S’il existait un bingo des prises de parole dans les institutions européennes, la métaphore de “la boîte à outils” serait incontestablement l’une des expressions sur lesquelles il faudrait miser : pratiquement tous les orateurs du présent débat dans l’hémicycle bruxellois l’ont employée ce mercredi 23 juin. Dans son discours, le commissaire à la justice Didier Reynders fait l’inventaire des outils consacrés à la défense de l’état de droit : “procédures d’infractions, procédure article 7” - que d’aucuns qualifient de “bombe atomique de l’UE” - auxquels s’ajoute le mécanisme de conditionnalité de versement des fonds européens à l’état de droit, dont il était question lors de la précédente plénière. Ce Rapport 2020 sur l’état de droit dans l’Union européenne, publié le 30 septembre dernier, est une création de la Commission von der Leyen. Il se veut un instrument à l’aune duquel tous les autres pourraient gagner en efficacité. Les eurodéputés, bien que reconnaissant au document de nombreuses qualités, ont pu souligner ses fragilités lors de la séance plénière.
Anatomie du Rapport sur l’état de droit dans l’Union européenne
Procédons à une dissection du rapport (âmes sensibles, ne vous abstenez pas, nous nous engageons à ce que la lecture de cet article ne provoque aucun malaise vagal). 27 chapitres le composent, un par État membre. Dans chacun d’eux, l’état de droit est évalué selon quatre critères : le système judiciaire, le cadre de lutte contre la corruption, le pluralisme des médias et la santé des contre-pouvoirs institutionnels. En soulignant les défis, les aspects positifs et les bonnes pratiques, le rapport permet de “définir la situation dans chacun des États”, explique Didier Reynders. Il est “conçu comme un processus annuel pendant lequel [la Commission vise] à éviter l’apparition ou l’aggravation de problèmes”. Pour le rédiger, la Commission a multiplié les sources en tenant compte des “contributions écrites des Etats membres, de la société civile, d’organisations internationales, et notamment des instances du conseil de l’Europe” a énuméré le commissaire à la justice.
D’après les députés, on ne peut pas dire que ce Rapport ait été rédigé au scalpel. Le rapporteur Domènec Ruiz Devesa (S&D, Espagne), à l’instar de nombre de députés, voit comme l’un des problèmes majeurs l’omission de certaines valeurs de l’UE inscrites dans le traité de l’Union : “Nous aimerions que ce rapport inclut aussi la démocratie et les droits fondamentaux.” Puis faisant référence à la loi homophobe adoptée par le Parlement hongrois le 15 juin dernier “Les derniers événement en provenance de Hongrie nous montrent que séparer ces trois dimensions n’est pas facile”. Son collègue de la commission juridique, Ilhan Kyuchyuk (Renew, Bulgarie), confirme “Nous avons essayé de formuler des recommandations pour le prochain rapport afin qu’il couvre tout : le droit des minorités, l’égalité devant la loi et la lutte contre la discrimination et les discours de haine.”
Domènec Ruiz Devesa a invité à prêter attention aux risques de banalisation que porte la méthodologie employée, la même pour tous les Etats membres. “On ne peut pas établir de fausses équivalences. On risquerait de passer sous silence les infractions les plus graves à l’état de droit. Il faut faire des distinctions claires entre des petits heurts et d’autres choses plus systémiques et profondes” a-t-il fait remarquer au commissaire Reynders.
Les eurodéputés déplorent l’absence de recommandations concrètes et spécifiques à chaque pays
“Une description des états des lieux est nécessaire mais insuffisante”, regrette Isabel Wiseler-Lima (PPE, Luxembourg), bientôt appuyée par une foule d’eurodéputés venus de tous bords politiques. Le Rapport de la Commission, “sans jamais citer de nom ou de détail” tempête Gwendoline Delbos-Corfield (Verts, France), reste très descriptif et général. Il “doit indiquer les actions à mettre en œuvre et les conséquences pour ceux dont les infractions font partie d’un système généralisé” défend l’eurodéputée Wiseler-Lima.
Isabel García Muños (S&D, Espagne), représentante de la commission budgétaire demande que “le rapport contribue au mécanisme de conditionnalité et qu’il soit activé quand on détecte une violation, pour protéger le budget européen et les valeurs de l’UE” Deux collègues vertes approuvent : pour Margrete Auken (Verts, Danemark) “L’article 7 est un outil qui ne fait pas peur” aux Etats membres et qui ne les empêche pas de poursuivre leurs violations de l’état de droit. “Le langage économique est bien souvent le plus efficace” lance Tineke Strik (Verts, Pays-Bas). Ces interventions font écho au débat de la précédente session plénière, tenu à Strasbourg le 9 juin dernier, au cours duquel le Parlement a intimé la Commission à faire preuve de davantage de détermination et de vitesse dans l’utilisation du règlement sur la conditionnalité. L’eurodéputée Birgit Sippel (S&D, Allemagne) a d’ailleurs récolté une salve d’applaudissements dans l’Assemblée en adressant à la Commission ces quelques mots “arrêtez de vous cacher derrière un rapport ou des lignes directrices, et appliquez le mécanisme.”
Les situations en Hongrie et en Pologne ont été rappelées plusieurs fois au cours de ce démêlé de plénière. Dans le Rapport de la Commission, le chapitre hongrois insiste sur la concentration des médias et les risques pesant sur le pluralisme, du fait du volume important des financements publics alloués aux médias pro-gouvernementaux, sur le manque de transparence du processus législatif et l’amenuisement de l’indépendance judiciaire. Ce dernier point est aussi le plus préoccupant dans le chapitre polonais. Le commissaire Reynders rappelle la procédure article 7 en cours à l’encontre de la Pologne, déclenchée en décembre 2017 par la Commission, et celle quant à la Hongrie, déclenchée en septembre 2018 par le Parlement européen, comme preuves que l’UE n’est pas passive. De quoi faire grincer les dents des parlementaires qui fustigent la lenteur de la procédure et la frilosité du Conseil européen. A leurs yeux, le Conseil se sert de la pandémie comme d’un prétexte pour ne pas organiser d’auditions régulières et structurées des Etats concernés, malgré la prolifération des menaces à l’état de droit qui s’y produisent.
Les menaces à la liberté d’expression concentrent les attentions
Beaucoup d’eurodéputés ont tenu à pointer combien le Rapport de la Commission pourrait gagner en précision sur la question de la liberté de la presse. Vladimír Bilcik (PPE, Slovaquie) rappelle que “Les médias libres et indépendants sont de plus en plus sous pression”, pour lui, “il faut prêter une attention systématique à la liberté des journalistes et à leur sécurité. On doit enquêter sur les assassinats et faire la lumière sur les récents assassinats des journalistes”. La liberté d’expression se manifeste aussi par la liberté artistique et la liberté académique, elles aussi soulignées par les députés dans l’hémicycle.
“Il faut que chaque année évalue à quel point les failles signalées ont été résolues. C’est ce qu’on attend du prochain rapport qui sera adopté” a conclu Javier Zarzalejos (PPE, Espagne). Le Commissaire Reynders a en effet annoncé la parution du prochain tome 2021 au mois de juillet. Il a assuré que “Le débat continuerait à avoir lieu partout : aussi bien dans les institutions européennes que dans les sociétés civiles et les Parlements nationaux”, a dit sa détermination “à avoir recours dès que nécessaire à tous les outils à sa disposition”, et a conclu sur son enthousiasme à l’idée d’un “dialogue interinstitutionnel” plus inclusif lors de la rédaction des prochains rapports sur l’état de droit dans l’Union. Le vote clôturant le débat, adoptant le rapport du Parlement par 49 voix contre 10 et 4 abstentions, montre à nouveau le consensus et la détermination qui règnent dans l’hémicycle.
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