Anicet Delporte : Quelle est la définition de « crime environnemental » ?
Lorenzo Colantoni : Le premier problème concernant les crimes contre l’environnement, c’est justement l’absence d’une définition claire et commune à tous, au niveau européen comme au niveau mondial. Dans notre rapport, nous mentionnons la perspective adoptée par la Commission européenne, qui considère les crimes environnementaux comme toute infraction « entraînant des dommages écologiques graves ou présentant un risque pour l’environnement et la santé humaine », ce qui ne constitue pas une définition au sens strict.
Nous disposons de définitions individuelles pour des crimes particuliers portant, par exemple, sur les déchets ou sur le trafic des espèces sauvages, mais nous avons encore besoin d’une approche plus complète. À l’heure actuelle, c’est un handicap majeur, et peut-être même le principal obstacle à des actions concrètes contre les crimes environnementaux, en tout cas dans les pays de l’UE.
AD : Pouvez-vous nous fournir quelques explications sur le terme « envicrime » ?
LC : Oui, c’est juste un choix stylistique qui nous permet d’aller plus vite à l’écrit. Il s’agit d’un anglicisme : c’est l’abréviation de l’expression « environmental crime », qui signifie « crime contre l’environnement » ou « criminalité environnementale ».
AD : J’ai récemment entendu dire que les ONG pro-environnement ne donnent pas nécessairement à l’envicrime la même définition que les gouvernements …
LC : Les gouvernements privilégient l’aspect juridique des définitions, alors que les ONG ont tendance à adopter une perspective plus large pour leurs activités environnementales. Les institutions mettent parfois plus de temps à inclure les crimes environnementaux dans leur cadre légal : en conséquence, ces crimes tombent sous la définition juridique d’autres infractions, ou pire, ils ne sont pas du tout considérés comme des infractions à la loi. C’est pourquoi il y a parfois un écart entre les deux.
AD : J’ai lu également dans votre rapport que même au sein de l’UE, les définitions données à l’envicrime peuvent considérablement varier …
LC : C’est un problème majeur. Parfois, un État membre considère telle ou telle infraction comme un crime environnemental, tandis que pour un autre pays, il s’agit simplement d’une infraction non-spécifique. Dans certains cas, le même délit peut faire l’objet de sanctions pénales dans un pays, tandis que dans le pays voisin, le coupable n’écopera que d’une amende ou de sanctions administratives. Étant donné la nature sérieuse et l’envergure transfrontalière de la majorité des crimes environnementaux, ces différences entre les États membres affectent lourdement la possibilité d’action coordonnée contre les activités criminelles qui s’étendent à plusieurs pays européens, qu’il s’agisse du trafic de déchets ou de l’exploitation illégale des forêts.
AD : Et certains États membres de l’UE n’ont même pas de définition officielle de l’envicrime…
LC : C’est exact, et le problème se traduit souvent par l’absence totale de coordination lorsque les différentes forces de police nationales interviennent. Pourtant, ces dernières années, certains États membres ont fait des progrès remarquables dans la lutte contre l’envicrime : ils ont formulé une définition précise pour ce type de crime et ont créé des unités spécialisées pour y répondre, obtenant des résultats très satisfaisants grâce à ces nouvelles structures. La France est l’un de ces pays.
AD : Personnellement, je n’ai jamais vu d’envicrime, mais selon vous, il s’agirait de la quatrième activité illégale la plus lucrative au monde ?
LC : Vous avez sûrement déjà vu ce type de crime, mais vous ne l’avez tout simplement pas associé au concept de crime environnemental. Dans l’ensemble, l’envicrime intéresse de plus en plus les organisations criminelles parce qu’il s’agit d’une activité très lucrative, sans compter que les peines encourues sont très inadéquates par rapport à l’impact sur l’environnement et aux gains potentiels : prenez par exemple la pêche illégale du thon en Méditerranée, le déversement de déchets toxiques (dont l’élimination serait autrement très coûteuse), ou la déforestation illégale.
Toutefois, la criminalité environnementale ne prend pas seulement la forme d’opérations mafieuses : elle se cache aussi derrière des activités d’apparence parfaitement légale qui, affichant un mépris total pour les lois de protection de l’environnement, ont un impact dévastateur sur les écosystèmes et la santé humaine – les déchets chimiques et la pollution atmosphérique comptent parmi ces activités. Il nous faut donc à la fois lutter contre le crime organisé et la « criminalité en col blanc » pour résoudre le problème. Et dans cette seconde catégorie, les crimes sont souvent commis par un personnel administratif ou des employés qui n’ont parfois même pas conscience du caractère illégal et de l’impact de leurs activités.
AD : J’imagine que les crimes contre l’environnement ne sont pas très répandus dans l’UE, est-ce correct ?
LC : Non, bien au contraire. L’envicrime est un fléau croissant dans l’UE : son impact est grave, et aucun État membre n’est épargné. Il y a des problèmes dans toute l’Europe, du vol d’eau en Espagne à la contamination par déchets toxiques de vastes zones en Italie. Et de nouveaux types de crimes, encore jamais vus, commencent à émerger, comme par exemple la fraude aux quotas d’émissions. Nous ne sommes pas seulement victimes de ces délits : notre pays sert aussi de destination ou de zone de transit pour des crimes commis ailleurs. Je pense notamment au bois récolté illicitement en Afrique ou en Asie, ou au trafic d’animaux sauvages.
AD : Si j’étais parrain dans la mafia, me conseilleriez-vous de me lancer dans l’envicrime (d’un point de vue financier bien sûr, pas moral) ?
LC : Comme je l’ai dit, le crime contre l’environnement est une activité lucrative et les risques associés sont très faibles. C’est pourquoi de nombreuses organisations criminelles, telles que les trafiquants d’armes ou de drogue, se reconvertissent aujourd’hui dans l’envicrime. En même temps, ce phénomène nous prouve clairement que pour résoudre le problème, il nous faut frapper là où ça fait mal, autrement dit : en imposant des sanctions financières aux criminels. Punir les infractions par de lourdes amendes est parfois la mesure dissuasive la plus efficace, parce que les crimes contre l’environnement sont avant tout des crimes économiques.
AD : À ma connaissance, que ce soit au niveau européen ou mondial, il n’existe aucun centre de recherche exclusivement dédié à l’envicrime …
LC : C’est parce qu’il serait difficile de définir le champ d’activité d’un tel centre. La lutte contre le crime environnemental nécessite une approche combinant élaboration de politiques, technologie, application de la loi, compétences et expertise scientifiques. C’est pourquoi le travail est divisé entre plusieurs agences nationales et européennes, tandis que les analyses sont confiées à différents centres de recherche, universitaires et ONG. Ce dont nous avons vraiment besoin, c’est d’un centre de coordination européen supervisant le tout : une sorte de « salle de commande » pour l’action contre l’envicrime dans l’UE.
AD : La fraude à la taxe carbone d’une valeur de plusieurs milliards d’euros, surnommée « l’arnaque du siècle » dans la presse française, est-elle une forme d’envicrime ?
LC : Si vous faites référence à la fraude de 1,6 milliard d’euros sur le marché des quotas de CO2, oui, il s’agit incontestablement d’un crime contre l’environnement. C’est un bon exemple qui illustre les difficultés auxquelles on se heurte lorsqu’on essaie de définir le crime environnemental : il s’agit d’une catégorie qui évolue constamment alors que nous nous attaquons à de nouveaux problèmes, tels que le changement climatique.
AD : Les nouvelles réglementations environnementales peuvent parfois engendrer l’envicrime …
LC : Je n’irais pas jusqu’à dire que les réglementations engendrent les crimes environnementaux. Parfois, l’excès de réglementations peut donner lieu à des complexités qui, à leur tour, créent des failles juridiques permettant aux crimes environnementaux d’être commis en toute impunité. De manière générale, il nous faut trouver le juste milieu : élaborer des lois suffisamment spécifiques pour traiter efficacement le problème de l’envicrime, mais éviter la surréglementation susceptible de compliquer le travail des forces de police, qui auraient alors besoin de maîtriser des connaissances extrêmement vastes, et de les mettre constamment à jour.
AD : Les envicrimes sont-ils des crimes sans victime humaine ?
LC : Absolument pas. Si les crimes environnementaux donnent parfois l’impression d’être des crimes sans victime, c’est parce que leur impact n’est le plus souvent visible qu’à moyen ou long terme. Prenez la pollution générée par les déversements de déchets illégaux, ou la pollution de l’eau et de l’air, et leur impact sur la population vivant à proximité. En Italie, et ailleurs dans l’UE, nous avons de nombreux exemples de communautés qui n’ont découvert qu’elles avaient été empoisonnées que plusieurs décennies après le début des activités illégales. Même les crimes les plus manifestes, comme les déversements de pétrole, ont des effets durables et diffus que nous ne sommes pas toujours en mesure d’estimer avec précision.
AD : Les transferts de déchets internationaux illégaux représentent 25 % de tous les transferts de déchets !
LC : Oui, et comme je le disais, cela montre bien que les crimes environnementaux ont à la fois une dimension domestique et internationale ; pour lutter contre le problème, nous avons donc besoin d’agir au niveau national, tout en renforçant la coopération internationale.
AD : Avez-vous des exemples d’envicrimes commis par de grandes multinationales bien connues en Europe ?
LC : Je n’ai pas entendu parler de grandes multinationales dans le contexte de l’envicrime, mais les infractions locales sont souvent liées à la demande internationale pour des ressources qui sont illicitement produites ou récoltées. C’était par exemple le cas de l’exploitation forestière illégale en Roumanie, activité lancée pour répondre à la demande en bois d’entreprises situées dans d’autres États membres de l’UE.
AD : La crise économique actuelle va probablement faciliter le travail des organisations criminelles impliquées dans l’envicrime …
LC : Oui, probablement. De manière générale, la criminalité environnementale fleurit là où il n’y a pas beaucoup d’options pour gagner de l’argent. Il s’agit souvent d’opérations lucratives, à faible risque et faciles à monter, qui compromettent pourtant le potentiel de productivité des régions affectées à moyen et long terme. C’est donc un mauvais investissement si l’on considère la question sous cet angle, mais en temps de crise, les gens cherchent des solutions immédiates, et les organisations criminelles en profitent. Il sera donc capital que le fonds de relance Next Generation EU, et toutes les mesures de soutien déployées pour faire face à la crise liée à la COVID-19, accordent une attention particulière aux régions les plus vulnérables, et prennent en compte la hausse déjà constatée des crimes contre l’environnement.
AD : Lorenzo, que pourriez-vous ajouter pour terminer la conversation sur une note plus optimiste ?
LC : Même s’il est vrai que les crimes contre l’environnement sont en hausse, nous vivons à une époque où nous avons déjà tous les outils qu’il nous faut pour enrayer le problème. Ce n’est pas un hasard si le projet Ambitus, au sein duquel ce rapport a été rédigé et publié, a pour slogan « Le moment est venu d’inverser la tendance ».
D’un point de vue politique, la protection de la biodiversité figure maintenant parmi les objectifs clés du Pacte Vert, qui prévoit également une révision de la Directive sur la protection de l’environnement de 2008. La criminalité environnementale a été mentionnée à plusieurs reprises parmi les priorités du Conseil européen et de certains États membres. Sur le plan technologique, la facilité d’adoption et de partage des bases de données en ligne, l’utilisation des SIG, des drones et d’autres formes de surveillance simplifient la collecte et l’échange d’informations, qui sont de plus en plus précises. Et le public est de plus en plus sensible aux questions environnementales, ce qui les pousse au sommet des agendas politiques. Autrement dit : c’est le moment d’agir.
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