Toury, symbole de la déconfiture agricole
Toury, 2500 habitants. Dans cette grosse bourgade d’Eure-et-Loir, en pleine Beauce, le sujet est sur toutes les lèvres : la sucrerie va fermer.
La fin d’activité est en effet inéluctable, entérinée en 2019 par Cristal Union, propriétaire des lieux et n°2 du sucre français. « C’est une fermeture économique qui est la conséquence de l’effondrement des cours du sucre qui s’est produit en 2017, qui a coïncidé avec la fin des quotas sucriers sur le marché européen, regrette Pierre Ducret, directeur de la sucrerie de Cristal Union, à Toury. Les licenciements vont s’échelonner au cours de l’année 2020. Il y a eu une recherche de repreneurs et des entreprises ont été démarchées mais aucune n’a souhaité formuler une offre de reprise pour l’établissement. » Le 30 décembre dernier donc, le couperet est tombé. Pour les Tourysiens et les Tourysiennes, c’est un monument qui s’effondre. Fondée en 1874, l’usine de Toury – qui avait une capacité de transformation de 10 000 tonnes de betteraves par jour – va donc vivoter encore quelques mois. Et puis rideau.
Le cas de Toury n’est pas isolé. Plombée par le premier déficit commercial de son histoire (-99 millions d’euros en 2018), la coopérative sucrière a annoncé un plan de fermetures de sites lors de son comité central en avril 2019. Outre Toury, ce sont aussi les sites Cristal Union de Bourdon dans le Puy-de-Dôme (fermeture) et l’atelier de conditionnement d’Erstein dans le Bas-Rhin qui sont concernés (baisse drastique de la production). Début 2019, la distillerie Deulep de Cristal Union avait déjà subi le même sort. Le fruit, selon la CGT, d’un manque d’investissements et d’une mauvaise gestion lors des dix dernières années. Un autre acteur en France, Saint-Louis Sucre, a lui aussi décidé de fermer 2 usines, celles de Cagny (Calvados) et d’Eppeville (Somme).
Une épidémie de fermetures
Tous les secteurs agricoles sont touchés, avec des symptômes souvent identiques. Dans l’industrie laitière, la chute des cours du lait et le surendettement ont plongé les exploitants dans une crise profonde. C’est le cas de David, 37 ans, éleveur en Mayenne, dont L’Express rapporte les propos : « À un moment donné, on voit qu’on ne va plus faire face à nos charges. Le mot redressement judiciaire fait peur. Au total, pour 30000 euros que nous n’arrivions pas à financer, la banque a arrêté de nous soutenir, et on a vu un mur devant nous. » Ses voisins Stéphane et Béatrice, éleveurs de veaux, ont jeté quant à eux l’éponge. Après la liquidation judiciaire de leur exploitation, la blessure est toujours vivace : « Aujourd’hui encore, on ne peut plus passer devant la ferme, c’est trop dur », soupire le couple. La liquidation judiciaire, les petits exploitants connaissent par cœur.
Mais les grands groupes aussi. Et les cas se multiplient, aux quatre coins de l’Hexagone. « Longtemps présentés comme les gagnants du secteur, les grands céréaliers de la Marne sont à leur tour plus souvent touchés par les faillites », commentait France-Soir en 2019. Même les sociétés de courtage sont impactées, comme le groupe ODA dans le Cher qui a été liquidé l’année dernière également. « Notre but, c’était tout simplement d’aider les agriculteurs à mieux vendre leurs céréales, se souvient Renaud de Kerpoisson, directeur d’ODA dans les colonnes du Berry Républicain. 2016 a été une année de récoltes céréalières catastrophiques. Les prix ont chuté, idem en 2017, puis en 2018, où la sécheresse a en outre sévi. Nos clients n’avaient tout simplement plus d’argent à investir dans ce que nous leur proposions… » Résultat : ODA, qui avait compté jusqu’à 130 salariés, a fermé.
Une suite de mauvais choix
Le sort des sucriers et des petits éleveurs, comme celui des grandes exploitations céréalières, est révélateur de la mauvaise passe que traverse l’agriculture française, impactée par la suppression de certains quotas européens, par la baisse des cours mondiaux des denrées alimentaires et par l’ouverture des frontières liée aux signatures des accords de libre-échange signés par l’Union européenne avec les différents pays du continent américain par exemple. Et les concurrents viennent de partout, du Brésil, de Chine, d’Inde ou de Russie. Sans compter celle de nos partenaires européens. Depuis 2000, les importations agricoles françaises ont presque doublé (+87%), même dans des filières essentielles comme celle des produits laitiers.
Pour la première fois depuis 1945, la balance commerciale de l’industrie agroalimentaire française a même été déficitaire vis-à-vis des pays européens, de 300 millions d’euros en 2018. Si la somme semble anecdotique, la situation est prise très au sérieux. Agissant comme un contre-pouvoir, le Sénat français a d’ailleurs publié un rapport accablant, ciblant certains mauvais choix et des freins structurels. Pour la direction du Trésor, 70% des pertes de compétitivité des exploitations françaises seraient imputables à une tendance à la surrèglementation, aux charges trop lourdes (+58% entre 2000 et 2017), à des fragilités structurelles comme la baisse continue depuis les années 60 de la surface agricole utile (SAU), ainsi qu’à des choix de positionnement aux antipodes de nos partenaires européens qui misent davantage sur une hausse de leur productivité. Selon le rapporteur, le sénateur LR de Haute-Loire Laurent Duplomb, « la production agricole française stagne en volume alors que celle de ses concurrents augmente ; les importations de produits augmentent alors que le respect des normes exigées en France n’est pas assuré ».
Le rapport du Sénat pointe du doigt les quelques arbres qui cachent la forêt. « Sans le vin et les spiritueux, la France aurait un déficit commercial agricole de plus de 6 milliards d’euros », souligne le rapporteur. En seulement six ans, l’excédent agricole français a été divisé par deux. Différentes baisses qui, conjuguées, expliquent aussi la paupérisation des campagnes : en 1980, l’agriculture représentait 12% des emplois en France, elle ne pèse plus que 5,5% du marché du travail.
Quelles pistes pour l’avenir ?
Il faudra d’abord rectifier le tir quant au positionnement de l’agriculture française, promu par l’exécutif et par le chef de l’Etat, Emmanuel Macron. Et ce sont les sénateurs qui le disent. « Prétendre vouloir sauver l’agriculture française uniquement par la montée en gamme est une illusion, critique le sénateur Laurent Duplomb. Cela ne règlera en rien le problème des importations, tout en menaçant certaines positions exportatrices. Certains choix de spécialisation, portés vers l’alimentation haut de gamme, ont des possibilités de pénétration sur les marchés internationaux limitées. Les stratégies de compétitivité consistant à associer qualité et origine géographique sont, en réalité, peu lisibles sur les marchés d’exportation. » Selon le rapporteur du Sénat, l’objectif devrait plutôt être de conserver, voire développer, la diversité de l’agriculture française, « pour couvrir toutes les gammes ».
Le retour en force de l’agriculture française passera forcément par un retour sur les marchés mondiaux, la France – dans certains domaines – ayant été déclassée par l’arrivée de nouveaux acteurs, comme l’Ukraine ou la Russie. « Il faudra conquérir des marchés là où la demande va exploser en raison de la démographie », préconise le rapport sénatorial. Objectif affiché : reconquérir l’Afrique où la France ne fait que perdre des parts de marchés depuis l’an 2000. Un point de vue partagé par Jean-François Loiseau, président d’Intercéréales, qui représente l’ensemble de la filière céréalière française. « Hors de France, le client se trouve en Europe, mais aussi à l’international ; il est en Chine, il est quelquefois en Russie, il est en Amérique, il est en Afrique et il sera de plus en plus en Afrique. C’est pour ça que la filière céréalière a un potentiel extraordinaire, parce que dans beaucoup de ces pays ou de ces régions, malheureusement, il n’y a pas suffisamment de terres et il y a une population de plus en plus importante. » La France n’a pas le choix, elle doit partir en reconquête.
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