Depuis l’indépendance « latino », le rêve de l’intégration, avec plus de bas que de hauts

Article paru à l’origine dans le numéro 189 de « Fédéchoses »

, par Fédéchoses, Michel Caillouët

Depuis l'indépendance « latino », le rêve de l'intégration, avec plus de bas que de hauts

GRAND ANGLE. L’Amérique latine est restée, pour une grande part, sous le joug de la Monarchie espagnole pendant plus de 300 ans. C’est l’abdication de l’Espagne devant l’invasion de Napoléon qui sera le déclencheur des indépendances latino-américaines, et la création de structures étatiques autonomes, entre 1806 et 1830. Alors que deux décennies avant, l’Amérique du Nord s’était dotée de structures fédérales, l’Amérique latine n’a pas emboité le pas vers l’unité...

Pourtant, l’idée d’intégration régionale est aussi ancienne que l’Amérique latine elle-même et elle précède même l’indépendance. Le Vénézuélien Francisco Miranda rêve d’un empereur héréditaire qui, sous le nom d’Inca, aurait gouverné le Continent à travers un Parlement bicaméral. En 1810, l’Argentin Mariano Moreno fut le premier à défendre l’idée d’une fédération, mais indépendante de l’Espagne.

Ces idées ne portent pas leurs fruits, et les vice-royautés espagnoles se lancent en ordre dispersé dans la bataille de l’indépendance, des conflits dont la longueur et le coût humain et économique sera pour beaucoup dans l’implosion de l’empire colonial espagnol en 20 États indépendants, alors que les États-Unis et le Brésil sauront garder leur unité.

Cette idée d’unité est reprise par les principaux héros de l’indépendance : Simon Bolivar, José de San Martin (el Libertador), Bernardo Higgins, dirigeant suprême du Chili. Bolivar, président de la Grande Colombie, propose aux gouvernements du Mexique, du Pérou, du Chili, et de Buenos Aires une assemblée pour proclamer une confédération perpétuelle. Une conférence est organisée à Panama en 1826, mais la confédération n’allait, jusqu’à aujourd’hui, jamais se concrétiser. À partir de cette date et jusqu’à la seconde moitié du XXème siècle, l’histoire de l’intégration latino-américaine n’est qu’une suite d’échecs, ponctuée par le morcellement continu et les guerres frontalières.

Faut-il y voir l’ombre impérialiste des États-Unis, trop contents de pouvoir dominer économiquement (et politiquement) ce continent, ou l’influence des idées nationalistes, venues d’Europe ?

Certes, des velléités d’intégration locales ont vu le jour depuis quelques décennies, avec une certaine influence, et fascination, pour les processus en cours en Europe (Union européenne), mais les vœux de Bolivar, qui voyait une raison infaillible de l’unité hispano-américaine dans « les similitudes et les coïncidences de langue, de religion, d’origines et coutumes communes », ne s’est pas réalisé.

Dans l’histoire de l’Amérique latine, une influence prégnante, les États-Unis, et pas l’Europe !

En effet, depuis ses indépendances au début du XIXème, l’Amérique latine a été très surveillée par les États-Unis. En 1823, les États-Unis établissent à l’égard de l’Amérique Latine la « doctrine Monroe » du nom du Président américain de l’époque. En vertu de celle-ci, les États-Unis s’arrogent le statut de protecteurs de l’ensemble du continent américain, notamment à l’égard des puissances européennes dont ils craignent, en cette période de développement de la colonisation, qu’ils ne prennent pied en Amérique. Au XXème siècle, la doctrine Monroe demeure la pierre angulaire de la politique des États-Unis vis-à-vis de leurs voisins du Sud. Mais elle n’est plus tant tournée contre les vieilles puissances coloniales européennes, que contre l’Union soviétique. La doctrine Monroe est en effet réinterprétée en 1947 à l’aune de la doctrine Truman : ce dont il faut désormais protéger l’Amérique latine, c’est du communisme.

Mais protection veut dire aussi interventions. La liste est longue des interventions militaires US ! Mais force est de constater qu’il ne s’agit pas seulement d’interventions militaires, la présence économique américaine, celle de ses grands groupes, est importante. Dans ce contexte, l’intégration économique n’est pas forcément la priorité, les Américains du Nord préfèrent sans doute adopter la devise « diviser pour régner » !

Dès lors, quelle place pour les Européens sur le continent latino-américain ?

La rencontre (et les rencontres) avec les Communautés européennes, puis l’UE, plus de hauts que de bas ?

Depuis le traité de Rome (1957), l’Amérique latine était loin de figurer dans les priorités des Communautés européennes d’alors. La priorité, notamment pour les politiques de développement, c’était l’Afrique, et la Convention de Lomé.

Il a fallu attendre deux décennies pour qu’enfin la coopération européenne s’étende à l’Amérique latine (et l’Asie) avec la création, en 1979, d’une ligne budgétaire spécifique, ce que l’on a appelé la coopération PVDALA (Asie-Amérique latine), très faiblement dotée mais qui a pris progressivement son envol, accélérée par l’arrivée de l’Espagne et du Portugal dans le « club » européen, en 1986.

C’était l’époque du démarrage des guerres civiles en Amérique centrale, dont le point de départ avait été la chute du dictateur nicaraguayen Somoza, chassé du pouvoir par les sandinistes. S’en est suivi une guerre civile effroyable, largement alimentée par les États-Unis (financement des « contras »), qui a gagné l’ensemble de la sous-région (Salvador, Honduras, Guatemala...).

La coopération européenne démarrait alors en Amérique centrale, et il a été possible de prendre appui sur des résultats positifs pour amorcer le processus dit de « San Jose ». Des contacts avaient été établis avec différentes parties prenantes au conflits internes dans les pays d’Amérique centrale, et progressivement l’idée a émergé d’entamer, aux niveaux européen et latino-américain, un processus politique de dialogue pour pacifier la sous-région. Une réunion dite « ministérielle » a ainsi été organisée en 1984, regroupant l’ensemble des ministres des Affaires Étrangères européens (incluant l’Espagne et le Portugal), ceux d’Amérique centrale et ceux dit du « groupe de Contadora, crée en 1983 entre le Venezuela, la Colombie, le Panama et le Mexique, afin d’enrayer la crise centre-américaine, de viser la démilitarisation de l’Amérique centrale, et de mettre en place un parlement centro-américain.

La réunion ministérielle de San Jose du Costa Rica, du 28 septembre 1984 a été très positive en termes de dialogues constructifs. Elle a permis au Président du Costa Rica Oscar Arias Sanchez de convaincre les autres dirigeants d’Amérique centrale de signer l’accord de paix d’Esquipulas (1986) scellant la pacification de la région.

Il est utile de rappeler que cette réunion de haut niveau Europe-Amérique centrale, n’allait pas de soi, et contrariait les soucis d’hégémonie des États-Unis, encadrés par les doctrines Monroe et Truman. Les participants à la réunion de San José n’ont dès lors pas été étonnés de la lettre du secrétaire d’État Schultz (administration Reagan) enjoignant les Européens à renoncer à ce type d’initiative !

Il est intéressant de relire ce qu’en disait Claude Cheysson, alors Ministre des Affaires étrangères français « Nous sommes invités par le Président du Costa Rica à nous rendre à San Jose. Les 10 Ministres de la CEE allaient-ils y aller ? Sur ce, le secrétaire d’État américain, Georges Schultz, fait une boulette incroyable. Il envoie à chacun de nous une lettre personnelle nous interdisant de pénétrer dans cette zone « d’intérêts particuliers » (doctrine Monroe.). Naturellement, la lettre fuit, et tous les Ministres sont obligés de se rendre en Amérique centrale. Nous concluons un accord entre région, un accord politique. Les travaux vont continuer. Nous avons fait un bon travail ! ... Que l’Europe engageât son prestige dans l’arrière-cour des États-Unis fut pour ces derniers très déplaisant. En tout cas, le groupe de Contadora, si souvent dénigré, et grâce à la CEE, parvint à ses fins : la non-propagation des conflits et la non-intervention directe des Américains ».

Voilà comment est né ce qui est sans doute la première opération de coopération politique européenne, sur un terrain, hors des sentiers battus pour les Européens ! Intéressant aussi de rappeler les messages prononcés par Edgar Pisani, alors Commissaire européen, et qui coordonnait les efforts européens pour pacifier l’Amérique centrale, de la coopération politique sans le dire ! Nous sommes le 28 septembre 1984 à San José du Costa Rica : « Notre présence ici manifeste avec solennité l’intérêt que l’Europe porte à cette région du Monde, d’où elle ne peut être absente. Cette réunion a pour ambition d’infléchir le cours des choses qui, de conflits d’intérêts en incidents de frontières, de tensions sociales et nationales en conflits idéologiques et stratégiques, risque de conduire inexorablement la région a plus d’instabilité, de luttes, d’interventions armées. Il peut la conduire à un affrontement qui, étant à l’image de celui qui divise le Monde, risquerait de vous, de nous entrainer à une épreuve aux prolongements imprévisibles... ».

Et de donner le « message » européen : «  Parlons un instant de l’Europe. Son histoire récente est à bien des égards utiles pour vous à considérer. Elle représente, malgré ses défauts et ses échecs, l’effort le plus avancé de coordination d’un maximum d’instruments politiques, économiques, financiers, techniques, sociaux, pour réduire le niveau de dépendance extérieure des pays d’une région. Après des siècles de luttes meurtrières en quête de domination ou d’équilibre et au lendemain de la guerre la plus effroyable de toutes, six pays belligérants eux-mêmes, décident d’en finir avec cette interminable guerre, qui leur apparait aujourd’hui comme guerre civile européenne... ».

Et un message qui peut s’adresser à l’ensemble de l’Amérique latine : « La base du pacte européen est double, la paix, et au-delà de la paix désormais assurée, la tolérance mutuelle. Par-delà les frontières, elle est la reconnaissance et l’acceptation de nos différences, elle est source d’un enrichissement commun. Cette tolérance mutuelle trouve sa garantie dans la tolérance interne, dans le pluralisme de chacune de nos démocraties, dans le respect des droits de l’homme... Tels sont les sens multiples mais rigoureusement convergents du message que la Communauté européenne apporte au Monde et qu’aujourd’hui elle vient proclamer dans cette Amérique centrale qui, de toutes les régions du monde est celle qui a le plus besoin dans doute de le comprendre et de l’adopter pour éviter de succomber aux démons qui l’obsèdent et la menacent ».

C’est en effet sur ces bases, démocratie, développement, droits de l’Homme, convergences d’intérêts, que les relations Europe-Amérique latine se sont développées dans les décennies 1980-90.

Cette politique, du « soft power » a accompagné, dans le cadre des fora où les partenaires européens ont pris toute leur place (groupe de Contadora, puis groupe de Rio qui a réuni dès 1986 l’ensemble des pays d’Amérique latine ), le passage des dictatures vers la démocratie (Chili, Argentine, Brésil, Uruguay...), le dialogue sur les droits de l’Homme, l’accompagnement vers des processus d’intégration plus ou moins solides (Pacte Andin, marché centroaméricain, Mercosur), et les positions communes concernant les règles et l’ordre international. Cette politique a été accompagnée par une coopération au développement, certes modeste, mais largement réussie, à l’instar du programme de coopération économique Al-Invest, crée en 1994, maintenant totalement autonome financièrement, qui a permis de tisser de nombreux liens économiques et de coopération entre PME latino et européennes. Ce programme, fonctionnant en réseau, en prenant appui sur des « euro centros » créés dans tous les pays d’Amérique latine (le plus connu étant la « Fundación empresarial Euro Chile », créé immédiatement après la fin de la dictature de Pinochet. Une évaluation de ce programme Al-Invest a montré que près de 100 000 emplois ont été créés, une belle « success story » dans les relations UE-Amérique latine !

C’est que nombreux sont les Latino-Américains qui restent fascinés par le processus d’intégration européenne, eux qui malgré leurs rêves historiques, ont largement échoués dans ce domaine : l’UE reste une référence en matière d’intégration pour les Latinos. Intégration insuffisante, mais démocratisation plus ou moins réussie, qui faisait dire à Alain Rouquié, en 2010 « après des décennies d’instabilité et de dictature, la démocratie semble enracinée partout ».

Il s’agit d’une vision optimiste, exprimée après une époque (on l’appelait en Amérique latine la « décennie perdue », et les dictatures cruelles vécues) où les pays d’Amérique avaient su prendre le chemin de la démocratie, avec un appui européen, certes discret, mais sans faille. On s’en est éloigné depuis !

Le XXIème siècle, quel type de relations entre l’UE et l’Amérique latine-Caraïbes ?

L’Amérique latine et l’UE représentent ensemble 25% du PIB mondial, 1/3 des membres de l’ONU. Ils partagent largement les mêmes valeurs, les cultures et langues y sont largement similaires. Beaucoup d’atouts pour des relations solides ! Les velléités d’unité latino-américaines sont toujours là, en filigrane, et l’admiration pour le processus d’intégration européen ne faiblit pas. En 1948 était créée l’OEA, l’organisation des États américains, montrant une Amérique latine sous l’emprise des États-Unis.

Mais en 2010, la CELAC est créée, communauté des États d’Amérique latine et des Caraïbes, fusion du groupe de Rio et du somment Amérique latine et Caraïbes. Mais cette tentative d’intégration reste, elle aussi, au point mort, avec les tensions Venezuela-Colombie, sans parler de Cuba et sa spécificité. Néanmoins, au sommet de la CELAC de 2014, cette organisation adopte le slogan « Unité dans la diversité », un petit clin d’œil aux Européens ?

Un dialogue important entre la CELAC et l’UE persiste, et lors du sommet de 2017, trois axes d’actions sont définis : multilatéralisme fort et efficace, lutte contre le changement climatique, respect des droits de l’Homme. L’intégration économique et politique n’est pas citée... Assiste-t-on a une fatigue des relations, malgré des dialogues ou recherches d’accords d’association subrégionaux, avec l’Amérique centrale, les Pays andins, le Mercosur (et les difficultés que l’on connait) ?

Dans ce contexte, l’UE perd du terrain. Dans le domaine commercial, la Chine a dépassé l’UE, qui n’est plus que le troisième partenaire commercial de l’ALC. Certes, l’UE reste le premier investisseur, en déclin relatif toutefois, et, grâce à la diaspora latino en Europe, l’UE reste la deuxième source de fonds vers l’ALC.

Difficultés aussi pour l’UE d’appréhender avec sérénité les évolutions politiques de certains pays d’Amérique latine, le Venezuela de Chavez puis Maduro, le Brésil de Bolsonaro, le Nicaragua de Daniel Ortega (pourtant celui qui avait conduit la lutte contre la dictature somoziste) ... sont loin de faire l’unanimité, et le dialogue global UE-ALC en est rendu plus difficile.

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