Enrico Letta : « Les mouvements eurosceptiques peuvent représenter un seau d’eau froide »

, par Théo Barbe

Enrico Letta : « Les mouvements eurosceptiques peuvent représenter un seau d'eau froide »

Discussion avec Enrico Letta, président du Conseil des ministres italien jusqu’à février dernier sur le futur de l’Europe et notamment les prochaines échéances électorales.

Quelle vision globale portez-vous sur la construction européenne actuelle, au vu notamment de votre expérience de Premier ministre italien ?

Enrico Letta : « La construction européenne est blessée. Elle est sortie blessée de ces sept années de crise financière. Et c’est une blessure profonde parce qu’elle a transformé, dans la perception des citoyens – de façon inégale en Europe – deux grands succès de l’Europe des dernières années, l’abolition des frontières et la monnaie unique, en deux facteurs d’insuccès. L’abolition des frontières parce que la thématique de l’immigration a été vue comme une thématique qui, de manière simpliste, renvoie à la responsabilité européenne. Il y a des partis politiques qui vivent de cette peur de l’immigration en France mais aussi en Italie. La monnaie parce que cela fait six ans que tous les médias du monde, y compris les nôtres, parlent de crise de l’euro alors qu’en réalité le problème ce n’est pas l’euro. Le problème est qu’il fallait, à côté de l’euro et des compétences monétaires de l’Union, que soient déclinées, et ce jusqu’au bout, toutes les compétences économiques unifiées. Au final, l’euro aussi a été décrit comme une faillite. Ces deux choses ont créé une désillusion au sein de l’opinion publique et, aujourd’hui, l’Europe est blessée et affronte ces prochaines élections avec ces grandes difficultés. »

Il y a quelques semaines, vous avez déclaré que l’émergence des nationalismes pouvait être quelque chose de positif pour la construction européenne. Pensez-vous que ces élections seront une défaite ou un électrochoc ?

E.L. : « C’est évidemment quelque chose que je dis de manière paradoxale. Paradoxalement, cette montée des mouvements populistes, tous anti-européens, peut avoir un effet bénéfique sur l’Europe parce qu’elle peut nous obliger à défendre les conquêtes européennes et nous aider à comprendre que le problème est bien l’absence d’Europe, le peu d’Europe, et non pas le trop d’Europe. Évidemment, il faudra travailler, dans le futur, pour convaincre les citoyens qu’il y a besoin, dans certains domaines, de plus d’Europe. Il y a besoin d’une Europe qui fonctionne mieux et donc, d’après moi, ce qui nous attend est très intéressant. Bien que je sois absolument contraire à ces mouvements, je dois dire qu’ils peuvent représenter un seau d’eau froide qui nous oblige à éviter l’européisme fatigué, bureaucratique et rhétorique que nous utilisons trop souvent pour aller de l’avant. »

Le semestre italien de présidence de l’Union européenne va commencer en juin. Même si vous ne serez pas aux commandes, est-ce que vous pouvez nous dire ce que l’Italie pourra, selon vous, apporter de positif et peut-être de nouveau pendant ces six mois ?

E.L. : « Je crois que ce seront six mois très importants parce que c’est un semestre de transition entre les deux commissions, les deux parlements et les deux présidents du Conseil européen. Ce sera un semestre de la plus haute importance. Nous avons besoin d’une conduite ferme et surtout de bien mettre en place la nouvelle législature ; donc de la mettre en place en termes d’avancées européistes et cela, l’Italie peut tout à fait le faire. »

Que pouvez-vous ou voulez-vous dire à ces jeunes qui ne se sentent pas concernés par cette élection ?

E.L. : « Le message fort que je veux faire passer, c’est qu’une grande partie de ce qu’il y a de positif aujourd’hui dans nos vies vient de l’Union européenne ; surtout pour les jeunes qui, aujourd’hui, ont de grandes opportunités qu’ils n’avaient pas il y a vingt ou trente ans et qui viennent également de l’Union européenne. Les opportunités de voyager, d’étudier, de connaître, de vivre l’Europe comme une unique dimension et non pas comme plusieurs « cages » différentes les unes des autres. Cependant, tout cela est remis en cause et c’est un danger. C’est pour cela que, selon moi, il faut que ce message soit diffusé. Et dans ce sens, le défi des populistes peut être utile parce qu’il peut nous aider à comprendre ce que l’on risque. »

Et que diriez-vous à ces jeunes, comme nous, qui, en revanche, se battent pour garder en vie cette idée pluriséculaire de la construction européenne ? E.L. : « Le message est que c’est vraiment le bon moment pour le faire et qu’il faut surtout le faire en cherchant de nouvelles motivations à faire passer au sein de l’opinion publique. La seule image d’une Europe qui dépasse la guerre et qui est la solution aux guerres européennes n’est pas suffisante. J’étais hier à Barcelone, où j’ai parlé de ces thématiques, et l’idée que l’Europe représente la sortie de la dictature est désormais largement dépassée, même pour un pays comme l’Espagne qui est pourtant sorti de la dictature au début des années 1970. Aujourd’hui, il faut de nouvelles motivations et elles ne peuvent être que liées au fait que soit l’Europe s’unit plus, ou qu’alors, nous les Européens, nous compterons toujours moins dans le monde. C’est ce message fort que j’ai envie de vous adresser. »

Est-ce que vous pensez que le fait de se dire fédéraliste ou de parler de fédéralisme soit contreproductif par rapport aux peurs qu’ont les citoyens ou alors que c’est un message qu’il faut porter pour donner de nouveaux objectifs à l’Europe ?

E.L. : « Il faut le porter mais il est normal qu’on le décline au regard des besoins des gens. Et aujourd’hui les gens ont besoin, plus que de discuter d’architecture institutionnelle, de travail. C’est-à-dire de défendre le travail qu’ils ont, de maintenir les niveaux de sécurité sociale auxquels ils sont habitués. Donc il faut absolument que l’Europe parle de cela et c’est pourquoi je parle souvent de deux propositions auxquelles je tiens beaucoup : un instrument de sécurité sociale « immatriculé » Europe, avec le drapeau européen dessus, afin que ceux qui l’utilisent sachent ce que l’Europe fait pour ses citoyens ; et une sorte d’Erasmus pour les jeunes de 17 ou 18 ans, au lycée donc, afin de montrer que l’Europe est utile pour leurs vies. »

L’Europe sociale signifie-t-elle quelque chose pour vous ?

E.L. : « Cela signifie quelque chose oui, surtout en ce qui concerne le travail. Il faut que l’Europe dise quelque chose sur le travail. L’opération « Garantie pour la jeunesse » vient d’être lancée et c’est sûrement une opération importante mais elle doit être renforcée. Cependant, c’est la démonstration que l’on a compris que le chômage des jeunes est la question principale ; ne pas l’affronter veut dire commettre une très grande erreur parce que des générations perdues et en colère sont en train de se former. Affronter ce point signifie donc beaucoup pour l’Europe. »

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