Un signal de la puissance turque en mer assumé
Recep Tayyip Erdoğan aime faire les choses en grand et il l’a une nouvelle fois prouvé. Participant fin août de cette année, à Istanbul, au « TEKNOFEST », grand rassemblementdédié à l’aviation, l’aérospatiale et la technologie, le chef de l’Etat turc a lancé un grand projet maritime. En annonçant la construction pour l’horizon 2027-2028 du « MUGEM » , la Turquie affiche ouvertement sa volonté d’être une grande puissance maritime. Dès lors, selon les projections, ce porte-avions devrait être produit à 80% localement pour une longueur estimée à 285 mètres. Loin derrière les 330 mètres de l’Américain « USS Gerald R. Ford » mais devant le Britannique « HMS Queen Elizabeth » (280 mètres) et le « Charles de Gaulle » (262 mètres).
L’objectif turc est donc clairement assumé. Nonobstant le fait d’avoir consenti à des investissements considérables pour dominer les airs, avec les drones de combat et le projet « Bayraktar Kızılelma » (« Pomme rouge »), Ankara veut désormais investir les mers. Devenant ainsi une grande puissance navale capable d’opérer dans sa sphère d’influence notamment en Méditerranée. Mais également bien au-delà puisque la Turquie a des intérêts dans bon nombre de zones géographiques. Dans ces conditions, quelle lecture peut-on donner à ce nouvel objectif ?
Tout d’abord, la Turquie dispute l’île de Chypre à la Grèce depuis 1974, suite à l’invasion militaire turque de la partie nord de l’île. Si Chypre a intégré l’Union européenne en 2004, depuis 50 ans, c’est un point d’achoppement récurrent lors des tentatives de rapprochements turcs avec l’Union européenne. C’est donc une condition sine qua non de la volonté de la Turquie de garder l’île sous sa coupe d’autant que des ressources énergétiques considérables seraient présentes dans les fonds marins selon certaines sources.
Mais Chypre n’est pas la seule zone méditerranéenne qui est dans le viseur des Turcs. La Libye, malgré sa division entre deux entités politiques antagonistes (le maréchal Khalifa Haftar soutenu par la Turquie contre le premier ministre actuel, Abdel Hamid Dbeibah, soutenu par la communauté internationale) est un objectif stratégique de premier plan. Porte d’entrée en Afrique, continent où le soft power turc est très présent, les Turcs veulent sécuriser ce point d’accès plus qu’instable. « Nous avons signé un mémorandum d’entente pour la prospection d’hydrocarbures dans les eaux territoriales de la Libye ainsi que sur le sol libyen par des compagnies turco-libyennes mixtes »
Ankara souhaite protéger ses intérêts énergétiques et consolider les acquis du « Mémorandum Turquie-Libye (2019) », qui a redessiné les frontières maritimes régionales, tout en prévoyant de « développer des projets liés à l’exploration, la production et le transport de pétrole et de gaz ». Un autre élément est à prendre en considération dans cette démarche. La volonté de ne plus être dépendant de l’extérieur pour sa sécurité. Donald Trump l’a dit et répété plus d’une fois : tous les membres de l’Otan doivent mettre à la poche désormais pour être protégé par le bouclier américain. Dans ces conditions, la Turquie, membre de l’Organisation se doit de consolider, à l’instar des drones, un savoir-faire « made in Turkey ». Dans un premier temps, afin de contrôler sa chaîne d’approvisionnement. Pour ensuite, ne plus être dépendant des velléités américaines ou européennes. La vision est donc tout autant politique que militaire mais aussi industrielle.
Cependant, au-delà de la zone d’influence méditerranéenne ou militaire, la Turquie souhaite devenir un acteur reconnu dans de grands projets. Un porte-avion et toute la technologie inhérente permettent au pays d’être une voix reconnue à travers une projection régionale. Devenir une puissance navale est la troisième chaîne d’une puissance couplée aux airs (drones) et à la terre avec notamment le char d’assaut « Altay », premier char de combat conçu et fabriqué en Turquie.
L’autonomie stratégique comme boussole pour Erdoğan et hausse de la tension avec ses voisins
Dès lors, si le président turc a des détracteurs, c’est aussi un stratège et fin politique et ce nouveau projet ne sort pas de nulle part. Il s’inscrit dans une doctrine théorisée par un ancien amiral, Cem Gürdeniz (dont le nom signifie « mer abondante »). Le « Mavi Vatan » soit littéralement la « patrie bleue » est depuis une vingtaine d’années l’essence même du projet maritime visé par la Turquie. Les objectifs sont d’avoir une souveraineté maritime, la maîtrise des ressources énergétiques et une autonomie technologique.
Le but est de redéfinir la place de la Turquie aux confins de son espace maritime, longtemps délaissé par Ankara. Ce qui permettra au pays de devenir une puissance régionale de premier plan. Le programme « MUGEM » s’inscrit donc pleinement dans cette logique. C’est une extension de la doctrine sur le versant industriel à grande échelle destinée à gagner en autonomie technologique et en savoir-faire industriel. Reste à savoir si la livraison du porte-avions sera suivie de tout le panel nécessaire (avions, formation de pilotes, maintenance à assurer) pour exister.
"En 2013, ce livre et ma chronique ont créé une nouvelle façon de penser dans les médias turcs, parce que les Turcs, en général, étaient loin de la culture méditerranéenne et de la géopolitique méditerranéenne." Cem Gürdeniz, le théoricien de la doctrine « Mavi Vatan »
Dans cette volonté de politique agressive et intense que mène la Turquie, un autre écueil risque d’arriver rapidement. La difficile cohabitation avec ses voisins, déjà bien précaire, risque d’être problématique particulièrement avec la Grèce. Une Grèce qui voit déjà d’un très mauvais œil l’implantation militaire turque et ses navires en Mer Méditerranée.
Chypre est dans la même situation et les deux pays, membres de l’Union européenne et de l’Otan pour la Grèce, risquent de prendre cette nouvelle initiative comme une provocation supplémentaire. Du côté des autres intervenants de la région, il faudra observer la réaction de Paris et Rome, deux puissances maritimes. Pour le moment, le projet « MUGEM » ne va pas bouleverser les équilibres actuels mais la densité stratégique de cette zone convoitée est forte. Enfin, une bonne nouvelle du côté libyen, la Turquie, qui soutient avec force le maréchal Haftar face au gouvernement central de Tripoli, est résolu à protéger les accès aux énergies notamment gazières du pays.
Des objectifs affirmés mais des défis conséquents… capables d’être résolus ?
Dès lors, que penser réellement de cette annonce ? Sur le papier, la vision stratégique est là puisqu’elle placerait la Turquie au rang de puissance maritime. Toutefois, la problématique principale est le coût que cette dépense engendrera, coût qui n’est pas encore annoncé. Dans un pays secoué par une crise économique depuis de nombreuses années, se doter d’un tel arsenal interroge. Il sera donc intéressant de suivre l’évolution du projet, sa durée et les conditions de réalisation. Sinon, le porte-avions risque de rester un instrument de prestige plutôt qu’un outil de combat opérationnel. Dans tous les cas, la Turquie s’engage sur la voie de la dissuasion si elle arrive à mettre en corrélation ses intérêts et le budget alloué à cet objectif autant militaire que diplomatique.
L’Union européenne se doit de trouver un équilibre entre la coopération nécessaire avec la Turquie. Tout en restant ferme et réaliste sur les objectifs poursuivis par le pouvoir turc. Le président Erdoğan étant un adepte du passage en force, cette donnée est essentielle. Il faut prendre en compte que la Turquie s’engage à devenir, à plus ou moins long terme, un acteur naval de premier ordre. Un pays qui veut défendre ses intérêts, tout en misant sur un savoir-faire en la matière, de manière décomplexée. C’est à l’Europe de trouver un moyen d’absorber ce projet et maintenir ce fragile équilibre entre coopération, fermeté et réalisme stratégique.
L’enjeu n’est pas de bloquer Ankara, mais de l’intégrer dans la stabilité régionale de sécurité sans abandonner les principes de droit maritime. Le projet « MUGEM » incarne, sur le papier, la transformation géopolitique de la Turquie. La volonté de se doter d’un porte-avions symbolise une envie pour le pouvoir turc : celle d’exister sur mer comme sur terre tout se donnant les moyens de ses ambitions entre instabilité et enjeux stratégiques.
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