Carton rouge aux « radins » qui prennent en otage la relance européenne

, par Jérôme Flury, Théo Boucart

Carton rouge aux « radins » qui prennent en otage la relance européenne
Le Premier ministre néerlandais, Mark Rutte, ici en 2017 en Estonie. Les Pays-Bas sont considérés comme le pays le plus récalcitrant face au plan Next Generation EU. Crédit : Présidence estonienne du Conseil de l’UE

Le Conseil européen des 17 et 18 juillet est venu rappeler de manière très douloureuse que l’UE, malgré l’espoir suscité par le plan Next Generation EU, est toujours incapable de progresser rapidement avec le vote à l’unanimité, a fortiori si des États opposés à une véritable solidarité européenne se permettent de bloquer l’ensemble du processus.

« A Bruxelles, l’interminable suspense de la relance », « Troisième jour de querelles sur le gigantesque plan de relance européen », « Les leaders ne lâchent rien », « Les frugaux ouverts à un accord a minima sur le fonds européen de relance »... Les médias européens s’en donnent à cœur joie au lendemain du Conseil européen le plus long depuis le Sommet de Nice, en 2000. Les discussions tenues vendredi, samedi et dimanche n’ont pas permis de trouver un accord sur le plan de relance Next Generation EU, censé répondre de manière efficace à la récession provoquée par les mesures sanitaires pour lutter contre la pandémie de coronavirus, qui a déjà contaminé plus de 14 millions de personnes et causé 600 000 décès dans le monde.

Les responsables de l’enlisement des négociations sont toujours les mêmes depuis plusieurs semaines : les quatre « frugaux » (ou plutôt « radins », vu la gravité de la situation) qui avaient déjà exprimé leur scepticisme face au plan de relance franco-allemand du 18 mai : les Pays-Bas, l’Autriche, le Danemark et la Suède. Le Conseil européen a vu un cinquième pays rejoindre ce « club » : la Finlande de la première ministre Sanna Marin, qui avait pourtant suscité la sympathie lors de son élection à la fin 2019.

Ces pays ne veulent pas d’un plan allouant trop de subventions (qui ne seraient pas directement remboursées par les pays bénéficiaires), préfèrent les prêts remboursables et subordonnent l’octroi d’aides financières à la conduite de réformes structurelles pour améliorer la compétitivité et l’assainissement des finances publiques (comme si la COVID-19 avait délibérément choisi de frapper le plus fort dans les pays connaissant les plus grosses difficultés économiques…).

Si ces pays ont entièrement raison de vouloir axer la reprise économique sur l’investissement dans des secteurs à haute valeur ajoutée (comme la transition énergétique ou l’économie numérique), le faire en bloquant tout progrès, alors qu’ils ne représentent que 10% de la population de l’Union européenne, est purement et simplement irresponsable.

Malgré les pressions exercées par la France et l’Allemagne, pour une fois raccords s’agissant de la politique économique européenne, les cinq pays d’Europe du Nord se montraient toujours intransigeants dans la nuit de dimanche à lundi.

Prise d’otage et compromis bancal

Il faut dire que l’enjeu de ce Conseil européen estival est considérable : selon le plan de relance présenté par la Commission européenne le 27 mai dernier, l’Union européenne, via la Commission, devra emprunter sur les marchés financiers la somme inédite de 750 milliards d’euros et la redistribuera sous forme de 500 milliards d’euros de dotations budgétaires et de 250 milliards d’euros de prêts classiques. Ce plan, élaboré comme un compromis entre l’initiative franco-allemande du 18 mai et la contre-proposition des quatre radins cinq jours plus tard, serait en outre adossé à un budget européen réhaussé : 1 100 milliards d’euros disponibles entre 2021 et 2027.

Si la proposition initiale de l’exécutif européen était passé telle quelle, l’UE aurait disposé de 1 850 milliards d’euros pour orienter l’économie européenne vers un futur bas-carbone et numérique. 900 milliards d’euros aurait été utilisés dès les trois premières années à partir du 1er janvier 2021.

Voilà pour la proposition initiale, le « moment hamiltonien » tant encensé dans les médias continentaux. La réticence prononcée des cinq radins était courue d’avance, mais leur résistance obstinée est déplorable, et ce au paroxysme d’une crise économique absolument inédite depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, voire même avant.

Les compromis, tous les plus avantageux les uns que les autres pour les récalcitrants, ont été proposés durant le weekend : le Président du Conseil européen, Charles Michel, a proposé hier d’abaisser la somme de « Next Generation EU » à 650 milliards d’euros, tandis que Macron et Merkel ont évoqué la possibilité de faire de même pour la part des subventions budgétaires (quoiqu’elle ne devra pas passer sous les 400 milliards d’euros, même si le dernier compromis proposé fait état de 390 milliards d’euros de subventions...). La possibilité de lancer le plan de relance dans un nombre restreint de pays est même envisagée, ce qui serait un vrai coup dur pour la cohésion européenne. « Nous sommes prêts au compromis sans renoncer à l’ambition. Chacun doit prendre ses responsabilités. Continuons d’avancer ensemble » a ainsi déclaré Emmanuel Macron.

Toutefois, on ne saurait admettre le fait que l’obstination de ces radins cache les manœuvres des pays du groupe de Visegrad, en particulier la Hongrie et la Pologne, pour que le plan de relance n’inclut pas de conditionnalités de respect des valeurs européennes, comme l’Etat de droit. Entre les cinq radins, grands bénéficiaires du marché unique, et les quatre pays illibéraux d’Europe centrale, grands bénéficiaires des fonds structurels européens, 18 pays et leurs citoyens pris en otage par une obstination absurde, favorisée par la règle sournoise de l’unanimité. Il est plus que temps que l’UE se débarrasse de ces règles sclérosantes pour évoluer vers un véritable système fédéral, gage d’une meilleure efficacité.

Et c’est peut-être cette question fédérale qui cristalliserait les oppositions, notamment du côté néerlandais. Le journaliste Jean Quatremer rappelait sur l’antenne de France Info que ce qui se jouait durant ce weekend n’était pas seulement de l’argent, mais un changement de nature durable de l’Union européenne, un saut fédéral grâce à cette union de transferts budgétaires et cette mutualisation des dettes.

Toutefois, la gravité de la situation économique et sanitaire, ainsi que les multiples errements auxquels l’UE nous a, hélas, habitués, devraient faire comprendre à nos amis néerlandais, autrichiens, danois, suédois et finlandais que la postérité ne retiendra que l’obstruction mortifère et leur manque criant de solidarité de leurs gouvernements.

La solidarité ne va décidément pas de soi

Cette crise sans précédent est donc une épreuve pour la « solidarité européenne » : existe-t-elle vraiment, et si oui, dans quelle mesure ? « Nous sommes à l’heure de vérité », a prévenu Emmanuel Macron au cours de ce Conseil européen. Quelques semaines plus tôt, Angela Merkel et lui étaient à l’initiative d’une relance commune européenne. La reprise de ce projet par la Commission européenne ou l’accord trouvé par l’Eurogroupe semblaient indiquer qu’une entente au niveau de l’Union était possible.

Las, les dissensions entre gouvernants et la résistance opposée est venue remettre en question cette « solidarité ». L’idée de « coronabonds » n’a pas abouti, et comme après la crise de la dette grecque, en 2011, l’unité supposée entre les Etats s’est fissurée, alertant jusqu’aux figures tutélaires de la construction européenne. L’ancien président de la Commission européenne, Jacques Delors, a pris la plume le 28 mars pour alerter contre le manque de solidarité, qui fait « courir un danger mortel à l’Union européenne ». Le 16 juillet, Christine Lagarde, la présidente de la BCE, a souligné qu’« un très grand nombre de dirigeants sont conscients du fait qu’il n’y a pas de temps à perdre ». Malheureusement, tous ne vont toujours pas dans la même direction dans l’Union européenne.

Cet imbroglio général pourrait avoir des conséquences fortement regrettables. Ce Conseil européen revêtait une importance majeure, l’Union européenne pouvant enfin accélérer sur certaines questions et notamment s’engager dans une voie plus fédéraliste. Les leaders se retrouvent aujourd’hui à 16h pour tenter de régler définitivement cette question, mais les blessures subies par l’idéal européen de solidarité et de prospérité commune risquent d’être profondes et durables. Incontestablement, du temps perdu et une image collective à nouveau ternie par cette attitude réfractaire de ses soi-disant « frugaux ».

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