Coopération européenne en matière de maintien de l’ordre : entre développement et isolement français

, par Le Ch’Taurillon, Sacha Billaudot

Coopération européenne en matière de maintien de l'ordre : entre développement et isolement français
Hooligans / Source Unsplash

Le 28 mai 2022, le stade de France à Paris a accueilli la finale de la Ligue des Champions qui opposait les clubs de Liverpool et du Real de Madrid. La préfecture de police de Paris, qui est en charge de la gestion des événements sportifs, culturels et revendicatifs, avait mobilisé 6800 policiers, gendarmes et sapeurs-pompiers pour sécuriser les différents sites, comme le Stade de France où se déroulait le match avec 1300 effectifs consacrés, ainsi que les « fan zones »[1]. Lors de tels événements, les yeux de millions de spectateurs sont rivés sur le pays hôte pour qui il en va de sa crédibilité à l’international. Coup d’envoi du match retardé, longues files d’attente, vols, affrontements, maintien de l’ordre musclé, 240 plaintes déposées, mouvements de foule… Malgré les effectifs déployés, la finale s’est transformée « en grave préjudice international pour la France » selon le premier rapport gouvernemental sur la question[2].

La mauvaise gestion par l’exécutif français de cet événement sportif eu des répercussions que les dénonciations du maintien de l’ordre brutal[3] des manifestations revendicatives, notamment lors du mouvement des « gilets jaunes », n’ont pas réussi à obtenir. De la mise en place d’une commission parlementaire à la commande de rapports et aux excuses de Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, en passant par la révocation du très contesté préfet de police de Paris (cet événement y a contribué sans en être la cause exclusive), Didier Lallement. La mise en cause à l’international a réussi à faire flancher un exécutif inflexible en matière de maintien de l’ordre.

Préserver l’ordre public : lutte contre le hooliganisme et coopération européenne

C’est au cours des années 1980, suite à de nombreux incidents lors d’événements sportifs et à leur médiatisation, que le hooliganisme est devenu un problème social[4]. Il est « caractérisé par son expression finale : la violence physique ou la dégradation de biens et matériels. Cette violence peut être exercée soit entre groupes de supporters dans le stade, ce qui est plus rare aujourd’hui compte tenu du contrôle social mis en œuvre ; soit à l’encontre des forces de l’ordre ; soit encore contre des passants sans rapport apparent avec le football ou le supportérisme ; soit enfin elle conduit à la destruction de voitures, de vitrines, au « caillassage » de bus, à la détérioration de wagons etc »[5].

Le drame de Heyssel demeure l’événement le plus marquant de la période puisqu’il a été à l’origine de nombreuses réactions de la part des pouvoirs publics. De par la nature internationale des compétitions sportives, comme la Coupe d’Europe des clubs, l’échelon européen dû être investi par ces questions, notamment dans un souci d’harmonisation des pratiques nationales et de coopération entre États membres. Au sein de l’Union européenne, la collecte et l’échange de données est devenu le principal moyen pour mieux prévenir les risques de trouble à l’ordre public grâce au Système d’Information Schengen (SIS). Ce dernier a pour objet de « permettre aux États membres de l’espace Schengen de mettre en place une politique commune de contrôle des entrées dans l’espace Schengen et, ainsi, de faciliter la libre circulation de leurs ressortissants tout en préservant l’ordre et la sécurité publics »[6]. Comme le précisent Fillieule et Jobard, la nouveauté réside ici dans l’usage du SIS à des populations non criminelles : les supporters[7]. Notons que la Cour européenne des droits de l’Homme a admis que « pour préserver la sécurité nationale, les Etats (…) ont indéniablement besoin de lois qui qui habilitent les autorités internes compétentes à recueillir et à mémoriser dans des fichiers secrets des renseignements sur des personnes » tout en précisant que « des garanties adéquates et suffisantes contre les abus » étaient nécessaires en démocratie[8].

La tentative de régulation du Conseil européen

La recommandation du Conseil européen de 1996 sur le hooliganisme de laquelle a découlé l’Action commune du 26 mai 1997 prévoit le renforcement de l’échange de renseignements entre les États membres qui sont désormais tenus de s’informer du passage sur leur territoire d’un groupe de supporters. De plus, sont désormais concernés tout « rassemblement » de quelconque nature, qu’il soit sportif, culturel ou revendicatif[9]. Accentuant toujours plus la coopération en matière de prévention de l’ordre public, la réunion du Conseil des ministres de la justice et de l’intérieur du 13 juillet 2001 prévoit l’établissement de centres de renseignements nationaux dans chaque États membres ainsi que la mise en place d’un réseau d’officiers de liaison. Cette dernière mesure consiste en la généralisation d’une mesure réservée jusqu’alors aux hooligans, montrant que « la lutte contre le hooliganisme cesse d’être seulement un terrain d’importation de pratiques policières appliquées dans d’autres domaines pour devenir aussi un laboratoire d’expérimentation de nouvelles pratiques en matière de protection de la sécurité intérieure »[10].

A partir de la gestion du hooliganisme, la coopération européenne en matière de maintien de l’ordre repose sur deux piliers : le renseignement et la collecte de données, et la coopération entre États membres. Afin de prévenir les troubles à l’ordre public, c’est le principe même de la liberté de circulation garantie dans l’espace Schengen qui est remise en cause. L’article 2, alinéa 1 de la convention d’application de l’accord de Schengen du 14 juin 1985 prévoit que « Les frontières intérieures peuvent être franchies en tout lieu sans qu’un contrôle des personnes soit effectué ». Mais en permettant de rétablir des contrôles d’identité aux frontières ou d’émettre des interdictions individuelles de quitter le territoire, les États membres s’appuient sur l’alinéa 2 du même article pour temporairement vider de sa substance ce principe. Ce dernier prévoit que « lorsque l’ordre public ou la sécurité nationale l’exigent, une Partie contractante peut, après consultation des autres Parties contractantes, décider que, durant une période limitée, des contrôles frontaliers nationaux adaptés à la situation seront effectués aux frontières intérieures. Si l’ordre public ou la sécurité nationale exigent une action immédiate, la Partie contractante concernée prend les mesures nécessaires et en informe le plus rapidement possible les autres Parties contractantes ».

En partant de la lutte contre le hooliganisme, la coopération européenne en termes de collecte et d’échange de données s’est rapidement élargie à d’autres domaines, reproduisant la systématique tension entre liberté de manifester et préservation de l’ordre public, que les mesures exceptionnelles de lutte contre le terrorisme sont venues accentuer.

Maintenir l’ordre : le programme GODIAC et le splendide isolement français

Le maintien de l’ordre est à la fois technique et doctrine, cette dernière encadrant la première. Technique tout d’abord, puisqu’il s’agit d’une « combinaison raisonnée d’outils, procédés, modes opératoires mis en œuvre par un collectif et fondant une organisation de travail (apprentissage, spécialisation, encadrement, contrôle, ...) »[11]. Le maintien de l’ordre se distingue donc de toutes les autres opérations de police, justifiant des politiques spécifiques, aux niveaux national et européen. Mais c’est également une doctrine, puisque « la pratique professionnelle des techniques de maintien de l’ordre engendre une élaboration idéologique chez ses praticiens qui agit en retour sur la technique et sa mise en œuvre »[12]. Ainsi, on peut observer différentes doctrines, c’est-à-dire manières de pratiquer le maintien de l’ordre, en fonction des pays, des événements ou des périodes.

Il s’agit en réalité de concilier à la fois la tenue de manifestations sportives, culturelles ou revendicatives avec l’ordre public. L’article L2212-2 du code général des collectivités territoriales définit le contenu de l’ordre public comme « notamment la sûreté et la sécurité (sauvegarde de la sécurité physique des personnes et de l’intégrité matérielle des biens), la tranquillité publique ainsi que la salubrité publique (hygiène et santé publiques). Il faut adjoindre la notion de « bon ordre », plus abstraite et plus générale que les trois autres composantes ». Concept demeurant cependant assez flou, l’ordre public est sujet à une interprétation qui varie dans le temps et selon les circonstances, que la jurisprudence n’a cessé d’étendre. Pour garantir le droit d’assister à un match de football, à un concert ou de manifester, tout en minimisant les atteintes à la liberté de circulation et en préservant au mieux l’ordre public, différents acteurs administratifs, politiques et judiciaires entrent donc en jeu, que soit en amont, pendant ou après les manifestations.

Le Conseil de l’Union européenne a adopté en 2002 un manuel sur le maintien de l’ordre mettant en avant les principes suivants dans sa mise en œuvre : proportionnalité, négociations préalables, recherche d’accords préalables sur les parcours, fixation de marges de tolérance, faible visibilité des forces de l’ordre. Cette doctrine se retrouve au cœur du programme de recherche GODIAC (Good practice for dialogue and communication as strategic principles for policing political manifestations in Europe) soutenu par l’Union européenne. Douze pays y ont participé : la Suède, le Danemark, le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Espagne, le Portugal, Chypre, l’Autriche, la Slovaquie, la Hongrie, la Roumanie et les Pays-Bas. Le programme a démontré l’efficacité du modèle KFCD (Knowledge, Facilitation, Communication, Differenciation).

Il s’agit pour les unités de maintien de l’ordre de mieux connaître les groupes manifestants (et passer outre les catégories d’entendement stéréotypées), de tout mettre en œuvre pour que l’expression se fasse de manière pacifique, de maintenir la communication à tout instant et de n’interpeller que les individus devant l’être sans impacter le reste des manifestants et de la manifestation. Cette stratégie du désescalade a pour but d’éviter au maximum la survenance de violence, et ainsi de maintenir l’ordre public tout en permettant l’expression pacifique d’une opinion.

La doctrine française, à l’encontre de la désescalade ?

La France, longtemps louée pour sa doctrine du maintien de l’ordre, n’a pas pris part au programme GODIAC. Sa stratégie de maintien de l’ordre diffère de celle de la désescalade. En effet, pour Fillieule et Jobard, depuis le début des années 2000 nous assistons, dans un mouvement inverse, à une « brutalisation » du maintien de l’ordre en France[13], l’acmé ayant été atteint lors des premiers « actes » des « gilets jaunes ». Cela peut s’expliquer par différents facteurs. Premièrement, une despécialisation des unités, qui se traduit par un manque de formations aux techniques de maintien de l’ordre. Deuxièmement, une déprofessionalisation. En raison de l’évolution des tactiques manifestantes, notamment lors des sommets internationaux, avec la présence de black blocs qui sont très mobiles, les unités classiques comme les CRS ne peuvent suivre le mouvement.

Les pouvoirs publics ont davantage recours à des unités non spécialisées, comme les Brigades Anti-Criminalité, qui sont donc responsables de la grande majorité des cas de violences policières. Troisièmement, la militarisation, à travers le recours au lanceur de balles de défense, au gaz lacrymogène et à la tenue de protection. Enfin, la surtension des unités, qui ont été très souvent mobilisées depuis 2016, en raison du grand nombre de manifestations (notamment des « gilets jaunes »). C’est également la volonté politique de maintenir, parfois coûte que coûte, l’ordre public, qui pousse les unités au contact. La violence en manifestation est le fruit d’une co-construction entre manifestants et unités de maintien de l’ordre, à rebours de la stratégie de la désescalade. Ce splendide isolement français[14] est accentué à la fois par son refus de participer aux programmes internationaux, lieu d’échange de bonnes pratiques, et à la fois par le refus politique d’autocritique des ministres de l’Intérieur successifs.

Pour autant, il convient de ne pas surestimer le programme GODIAC et la stratégie de maintien de l’ordre qui en découle. En effet, face à des pratiques diverses et multiples, il ne faut pas perdre à l’esprit qu’ il existe une adaptation réciproque entre groupes manifestants et unités de maintien de l’ordre, ces derniers s’adaptant aux évolutions stratégiques des premiers. De plus, «  la protestation consiste à troubler l’ordre public pour à la fois obtenir d’être entendu dans l’espace public et peser sur les décisions des autorités politiques »[15] : «  Le désordre est au cœur de l’action collective »[16]. Pour autant, force est de constater que les scènes de violence entre manifestants et unités du maintien de l’ordre sont choses bien plus rares en Allemagne, ou la stratégie de la Deeskalation, désescalade, est mise en œuvre, sans pour autant que le niveau de violence militante lors des manifestations soit plus bas qu’en France[17].

C’est enfin lors des sommets internationaux, comme les Conseils européens, qu’est visible cette sécurisation croissante. Alors qu’au début des années 2000 la stratégie du black bloc fait son grand retour sur le devant de la scène au sein des mouvements altermondialistes, les sommets vont devenir des lieux de plus en plus sécurisés afin de contenir les manifestations à la marge. Zone d’interdiction, contrôles, fouilles, barrages, important dispositif policier. Les lieux de réunion des chefs d’État et de gouvernement vont progressivement se déplacer dans des lieux éloignés et inaccessibles pour les contestataires. C’est notamment à ces occasions que sera importée en France la technique du « kettling », ou de la nasse, qui consiste à encercler et immobiliser tout ou partie de la manifestation le temps de contrôler les manifestants un par un. Cette technique a d’ailleurs été interdite par le Conseil d’État en 2021 car disproportionnée.

Dans un souci de préservation et de maintien de l’ordre, compétence régalienne des États membres de l’Union Européenne, ces derniers vont établir une coopération qui n’a eu de cesse de s’approfondir et de couvrir des domaines plus larges, quitte à empiéter sur certaines libertés garanties par les traités. Ce travail commun permet à la fois une gestion des événements internationaux grâce à une coopération facilitée, mais également le développement de technique de gestion des foules permettant une pacification des manifestations revendicatives. La spécificité française est ici de mettre en place une politique du désordre[18].

Cet article est également à retrouver dans le premier numéro du Ch’Taurillon, l’édition papier du Taurillon des Jeunes Européens - Lille Métropole. Publié en août 2022.


Références : [1]. Michel Cadot pour la Première Ministre, Rapport sur l’organisation de la finale de la Ligue des Champions de l’UEFA le samedi 28 mai 2022 au Stade de France et le renforcement du pilotage des grands événements sportifs, 2022 [2] Ibid. [3] Olivier Fillieule, Fabien Jobard, Politiques du désordre, Seuil, 2020 [4] Nicolas Hourcades, « Les politiques de gestion des supporters de football en France : de la « tolérance zéro » à une articulation entre répression et prévention ? » in. Archives de politiques criminelles, n°42, 2020 [5] Dominique Bodin, Luc Robène, Stéphane Héas, « Le hooliganisme entre genèse et modernité » in. Vingtième siècle. Revue d’histoire, 2005, p.62 [6] https://www.cnil.fr/fr/sis-ii-systeme-dinformation-schengen-ii [7] Olivier Fillieule, Fabien Jobard, Politiques du désordre, op. cit. [8] Arrêt Leander, CEDH, 26 mars 1987, [9] Anastassia Tsoukala, « Les nouvelles politiques de contrôle du hooliganisme en Europe : de la fusion sécuritaire au multipositionnement de la menace » in. Cultures & Conflits, n°51, 2003, pp. 83-96 [10] Ibid., p. 89 [11] Dominique Montjardet, « Le maintien de l’ordre : Technique et idéologie professionnelles des CRS » in. Déviance et Société, vol. 12, n°2, 1988, p. 101 [12] Ibid, p. 101 [13] Olivier Filleule, Fabien Jobard, Politiques du désordre, op. cit. [14] Olivier Filleule, Fabien Jobard, « Un splendide isolement, Les politiques françaises du maintien de l’ordre », La Vie des Idées, 2016 [15] Olivier Filleule, Pascal Viot, Gille Descloux, « Vers un modèle européen de gestion policières des foules protestataires ? » in. Revue Française de Science Politique, 2016/2, pp. 295-310 [16] Ibid. [17] Olivier Filleule, Fabien Jobard, « Un splendide isolement, Les politiques françaises du maintien de l’ordre », op. cit. [18] Olivier Filleule, Fabien Jobard, Politiques du désordre, op. cit.

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