Cessez le feu au Haut-Karabakh : l’Arménie est-elle seule dans la défaite ?

, par Basile Desvignes

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Cessez le feu au Haut-Karabakh : l'Arménie est-elle seule dans la défaite ?
Image d’illustration : Paysage du haut Karabagh, photo de mai 2007, prise par Bouarf / Wikimedia Commons

Le 9 novembre, l’Azerbaïdjan et l’Arménie ont signé sous l’égide de la Russie un cessez-le-feu pour mettre fin au conflit du Haut-Karabakh, après six semaines de violents combats, l’accord consacre la victoire militaire de l’Azerbaïdjan et le retour de l’influence russe dans le sud du Caucase. Comment sommes-nous arrivés à un tel repli de l’influence occidentale dans la région ?

Vladimir Poutine a lui-même annoncé cet accord entre les deux belligérants. L’Azerbaïdjan et la Russie ne sont pas les seuls vainqueurs : en soutenant l’intervention de mercenaires syriens dans le conflit, la Turquie a participé à la victoire de l’Azerbaïdjan. Surtout, l’Arménie n’est pas seule du côté des vaincus. La France, les États-Unis et de l’Organisation des Nations Unies (ONU) via l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) ont été écartés des négociations de paix alors qu’ils avaient pu conduire le précédent processus de cessez-le-feu aux côtés de la Russie en 1994.

La reprise du conflit pour le contrôle du Haut-Karabakh

Un rapide rappel historique est nécessaire pour comprendre les relations entre les belligérants. Le Haut-Karabakh est une enclave située dans le sud de Caucase, entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Durant la période soviétique, le territoire a d’abord été rattaché à l’Azerbaïdjan avant d’obtenir un statut de République socialiste soviétique en 1988. La situation s’envenime en 1991 avec l’effondrement de l’URSS et l’indépendance de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan. En septembre, l’Assemblée nationale du Haut-Karabagh proclame l’indépendance du pays, ce que refuse l’Azerbaïdjan qui envoie des troupes pour rétablir son contrôle sur la région. En réponse, l’Arménie décide de soutenir le mouvement sécessionniste et envahit l’Azerbaïdjan. Ce conflit particulièrement coûteux en vies civiles renforce les mauvaises relations entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.

En 1994, un accord de cessez-le-feu est signé entre les deux belligérants sous l’égide du groupe de Minsk coprésidé par la France, la Russie et les États-Unis. Avec cet accord, le Haut-Karabakh devient une république de facto indépendante, non reconnue par la communauté internationale et soutenue militairement par l’Arménie. Le 27 septembre 2020, l’Azerbaïdjan rompt le cessez-le-feu et lance une offensive contre le Haut-Karabakh. En seulement six semaines, l’armée azerbaïdjanaise submerge les forces séparatistes arméniennes stationnées dans l’enclave. La débâcle se concrétise le 8 novembre avec l’annonce par le président azerbaïdjanais de la prise de la forteresse Chouchi, deuxième ville du Haut-Karabakh et objectif militaire autant stratégique que symbolique. Le 10 novembre, le premier ministre arménien confirme la signature d’un nouvel accord « douloureux » avec l’Azerbaïdjan.

Le cessez-le-feu prévoit que les belligérants conservent les territoires qu’ils occupent au moment de sa signature. Ainsi, l’Azerbaïdjan récupère la ville de Chouchi et sept districts perdus suite au premier cessez-le-feu de 1994. Le statut de la république autoproclamée reste à définir alors que l’Arménie conserve l’accès au corridor de Latchin qui la relie à l’enclave. L’accord marque surtout le retour de la prédominance russe dans le Caucase.

Moscou reprend le contrôle

L’accord de cessez-le-feu parrainé par Moscou rappelle l’importance de l’influence russe dans la région. Le document ignore le groupe de Minsk ou ses coprésidents et consacre la Russie comme unique arbitre du conflit.

Quelques semaines plus tôt, la Russie renvoyait pourtant l’image d’une puissance à l’autorité bafouée. Le 10 octobre, Moscou avait déjà tenté d’instaurer une trêve entre les deux belligérants, sans succès, les combats reprenant quelques heures seulement après sa signature.

La Russie a su passer outre ce premier revers et semble aujourd’hui la seule garante du respect du cessez-le-feu et de la stabilité dans la région. Le Haut-Karabakh continuera d’exister sous la protection de 2000 soldats russes envoyés sur les territoires rétrocédés par l’Arménie, particulièrement autour du corridor de Latchin. Ces soldats ont déjà commencé à se déployer en Azerbaïdjan, dernier État du Caucase à ne pas encore compter de présence militaire russe.

Le test géopolitique

La seule incertitude concerne finalement le rôle de la Turquie dans le déroulement et l’issue du conflit. Dès les premières semaines de combat, Ankara a en effet renforcé son influence dans le Caucase en déployant plus de 1500 mercenaires syriens aux côtés de l’armée azerbaïdjanaise. Ce n’est pas la première fois que Recep Tayyip Erdogan fait usage de ces milices. Elles ont déjà combattu contre les Kurdes dans le Rojava à l’automne 2019 où elles se sont rendues coupables de multiples exactions contre des civils kurdes : « crimes de guerre tels que des prises d’otages, des traitements cruels et des actes de tortures, des exécutions sommaires, des viols à Afrin [nord-ouest de la Syrie] et dans les villages alentour » condamnés par l’ONU.

Cela n’a pas empêché la participation de ces soldats à la défense de Tripoli contre les troupes du général Haftar au printemps 2020, puis à l’invasion du Haut-Karabakh. Ces déploiements de troupes s’inscrivent dans le cadre d’une véritable politique militaire expansionniste voulue par le président turc. Aussi, il est certain qu’Ankara tentera de profiter au maximum de la victoire de l’Azerbaïdjan pour renforcer sa présence dans le Caucase, aux portes de la Russie. Si la Turquie n’est pas mentionnée dans l’accord de paix, la présidence turque a fait savoir qu’elle « mènera des activités d’observation et de contrôle [de l’application du cessez-le-feu] avec la Russie, au moyen d’un centre conjoint qui sera établi dans un lieu choisi par l’Azerbaïdjan », une victoire symbolique pour Ankara.

Alors que la Russie et la Turquie ne cachent pas leurs ambitions dans le Caucase, les puissances occidentales semblent avoir définitivement renoncé à leur influence dans la région. Le « groupe de Minsk » – émanation de l’ONU via l’OSCE copilotée par Washington, Paris et Moscou – a été écarté au seul profit de la Russie sans remous en Europe ou aux États-Unis. Josep Borrell, le haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité s’est contenté d’appeler le 28 septembre « à une cessation immédiate des hostilités, à un apaisement des tensions et au strict respect du cessez-le-feu » soulignant « [l’urgence] de reprendre les négociations sur un règlement du conflit du Haut-Karabakh ». Le secrétaire américain Mike Pompeo a également multiplié les appels au cessez-le-feu, expliquant le 23 octobre que « la bonne voie est de stopper le conflit, de leur dire de faire baisser la tension, que chaque pays devrait rester en dehors ».

Depuis, aucune véritable condamnation n’a été faite à l’encontre de la Russie et de la Turquie, qui sont pourtant intervenues dans le conflit. De fait, les deux pays ont été laissés en première ligne pour négocier un cessez-le-feu sans les Occidentaux. Certes, certains dirigeants européens ont fait front derrière Emmanuel Macron pour condamner l’agression azérie et l’envoi de « groupes djihadistes » aux côtés de l’Azerbaïdjan, dans un contexte particulièrement tendu entre la France et la Turquie.

Toutefois, plusieurs Etats européens – notamment l’Allemagne – préférèrent privilégier le dialogue avec la Turquie plutôt que de soutenir pleinement les pays européens en première ligne face à la Turquie. Les soutiens de la Grèce et de l’Italie ne suffirent pas au président français pour retrouver un semblant d’influence dans la gestion de l’issue du conflit. En cause, la « connivence compétitive » entre la Russie et la Turquie afin d’établir leur hégémonie dans le Caucase en affaiblissant les Occidentaux.

Aujourd’hui, défaire l’entente russo-turc dans le Caucase et dans l’est de la Méditerranée doit être une priorité de l’UE. Il faut réaliser, comme ce fut le cas lors de la crise ukrainienne ou plus récemment avec l’« abandon » des Kurdes de Syrie, que la mention de « liens culturels et historiques » avec l’Europe et de simples appels à contenir l’acheminement d’armes vers les zones de conflit sans aucun contrôle ne suffit pas pour maintenir une quelconque influence dans ces régions. Compter sur l’allié américain n’est plus une option : après le non-interventionnisme de Donald Trump, Joe Biden n’agira que dans le sens des intérêts américains et non de ceux de l’UE.

Après le lâchage partiel de l’Arménie par la Russie – les Arméniens pouvant s’attendre à une intervention russe de leur côté, l’Arménie faisant partie de l’Organisation du traité de sécurité collective contrairement à l’Azerbaïdjan – il est probable que l’Arménie reconsidère son réseau d’alliance. Des milliers d’Arméniens ont d’ailleurs manifesté contre l’accord de paix au Haut-Karabakh, montrant leur défiance envers l’arbitrage russe. Ainsi, la France et ses partenaires européens peuvent espérer établir de nouveaux partenariats avec l’Arménie et ne pas perdre définitivement leur influence dans le Caucase, à condition de redoubler d’efforts et définir une réelle politique extérieure commune. À ce titre, la diaspora arménienne en France est un véritable atout et la décision d’Emmanuel Macron d’envoyer une aide humanitaire pour la communauté du Karabakh est un premier pas dans cette direction.

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