus, peu conscient… finalement on a créé l’Europe, sans « créer » des Européens. Pour renforcer cette conscience européenne, nous proposons la mise en place du service civique européen, un parcours éducatif européen ou encore une bourse à la mobilité. Personnellement, le moment où je me sens la plus européenne, c’est quand je vais sur un autre continent. Par exemple, quand je vais aux États-Unis, je me sens autant française, qu’italienne, qu’allemande, espagnole, polonaise, belge… Dans mes habitudes, ma façon de vivre, de penser, de me nourrir (!), dans la façon dont est aménagé notre territoire, dans notre capital historique, mais aussi et surtout dans nos modèles sociaux. A ce moment, je ne me sens pas française mais profondément européenne, je n’ai pas le mal du pays, mais le mal d’Europe.

Laura Mercier : Dernière question mais pas des moindres. D’après un récent sondage IFOP, 77% des 18/25 ans n’iront pas voter le 26 mai. Quel message souhaitez-vous leur adresser pour les convaincre d’aller voter ?

Aurore Lalucq : Qu’il ne faut pas laisser les autres décider à leur place ! Les 18-25 ans constituent le présent et l’avenir du continent. Ce serait dommage qu’ils ne s’en emparent pas, qu’ils ne fassent pas entendre leur voix au niveau des institutions européennes. L’Europe leur appartient. L’Europe est à eux autant qu’aux autres ! S’ils ne sont pas satisfaits du fonctionnement européen, il y a 34 listes : il y a le choix. Il ne faut pas se laisser prendre son choix et son pouvoir. Il ne faut pas s’endormir en démocratie, jamais, surtout quand il y a une montée des populismes partout dans le monde et en Europe, car après il est trop tard. Alors il ne faut pas se laisser prendre la possibilité de dire ce avec quoi on est d’accord. La jeunesse est à la hauteur sur les questions climatiques, mobilisée partout en Europe et c’est incroyable à voir. Il est impératif que cette mobilisation se traduise politiquement pour changer le cours de l’histoire. Les grèves du vendredi se font partout en Europe, on observe des échanges entre les jeunes européens, français, suédois, pour porter cette mobilisation. Je suis fascinée par cette maturité folle. Maintenant, c’est dommage si cette mobilisation ne se traduit pas par une parole politique. Il faut vraiment reprendre les institutions, se faire entendre partout où c’est possible, en votant ou en se présentant. Il ne faut jamais louper cette possibilité.

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