Cette surprise électorale trouve une explication dans une stratégie numérique sophistiquée, comme le montre des documents déclassifiés par le gouvernement roumain, où la désinformation et les manipulations de l’opinion publique ont joué un rôle majeur. Des influenceurs rémunérés sur TikTok aux cyberattaques ciblant les infrastructures électorales, les élections roumaines illustrent les nouveaux défis des campagnes à l’ère numérique et mettent en lumière les fractures profondes de la société roumaine, partagée entre souverainisme et ouverture à l’Europe.
Elena Lasconi vs. Călin Georgescu : Le choc des narratifs entre “élite corrompue” et “président patriote”
Dans la campagne présidentielle roumaine, la bataille ne se joue pas uniquement dans les urnes, mais aussi sur le terrain des perceptions. Deux figures s’opposent : Elena Lasconi, ancienne journaliste et candidate réformatrice, et Călin Georgescu, défenseur autoproclamé de la “souveraineté nationale”. Leur duel, exacerbé par des récits clivants, illustre les fractures profondes qui traversent la société roumaine. Elena Lasconi est dépeinte par ses détracteurs comme l’incarnation d’un statu quo décrié, celui d’une élite corrompue et déconnectée des réalités du peuple. Les accusations pleuvent : manipulation électorale, corruption, et soumission aux intérêts étrangers. Qualifiée de "marionnette de l’Ouest", Lasconi est présentée comme une menace à la souveraineté nationale, une figure supposément instrumentalisée pour servir des agendas étrangers, au détriment des citoyens roumains. À l’opposé, Călin Georgescu est mis en scène comme un héros national, un "président patriote" prêt à défier l’establishment politique. Ce narratif flatte une certaine vision de la Roumanie, celle d’un pays qui doit se relever en affirmant sa souveraineté face aux influences extérieures. Au-delà des deux candidats, cet affrontement symbolise une fracture plus large : celle entre une Roumanie tournée vers l’avenir européen et international, et une Roumanie qui cherche à se recentrer sur elle-même. Ces narratifs antagonistes, amplifiés par les réseaux sociaux et les campagnes de désinformation, polarisent l’électorat et attisent les tensions, surtout en période électorale.
Derrière la victoire de Georgescu : un arsenal numérique d’influence redoutable
La campagne numérique de Călin Georgescu nous enseigne la complexité de l’arsenal numérique à déployer pour réaliser une stratégie d’influence efficace :
Prenez en premier lieu des influenceurs TikTok, qui, moyennant des paiements atteignant jusqu’à 1 000 euros par vidéo, ont encouragé leurs abonnés à voter sans jamais citer de candidats spécifiques. Les influenceurs utilisaient des hashtags demandés par les agences qui les avaient approchés tels que #équilibreetverticalité, permettant à ce contenu d’être ensuite amplifié par des bots qui laissaient des commentaires favorables au candidat d’extrême droite. Ces influenceurs étaient encouragés à exprimer librement des qualités souhaitables pour leur futur président, mais la plupart a repris les exemples fournis par les agences, en avançant des valeurs « pro-familles » ou « patriotes » … en phase avec la rhétorique ultra-conservatrice de Georgescu. Ajoutez-y un véritable réseau numérique s’appuyant sur une coordination entre plusieurs plateformes, notamment TikTok, Meta, et des sites diffusant des publicités politiques via Google. Ce réseau aurait dépensé entre 139 000 et 224 000 euros depuis août 2024, atteignant une audience totale estimée à 148 millions de personnes. Enfin, saupoudrez cela de cyberattaques massives. Plus de 85 000 tentatives ont cherché à exploiter les vulnérabilités du système informatique électoral roumain pour accéder à des données, modifier du contenu ou paralyser le réseau. Ces attaques, provenant de 33 pays différents, ont continué jusqu’au lendemain du vote, rendant l’identification des responsables complexe. Ainsi, vous obtenez une campagne parfaitement orchestrée, prête à inonder les plateformes numériques de messages favorables à votre candidat. Le tout sans jamais mentionner un nom de candidat, et avec suffisamment de subtilité pour que le message passe à travers les mailles du filet légal.
Meta sous le feu des critiques : entre défaillances et responsabilité dans la modération des publicités politiques
La plateforme Meta (anciennement Facebook) s’est retrouvée au centre d’une polémique majeure concernant sa gestion de la modération des publicités politiques. Une note de recherche publiée par l’organisation finlandaise CheckFirst pointe du doigt des dysfonctionnements systémiques dans la surveillance des contenus diffusés sur ses plateformes. Malgré des signalements d’irrégularités, la plateforme a officiellement déclaré le 3 décembre qu’elle n’avait trouvé « aucune preuve d’interférences significatives ou de désinformation dans le cadre de l’élection présidentielle roumaine ». Pourtant, les conclusions de CheckFirst révèlent une autre réalité. Certaines publicités politiques auraient enfreint les règles de transparence de Meta, notamment en ce qui concerne l’identité des annonceurs et les paiements liés à ces publicités. De plus, des publicités auraient été diffusées après la période légale de campagne, en violation de la loi électorale roumaine. Alors que les géants du numérique, à l’image de Meta mais aussi de TikTok ou X, sont de plus en plus sollicités pour assumer leurs responsabilités face aux campagnes de désinformation, cet épisode met en lumière les défis persistants en matière de régulation et de transparence sur les plateformes numériques.
Une épée à double tranchant : l’invalidation du vote, entre résilience démocratique et renforcement des récits anti-systèmes
Face à ces irrégularités, le 6 décembre, à deux jours seulement du second tour des élections présidentielles, la Cour constitutionnelle roumaine a invalidé les résultats du premier tour, s’appuyant sur l’article 144 de la Constitution. Une décision sans précédent qui met en lumière la solidité du pouvoir judiciaire face aux soupçons d’ingérence étrangère et aux abus informationnels. Certains y voient un signe encourageant de résilience démocratique dans un climat politique tendu. Pourtant, cette décision est loin de faire l’unanimité. Elle a immédiatement renforcé les récits anti-systèmes portés par Călin Georgescu, candidat présenté comme le favori de l’élection. « La déclassification des documents ne révèle rien de nouveau », a déclaré un porte-parole de Georgescu. « C’est juste une nouvelle tentative du système politique pour l’empêcher de gagner, en manipulant les médias et les programmes de fausses nouvelles. » Le contexte donne du poids à cette dénonciation. Déjà accusée par Georgescu et ses partisans de liens étroits avec le pouvoir politique, la Cour constitutionnelle est composée de neuf membres, dont trois sont nommés par le Président, trois par le Sénat, et trois par la Chambre des députés. Cette proximité alimente les suspicions sur l’indépendance de l’institution. Cette invalidation, bien qu’elle vise à protéger l’intégrité électorale, pourrait avoir des répercussions lourdes. Si aucun président n’est élu, la Constitution prévoit que c’est le Parlement, par l’intermédiaire de son président, qui assume l’intérim. Mais qu’adviendra-t-il des élections législatives à venir ? Le précédent créé par cette décision soulève une question brûlante : le premier tour des législatives pourrait-il, lui aussi, être annulé si des contestations similaires venaient à émerger ? Dans ce contexte d’incertitude, la Roumanie se retrouve à un carrefour périlleux. La décision de la Cour, censée renforcer la transparence démocratique, risque paradoxalement de faire vaciller la confiance dans les institutions et de donner davantage de poids aux récits anti-systèmes.
Les boucliers déployés contre ces attaques informationnelles
Face à la montée des campagnes de désinformation visant à fragiliser les processus démocratiques, des initiatives internationales émergent afin de promouvoir la transparence. L’Union européenne s’affirme comme un pilier central dans la lutte contre les ingérences informationnelles. Grâce à son Plan d’action contre la désinformation, lancé en 2018 et continuellement renforcé depuis, elle coordonne les efforts des États membres pour détecter, analyser et contrer les menaces informationnelles. La plateforme EUvsDisinfo, un projet phare du Service européen pour l’action extérieure, joue un rôle crucial en identifiant les récits mensongers et en sensibilisant le public. Par ailleurs, l’entrée en vigueur du Digital Services Act marque un tournant majeur. Ce règlement impose aux grandes plateformes numériques des obligations strictes en matière de transparence, de modération des contenus et de lutte contre les campagnes coordonnées de désinformation.
L’UNESCO apporte, elle aussi, sa pierre à l’édifice en misant sur la prévention et la sensibilisation. Un programme novateur propose des formations gratuites aux influenceurs et créateurs de contenu pour leur apprendre à lutter contre les fausses informations. Ce choix stratégique repose sur l’impact croissant des influenceurs, perçus comme des relais d’opinion puissants, particulièrement auprès des jeunes générations. En les outillant contre les manipulations, l’UNESCO renforce un réseau de défense immunisé contre les campagnes de désinformation.
L’efficacité de ces initiatives repose sur la synergie entre acteurs nationaux et internationaux. Dans un monde où les attaques informationnelles sont souvent orchestrées à l’échelle globale, seul un front uni peut permettre de contenir la menace. Cependant, l’enjeu reste colossal. Renforcer la résilience face aux récits mensongers est une tâche permanente, nécessitant une vigilance accrue et une adaptation continue aux nouvelles stratégies déployées par les propagateurs de désinformation.
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