Une tradition constitutionnelle française en opposition au droit européen
La Constitution du 4 octobre 1958 fonde la Vème République française. Véritable norme suprême de l’ordre juridique national, elle s’impose au sommet de la hiérarchie des normes, devant le bloc de conventionalité (les traités internationaux auxquels la France est partie prenante), le bloc de légalité (les lois organiques, les lois ordinaires, les lois référendaires, les ordonnances) et le bloc réglementaire (les décrets d’application, les décrets et arrêtés).
Au regard de cette réalité hiérarchique, peut-on considérer que le droit européen est un élément constitutif du bloc de conventionalité ? Pas vraiment. En effet, l’arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes du 15 juillet 1964, surnommé « Costa contre Enel », reconnaît la primauté du droit européen sur les systèmes juridiques nationaux. La Cour explique que « le droit du traité [de la Communauté économique européenne] ne pourrait donc, en raison de sa nature spécifique originale, se voir juridiquement opposer un texte interne quel qu’il soit ».
Mais alors, le droit européen s’impose-t-il à la Constitution française ? Là encore, ce n’est pas aussi simple. Deux décisions de justice sont venues s’opposer à la jurisprudence de l’arrêt « Costa contre Enel ». La première est l’arrêt du Conseil d’État « Sarran » du 30 octobre 1998, qui reconnaît qu’en cas de conflit juridique entre les normes constitutionnelles et les normes européennes, la Constitution l’emporte face au juge administratif dans l’ordre juridique interne. Il reconnaît ainsi la primauté du droit constitutionnel national dans l’ordre administratif interne. L’arrêt de la Cour de Cassation « Fraisse » du 2 juin 2000 vient compléter cette jurisprudence, en reconnaissant la suprématie des normes constitutionnelles sur le droit européen face au juge judiciaire. Ces deux décisions ont par ailleurs été confortées par celle du Conseil constitutionnel n° 2004-505 DC du 19 novembre 2004, qui reconnaît que la Constitution reste « au sommet de l’ordre juridique interne », y compris au regard du droit européen.
Cette suprématie constitutionnelle face au droit communautaire s’exprime également à travers l’article 54 de la Constitution, qui dispose que si un engagement international est contraire à une disposition constitutionnelle, l’autorisation de ratifier ou d’approuver l’engagement international en cause ne peut intervenir qu’après révision de la Constitution, consacrant la primauté de cette dernière.
Durant de nombreuses années, le droit européen s’est donc opposé aux normes constitutionnelles françaises. Ainsi, pour appliquer les évolutions du droit communautaire, les Gouvernements français successifs ont dû modifier les dispositions constitutionnelles afin de permettre cette intégration de plus en plus poussée du droit européen au sein de l’ordre juridique national. C’est ainsi que des révisions constitutionnelles ont été adoptées à l’occasion de la signature du traité de Maastricht en 1992, ou encore pour le traité d’Amsterdam de 1999 et le traité de Lisbonne de 2007. Mais afin d’éviter, à l’avenir, cette nécessité d’évolution des normes suprêmes pour y intégrer le droit communautaire, le législateur et les instances supérieures ont entrepris d’intégrer directement le droit européen dans l’ordre juridique interne, via différents procédés.
Une intégration progressive du droit européen au sein du système constitutionnel français
Les années 2000 sont une décennie fondamentale pour l’intégration européenne, notamment avec le traité de Lisbonne de 2007. À ce titre, la jurisprudence constitutionnelle a largement évolué au cours de cette période, afin de faciliter l’intégration du droit communautaire au sein de l’ordre juridique national, à travers diverses décisions du Conseil constitutionnel.
La première est la décision n° 2004-496 DC du 10 juin 2004 sur la loi pour la confiance dans l’économie numérique. Avec cette décision, le Conseil constitutionnel reconnaît que le respect du droit européen est une exigence constitutionnelle, sauf si des dispositions communautaires contreviennent à la tradition constitutionnelle. Pour la première fois, le Conseil reconnaît l’exigence constitutionnelle de transposer une directive européenne et se réserve le droit de contrôler l’erreur manifeste de transposition d’un acte législatif européen dans le droit interne. Cette décision s’oppose en partie à la jurisprudence issue la décision n° 74-54 DC du 15 janvier 1975 sur l’interruption volontaire de grossesse, dans laquelle le Conseil se reconnaît incompétent pour contrôler la conformité d’une loi nationale à une disposition internationale. Pour la première fois donc, le Conseil constitutionnel se déclare comme le garant de la transposition du droit européen dans l’ordre juridique national. Cette évolution de jurisprudence est par ailleurs confortée par la décision n° 2006-543 DC du 30 novembre 2006 sur la loi relative au secteur de l’énergie, dans laquelle le Conseil a censuré une transposition qui était contraire à la directive européenne concernée, consacrant le fait qu’une mauvaise transposition est anticonstitutionnelle.
Le deuxième pas majeur est la décision n° 2004-505 DC du 19 novembre 2004 sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe. En se basant sur l’article 88-1 de la Constitution, le Conseil constitutionnel consacre « l’existence d’un ordre juridique [européen] intégré à l’ordre juridique interne et distinct de l’ordre juridique international ». Cette décision implique la reconnaissance, par la plus haute instance juridique de France, d’un ordre juridique européen particulier, intégré à l’ordre juridique français, et d’une logique de systèmes qui coexistent de façon permanente.
Cette avancée est confortée par l’arrêt du Conseil d’État « Arcelor » du 8 février 2007, qui consacre cette logique de systèmes, avec la possibilité de contrôler la constitutionnalité des textes de transposition du droit européen de deux manières :
- soit le principe constitutionnel contrôlé se retrouve également dans un principe général du droit européen, et le juge administratif contrôle la conformité du texte de transposition avec ce principe général du droit européen ;
- soit le principe constitutionnel contrôlé ne se retrouve pas également dans un principe général du droit européen, et il contrôle la constitutionnalité du texte de transposition avec la Constitution.
Enfin, une ultime étape est franchie avec l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) « Melki et Abdeli » du 22 juin 2010, qui valide le mécanisme de la question prioritaire de la constitutionnalité (QPC). Elle juge ainsi que le caractère prioritaire de la QPC ne contredit pas l’article 267 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne – qui institue la question préjudicielle auprès de la CJUE –, à condition notamment que les juridictions nationales soient libres de saisir une question préjudicielle à tout moment de la procédure, y compris à l’issue d’une procédure incidente de QPC. Par la coexistence de ces deux procédures juridiques distinctes mais complémentaires, la CJUE suit l’évolution de la jurisprudence constitutionnelle française, qui crée un espace de cohabitation permanent entre l’ordre juridique interne et l’ordre juridique européen, de sorte à ne pas les opposer inutilement et à faciliter les évolutions communes, au bénéfice de l’intégration communautaire, tout en protégeant les traditions constitutionnelles nationales.
Suivre les commentaires : |