Conflit russo-ukrainien : un conflit judiciaire ?

, par Antoine Evrard

Conflit russo-ukrainien : un conflit judiciaire ?
Igor Setchine, président du conseil d’administration de la compagnie Rosneft, a entamé une procédure à l’encontre de l’Union européenne auprès de la Cour de Justice de l’Union européenne, afin de revenir sur les sanctions qui touchent sa compagnie pétrolière. - Hugo Chávez

Le conflit qui secoue l’Ukraine depuis près d’un an entre dans une nouvelle ère. Celle du droit. Le fracas des armes est toujours bruyant et tout aussi mortel qu’avant, mais la nouvelle stratégie russe porte le conflit sur un terrain plus politique, ou plutôt judiciaire. Les sanctions européennes commencent à être attaquées devant les tribunaux et c’est toute la stratégie occidentale qui se trouve ainsi remise en question.

Pas de paix des braves sur le terrain

L’accord négocié à Minsk (Biélorussie) en septembre dernier aura vécu une existence difficile, marquée par des violations régulières et graves de ses douze points âprement négociés par le pouvoir de Kiev et les rebelles pro-russes de l’Est ukrainien. Après le vote du dimanche 2 novembre dans les « Républiques de Donetsk et de Lougansk », la tension a monté d’un cran entre les rebelles qui se considèrent de jure comme indépendants de l’Ukraine, et Kiev qui compte sur le peu de politiciens d’envergure capables de régler le conflit autrement que dans le sang.

Reconnues par la Russie, les deux républiques autoproclamées n’en oublient pas de faire appel aux armes et les accrochages qui n’ont jamais vraiment cessé reprennent avec violence. On craint une percée des forces pro-russes vers le Sud pour lier les deux entités à la Crimée passée dans le giron moscovite en mars dernier. La Nouvelle Russie (Новороссия) aurait alors une dimension et un ancrage assez critiques pour s’installer dans l’espace, le temps, les cœurs et les esprits.

Novorussia, un projet soutenu par Moscou qui travaille depuis des mois à l’autonomisation de l’Est de l’Ukraine. Autonomisation, donbassisation, voire balkanisation. Tous ces termes regroupent une même réalité : l’Est de l’Ukraine s’arrime mois après mois à une Russie qui lui promet des lendemains qui chantent. Le chaos de la guerre pousse les populations dans les bras de Moscou. Peu importe de savoir qui est responsable de la situation, les habitants (souvent assez âgés) se tournent naturellement du côté russe. Face à cette situation pour le moins peu conforme avec le droit, l’Europe et a fortiori les Etats-Unis ont enclenché une course aux sanctions destructrices et à bien des égards critiquables.

Sanctions : l’étrange qui perd-gagne européen

Depuis novembre 2013 et les premières manifestations qui ont chassé le président ukrainien Viktor Ianoukovitch du pouvoir, les soutiens du courant démocratique ont dénoncé l’influence de Moscou sur le cours des événements. Le sort de la Crimée a fini de convaincre les plus modérés que Poutine n’est pas un homme avec lequel on peut discuter paisiblement. Entre inaction et réaction hystérique, l’Union européenne a choisi une voie médiane dont l’expression la plus concrète est l’adoption d’une série de sanctions économiques.

Fragiliser le secteur de la défense, de l’énergie et de la banque. Tels sont les objectifs explicitement affichés par des Européens, plutôt unis sur la question. Les intérêts nationaux sont pourtant très différents. L’Allemagne n’a pas avec la Russie les relations et intérêts, dont les intérêts gaziers, que l’Italie, la Grande-Bretagne, les pays baltes ou la Pologne peuvent entretenir avec Moscou. Pourtant les 28 membres de l’Union européenne sont parvenus à s’entendre sur des listes d’entreprises et de personnalités à sanctionner pour mettre en difficulté le Kremlin. On y retrouve pêle-mêle des militaires, des oligarques et des hommes politiques russes et ukrainiens. A part quelques exceptions notables comme pour Arkadi Rotenberg, les principaux intéressés ont regardé d’un air détaché leur nom sur la liste noire dressée par l’Union européenne.

Là où le bât blesse, c’est surtout pour les entreprises dont les liens avec l’étranger sont forts. Soit parce qu’elles exportent leurs produits, soit parce qu’elles recherchent des financements et un savoir-faire que les Occidentaux possèdent. Le cas le plus emblématique est certainement celui de Rosneft qui se voit refuser l’accès aux financements américains et européens. Le groupe pétrolier détenu à 70 % par l’Etat russe est déjà dans une position très difficile avec une baisse de bénéfice net de l’ordre de 99,3 % au troisième trimestre 2014. Ce chiffre dramatique pour l’entreprise et pour toute l’économie russe s’explique aussi en partie par la baisse du rouble. Si les sanctions ont eu un effet, c’est bien sur la monnaie russe qui atteint chaque semaine ou presque des records de faiblesse (56 roubles valant seulement un euro). L’économie russe n’est pas en bonne santé, mais le prix le plus fort à payer pour les sanctions revient aux entreprises européennes.

La première raison n’est autre que les contre-mesures décidées par Moscou. Muettes, les autorités russes ont finalement répondu de la même manière en sanctionnant certaines activités européennes et américaines, notamment dans l’alimentaire et l’agriculture. Si les Etats-Unis s’en tirent à bon compte, la musique est toute différente en Europe où les échanges avec la Russie sont six fois plus importants qu’entre Washington et Moscou. Les producteurs français et européens plongent, soutenus en partie par les subsides européens, et les entreprises allemandes voient leurs débouchés s’assécher de manière inquiétante. Il se dit aujourd’hui que les sanctions ne seront pas prolongées en 2015, car le débat sur leur pertinence se pose avec acuité et même la nouvelle Haute représentante de l’Union européenne pour les Affaires étrangères, l’Italienne Federica Mogherini, émet de forts doutes quant à l’influence des sanctions sur la politique russe. Les consommateurs russes composent avec et les entreprises européennes prient pour que le cauchemar s’arrête.

Rosneft, Sberbank, Rotenberg : la contre-offensive judiciaire des victimes collatérales

Paradoxalement, la fin du calvaire des entreprises européennes pourrait être sifflée par l’action de plusieurs entreprises russes qui entendent bien demander des comptes auprès de la justice européenne. Trois banques – Sberbank, VTB et Vnesheconombank – principalement détenues par l’Etat russe ont porté plainte contre l’Union européenne fin octobre auprès de la Cour de justice de l’Union européenne. La procédure a d’abord été lancée par Rosneft avant que ces trois banques ne viennent expliquer à leur tour aux juges européens qu’elles ne peuvent pas être tenues pour responsables de la politique du Kremlin. Un argument qui s’entend d’autant plus que la formulation de l’Union européenne pour justifier les sanctions est bancale. C’est le potentiel soutien à des décisions du Kremlin dans l’affaire ukrainienne qui est sanctionnée par l’exécutif européen. Pas très convaincant juridiquement dans un monde qui n’a pas encore franchi la ligne de Minority Report.

Autre victime de cette Guerre froide d’un nouveau genre, l’homme d’affaires Arkadi Rotenberg a lui aussi décidé de plaider devant la Cour de justice européenne. Surtout connu pour être un vieux compagnon de dojo de Vladimir Poutine, Rotenberg s’est en effet retrouvé sur les listes alors qu’il n’est aucunement engagé dans les événements de l’Est ukrainien. Jugeant ses droits violés par l’Union européenne, Arkadi Rotenberg se défend de toute action illégale ou immorale et souligne dans une interview accordée à Interfax l’impact négatif de cet épisode pour des entreprises européennes supplantées par les Asiatiques sur le marché russe.

Les désignés coupables devront attendre au moins six mois avant d’obtenir une décision de la CJUE. Une longue période qui pourrait voir la situation générale s’améliorer, espérons-le. Le bras de fer judiciaire est engagé et constitue peut-être le début d’une normalisation des relations entre tous les engagés (parfois involontaires) de cette déplorable affaire ukrainienne.

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Vos commentaires
  • Le 14 novembre 2014 à 14:55, par Alain En réponse à : Conflit russo-ukrainien : un conflit judiciaire ?

    Quelqu’un a-t-il déjà regardé une carte d’Ukraine pour croire à la possibilité d’une jonction entre le Donbass et la Crimée sans qu’il y ait une soulèvement généralisé de l’Ukraine du Sud ou une intervention à grande échelle de l’armée russe ? L’Occident a provoqué la Russie dans son pré carré et de la pire façon : en soutenant des néo-nazis et des oligarques tout aussi corrompu que celui qu’ils ont renversé. Il a ensuite cru qu’il pouvait se comporter vis-à-vis d’une nation puissante et fière comme vis-à-vis de n’importe quel état du tiers monde et qu’il serait suivi par le reste de la planète ! Il s’agirait de reprendre la raison et d’imposer une véritable négociation et pas seulement un statut spécial provisoire comme le propose Kiev.

    L’occident a agi bien plus agressivement pour imposer l’indépendance du Kosovo au mépris de la constitution serbe et se drape maintenant dans le légalisme pour l’Ukraine. Il fallait y penser avant de jouer au pyromane

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