Comment cette situation est-elle arrivée ?}
L’Europe n’a pas toujours été aussi en retard dans l’industrie technologique. En effet, c’est en Europe que la machine de Turing a été inventée (un des précurseurs de l’ordinateur moderne), le World Wide Web, le Bluetooth, le Minitel,... Cependant, les États-Unis ont également réalisé de grandes innovations technologiques dans ce domaine (avec la création de l’Arpanet par exemple) mais surtout, comprennent très tôt le potentiel de l’Internet et des nouvelles technologies . Des sociétés comme Microsoft (1975) ou Apple (1976) apparaissent très tôt. Dans les années 90, elles bénéficient de financements importants grâce aux marchés financiers et à de nombreux investisseurs attirés par les perspectives de profits alors que les entreprises européennes sont plus rares d’autant plus qu’elles ont du mal à trouver des ressources. Malgré ce retard initial, l’Europe avait tout à fait la possibilité de rattraper son homologue américain (comme la Chine l’a fait en partie) mais la tendance a continué accentuée par le peu d’interventions publiques européennes pour éviter de prendre du retard par rapport aux États-Unis.
Aujourd’hui, la suprématie des entreprises technologiques américaines et chinoises sur leurs homologues européennes est frappante. Tout d’abord, pour ne parler que des sociétés technologiques déjà installées, sur les 100 plus grandes sociétés technologiques du monde par capitalisation boursière, 63 sont américaines représentant 18 300 milliards de dollars, 8 sont chinoises pour environ 900 milliards de dollars et 10 sont européennes comptant pour environ 920 milliards de dollars. Si l’Union européenne se défend bien face à la Chine en termes de sociétés techs déjà installées, elle accumule du retard sur les nouvelles sociétés technologiques : elle possède près de 10 fois moins de licornes que les USA et près de 9 fois moins que la Chine. Le cabinet McKInsey estime ainsi que l’Europe pourrait perdre 4000 milliards de dollars d’ici 2040 en raison de son retard dans les secteurs technologiques du futur (automatisation, intelligence artificielle, logiciels,...).
Une Europe qui fait face à de nombreux défis
Décrire le manque de succès de l’industrie technologique européenne n’est pas facile : en effet, il existe une multitude de causes qui peuvent l’expliquer. Tout d’abord, la taille du marché joue un rôle majeur : même si l’Union européenne permet un marché unique pour les biens et les services, ce n’est pas vraiment le cas pour les entreprises technologiques. Elles doivent s’adapter à différentes langues et surtout à différentes régulations nationales, les empêchant de se développer efficacement. De leur côté, les firmes américaines ont accès à un marché de 330 millions d’habitants et les firmes chinoises, à un marché de 1,4 milliards d’habitants. Spotify, société suédoise, a ainsi dû négocier avec différents labels de musique en Europe et jongler entre différentes lois de propriété intellectuelle alors que ses concurrentes américaines pouvaient se développer dans un seul marché sans avoir à faire toutes ces démarches. Certaines régulations européennes sont également strictes pour les start-ups et interviennent trop tôt dans leurs processus de développement : l’ambition européenne d’être l’une des premières zones du monde à réguler l’IA (Intelligence artificielle) ou les cryptomonnaies risque de freiner l’innovation de sociétés techs encore à leurs balbutiements. Le constat est amer pour les start-ups européennes : seulement 8% d’entre elles arrivent à se développer dans plus de 3 pays contre 47% pour leurs homologues américaines.
Le manque d’accès au capital des start-ups peut également jouer un rôle important dans la fragilité de l’écosystème technologique européen. Non seulement les start-ups européennes reçoivent moins que leurs homologues américaines:41 milliards de dollars en 2020 contre 156 milliards. Surtout, 7 des 10 premières sociétés de capital-risque investissant dans les licornes européennes sont situées aux États-Unis, 2 à Londres et seulement une seule dans l’Union européenne,à Paris. Cela signifie que même les licornes et start-ups européennes sont possédées en grande partie par des actionnaires anglo-saxons. De plus, de nombreuses start-ups naissent en Europe et choisissent ensuite de délocaliser leurs sièges sociaux aux États-Unis ou entrent en bourse sur les marchés américains. Celonis, la plus grosse licorne européenne, réfléchit ainsi à s’introduire à la bourse de New York. Lors de la décennie précédente, 40 licornes européennes comme Aircall, Uipath ou Unity ont ainsi délocalisé leur siège à l’étranger. Enfin, l’Europe a perdu de nombreux géants technologiques, rachetés par des concurrents américains ou chinois : Booking.com, King (Candy Crush, Bubble Witch,...), Skype, Mojang (Minecraft), Supercell (Clash of Clans, Clash Royale, Brawl Stars,...), etc… Le fait que les géants américains et progressivement chinois soient déjà installés en Europe complique également la tâche pour l’émergence des concurrents européens.
Databricks, UiPath, Stripe, Snowflake,... Ce sont les noms de start-ups américaines prometteuses valant plusieurs dizaines voire centaines de milliards de dollars. Pourtant, elles n’ont pas été fondées par des américains mais par des européens : en effet, l’Europe fait face à une véritable “fuite des cerveaux” au profit des États-Unis dans le domaine technologique. 15% des professionnels européens très qualifiés émigrent ainsi d’Europe, fragilisant la recherche et les industries de pointe européennes. Dans le domaine technologique, de nombreux talents migrent ainsi car ils sont à la recherche de financement et/ou que les salaires sont bien plus attractifs outre-Atlantique. Un énorme inconvénient pour l’Europe car les immigrés nés en Europe ou en Asie ont 5 fois plus de chances que les Américains de créer une entreprise innovante selon la Fondation pour les technologies de l’information et de l’innovation (ITIF en anglais, un think tank sur les politiques liées à la technologie).
Il existe plusieurs autres raisons pouvant expliquer le retard européen dans l’industrie technologique : la mentalité européenne serait plus averse au risque que les américains . Pour autant, cet argument est à prendre avec des pincettes car il surestime largement le rêve américain alors même que les immigrés aux États-Unis ont plus de chances de lancer un business que les américains natifs.
Un vent de changement
Malgré ses défis, l’écosystème européen de la tech se développe. Depuis 2020, le nombre de licornes a ainsi presque triplé pour atteindre 126, contre 44 à l’époque. Le nombre de start-ups se délocalisant à l’étranger a diminué de moitié depuis 2018 (13% contre 6% aujourd’hui). Les institutions et entreprises européennes prennent également de plus en plus au sérieux ce problème : le nombre de sociétés de venture capital ou d’autres investisseurs européens (comme Daniel Ek, PDG de Spotify) finançant les start-ups du continent ne cesse d’augmenter.
L’Union européenne et ses États membres souhaitent également être dans la course à l’ère du numérique : en plus des plans nationaux (comme France 2030), les instances européennes ont ainsi lancé des initiatives visant à développer l’entreprenariat. Des efforts sont ainsi faits pour harmoniser les normes européennes et, pour combler le manque de financement européen. Le programme Horizon Europe a été lancé promettant d’investir 95,5 milliards d’euros dans des technologies innovantes dont une bonne part dans des start-ups. L’UE met également des super-ordinateurs à disposition de start-ups de l’IA. Cependant, le lancement de projet ne veut pas forcément dire leur succès : l’initiative Gaia-X, qui souhaitait proposer un cloud européen, a par exemple collaboré avec de nombreux groupes américains et semble abandonner l’idée initiale d’une souveraineté numérique ambitieuse.
Quel futur pour la tech européenne ?
Le futur de la tech européenne est incertain : même si elle a bénéficié d’une bonne dynamique les années précédentes, elle est toujours loin derrière les États-Unis et la Chine et a toujours du retard sur de nouvelles industries stratégiques (IA, logiciels, énergies renouvelables,...). Pour s’imposer comme un leader technologique, l’Union européenne devra lutter contre la fuite des cerveaux, en augmentant les salaires des professionnels de la tech ou en faisant des prêts pour leurs études en échange d’un engagement à rester en Europe pour un certain temps. Une Europe plus unie qui harmonise les normes des Etats membres et continue de mettre en place des solutions pour des start-ups peut également être une bonne solution et certains imaginent même la création d’un projet numérique commun comme Airbus. Enfin, protéger l’industrie numérique européenne, encore jeune, est important pour éviter qu’elle ne se fasse racheter par des groupes étrangers : avoir un droit de veto sur les rachats d’entreprises, lutter contre les pratiques anticoncurrentielles des GAFAMs ou même imaginer de faire payer la bande passante (comme le fait la Corée du Sud) peuvent se révéler utile.
Il existe donc différentes solutions pour développer l’industrie technologique des pays européens mais une chose est sûre : les start-ups ont besoin d’avoir accès à un grand marché, c’est donc à l’échelle européenne qu’il est possible d’avoir le plus d’influence pour développer une industrie numérique. Si les institutions européennes semblent avoir pris conscience du risque de passer à côté des grandes transformations technologiques, l’UE est encore loin de rivaliser avec la Chine et les États-Unis et il faudra un effort politique de grande ampleur pour inverser durablement la tendance.
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