Europe 2050 : L’urgence d’une stratégie de puissance

, par Florian Brunner

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Europe 2050 : L'urgence d'une stratégie de puissance
© European Union, 2019 / Source : EC - Audiovisual Service Federica Mogherini, Vice-Présidente de la Commission européenne et Haute Représentante pour la Politique Etrangère et de Sécurité Commune, lors de la conférence « The Middle East and the EU : New Realities, New Policies » le 6 mars 2019.

Le monde est traversé par des phénomènes polymorphes de transition démographique, d’internationalisation des migrations, de montée de l’urbanisation et de vieillissement global des populations, alors que les effets du réchauffement climatique risquent de condamner dans l’avenir de vastes parties de territoires. Ce contexte inédit de transformation planétaire, de résilience de la menace djihadiste, de forte dégradation de l’environnement stratégique, impose à l’Union européenne de se fixer un cap nouveau, de porter une stratégie ingénieuse afin d’accroître son influence et son impact sur la scène mondiale.

Une prise de conscience des citoyens et des responsables politiques européens est primordiale. En 2050, la Terre comptera 9 milliards d’humains et l’Europe devra avoir un rôle, pour participer à l’instauration d’une gouvernance planétaire, qui puisse répondre aux défis majeurs du XXIème siècle.

2050 : une échéance décisive pour l’Europe

La « Stratégie globale de l’UE », présentée par la Haute Représentante de l’Union pour les Affaires Etrangères de la politique de sécurité, Federica Mogherini, à la suite du vote des électeurs britanniques en faveur du Brexit en 2016, a été l’occasion d’établir une réelle volonté européenne en matière de politique étrangère et de sécurité. La notion française, d’ « autonomie stratégique », est alors devenue un élément central de la doctrine européenne. Mais il manque aujourd’hui à l’Europe, un grand projet, fondé sur une vision, sur une ambition pour le XXIème siècle. La Chine de Xi Jinping affirme une volonté de puissance et a instauré une stratégie réfléchie, avec des objectifs clairs et un calendrier détaillé, afin de parvenir à dépasser les Etats-Unis en 2049, année du centenaire de la République Populaire de Chine. En Arabie Saoudite, le despote Mohammed ben Salman, prince héritier et fils de l’actuel souverain, a aussi conçu un projet à long terme pour le développement de son pays, condensé dans le document Vision 2030.

Il est indispensable pour l’Union européenne de déterminer une direction, avec comme finalité un accroissement décisif de ses capacités stratégiques. Alors que la Chine vise le statut de première puissance mondiale, l’Europe pourrait se fixer comme objectif d’accéder au rang de puissance à part, dans les relations internationales, à l’horizon 2050. L’objectif 2050 laisserait une marge d’une trentaine d’années, une progression temporelle déterminante pour les grandes orientations, comme dans les domaines de la Défense, des Affaires Etrangères, de la sécurité ou de l’économie. L’Union a besoin d’élaborer une planification, d’analyser les réalités d’une course à la primauté engagée entre les Etats-Unis et la Chine, d’effectuer un exercice de prévision, d’anticiper le mouvement des forces pour 2050, de se doter de systèmes de défense et de sécurité opérationnels, de réaliser une convergence vers une politique étrangère commune, de définir les conditions d’une euro-dissuasion nucléaire [1] de créer les modalités d’une nouvelle ambition spatiale, d’opérer un renforcement décisif de ses outils de politique climatique, de devenir une puissance verte, à la pointe des énergies alternatives. Alors que des incertitudes fortes demeurent sur le maintien des Etats-Unis dans l’OTAN, il est temps que les Européens se réveillent et se dotent des moyens indispensables, permettant l’émergence d’une Europe puissance, pour le XXIème siècle.

La France, un acteur incontournable face à l’exigence d’une autonomie stratégique européenne

La France pourrait s’emparer de cet enjeu stratégique et se placer au cœur d’un débat européen, sur l’émergence d’une Europe puissance en 2050. La France a des bases stratégiques solides pour s’affirmer comme un acteur incontournable de la construction européenne et comme une puissance diplomatique, influente sur la scène internationale. La réalité des Relations Internationales s’articule autour de la construction des rapports de forces.

Le Royaume-Uni ne cesse de s’isoler dans la tourmente du Brexit, l’Allemagne d’Angela Merkel a perdu de son influence, la France a une majorité stable, une diplomatie dominante en Europe, un siège de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, elle est détentrice de l’arme nucléaire et est la première puissance militaire d’une future Union européenne à 27. Dans ce contexte, un siège de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU pour l’Union européenne n’est clairement pas envisageable [2], les divergences d’approche de politique étrangère étant encore trop affirmées entre les Etats européens, comme par exemple lors de l’intervention militaire américaine en Irak en 2003 ou encore lors de la récente crise au Venezuela.

L’Union européenne doit entamer un ambitieux et long processus de clarification de sa politique internationale, qui rentre pleinement dans le cadre d’une Stratégie 2050. Ce n’est que lorsque cette démarche sera arrivée à son terme, que la présence de l’Union au Conseil de Sécurité de l’ONU pourra se poser, dans le cadre juridique de la Charte des Nations Unies. Le lancement par la France le 25 juin 2018, d’une action de Défense parallèle, l’Initiative européenne d’intervention (IEI) est un projet qui peut créer de nouveaux partenariats, avec une réelle efficacité dans la mise en œuvre d’objectifs communs, alors que dix Etats membres de l’Union y prennent désormais part. Paris peut engager une nouvelle dynamique européenne, en structurant des groupes d’Etats réduits, ayant la même volonté et la même capacité à avancer, dans des domaines favorables.

Détruire le djihadisme : une priorité pour les Européens

L’attentat de Strasbourg en France, le 11 décembre 2018, a démontré que les enjeux de sécurité et de défense demeuraient fondamentaux. Malgré un affaiblissement relatif depuis 2017, la mouvance djihadiste internationale continuera à s’affirmer comme une menace réelle, au cours de la prochaine décennie. Depuis vingt ans, le nombre de djihadistes dans le monde n’a cessé de croître, dans des proportions qui demeurent néanmoins difficiles à apprécier. La promesse d’une grande « victoire finale » sur Daech, tant proférée par le très électoraliste et indifférent Donald Trump, relève exclusivement d’un exercice d’incantation politicien et court-termiste.

La structure stratégique permettant de mener à son terme la lutte contre le djihadisme, de défaire irrémédiablement Al-Qaïda et Daech, n’a pas encore été déterminée. L’approche de la Maison Blanche, qui a conduit une politique étrangère et militaire très controversée au Moyen-Orient depuis les attentats du 11 septembre 2001, a très largement démontré ses limites, encore accentuées par les improvisations du Président américain actuel, en poste depuis le 20 janvier 2017. La nécessité de détruire le djihadisme devrait être une priorité permettant de fédérer les européens et de renforcer la cohésion de l’Union. [3] L’Union européenne pourrait être à l’avant-garde d’une initiative internationale d’innovation stratégique, afin de poser la définition ainsi que les bases diplomatiques et militaires, d’une avancée qui serait réellement décisive dans la lutte contre le djihadisme à l’échelle mondiale. En outre, les impératifs démographiques, climatiques et environnementaux, sont des facteurs qui rendent essentiel l’élaboration d’une gouvernance planétaire, alors que le monde risque de basculer dans un chaos de plus en plus extrême.

Défis migratoires et climatiques : le temps d’une initiative européenne et mondiale

Une crise migratoire similaire à celle que l’Europe a connue en 2015 peut toujours se produire [4] dans un contexte où la transition démographique africaine est très largement en avance sur le développement économique du continent. La planète compte plus de 7,6 milliards d’habitants et les Terriens seront surement plus de 9,5 milliards en 2050 [5]. Les effets du réchauffement climatique génèrent des déplacements de populations, qui vont s’accroître, à mesure que des territoires vont devenir inhabitables. Les changements environnementaux sont déjà devenus l’un des principaux facteurs, voire le principal facteur, de migrations et déplacements de populations dans le monde, bien davantage que les violences et les conflits. [6]

Le « Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières », adopté à Marrakech les 10 et 11 décembre 2018, considère les mutations environnementales comme une cause de migration et invite les États à lutter contre le changement climatique, notamment en mettant en œuvre l’Accord de Paris. Tandis que les négociations internationales sur le climat observent les migrations, comme un processus d’adaptation à accompagner et à favoriser. Une clarification juridique reste à opérer, afin de déterminer une approche unique et globale sur le changement climatique et les mouvements de populations. Les déplacés du réchauffement climatique mériteraient une étude spécifique, en analysant notamment l’adéquation du terme de « réfugié climatique » [7].

L’Europe peut prendre l’initiative sur la scène internationale et proposer un projet crédible de gestion des flux migratoires, dans un contexte de mutations climatiques, avec une organisation claire, des objectifs définis, permettant d’établir une approche cohérente et commune des migrations environnementales. Les enjeux du XXIème siècle exigent de cesser de se définir exclusivement à l’intérieur de frontières nationales et de se situer enfin à une échelle européenne et plus largement encore à la dimension du monde.

Le cyberespace : le superespace de la puissance

Il existe sur la planète quatre types d’espaces communs : maritime, aérien, exoatmosphérique (ou spatial) et cyber. La maîtrise de ces quatre domaines partagés, dont le très sensible cyberespace, est à la portée de très peu de Nations dans le monde. Les Etats-Unis affirment leur prépondérance, tandis que la Chine poursuit un processus de forte progression dans le naval, le cyber et le spatial. Des acteurs de second rang comme le Royaume-Uni et la France, sont présents dans ces quatre espaces, mais avec moins d’influence et de puissance. Un intérêt stratégique majeur pour l’Union serait d’assurer une présence forte des européens, dans les espaces maritime, aérien, spatial et cyber. 448 câbles sous-marins (totalisant 1,2 million de kilomètres), posés au fond des océans, relient tous les continents et font transiter plus de 95% des télécommunications et des données numériques, soit une concentration extrême et fragile d’une ressource stratégique illimitée. [8]

Le cyberespace est devenu un écosystème stratégique majeur, une forme de superespace permettant de contrôler l’ensemble des dimensions de la puissance. Il est le siège de conflits clandestins et permanents entre pays, de cyberattaques multiples menées par des États, des hackers ou des groupes terroristes.

D’ici 2025, la France compte s’armer de 4 000 cybercombattants. La nécessité d’un renforcement décisif des capacités européennes dans le cyberespace, pourrait fédérer les Etats européens et ainsi matérialiser, avec la priorisation de la lutte contre le djihadisme, une première étape opérante vers la création d’une Armée européenne, une perspective à long terme qui a été posée par le Président de la République française, Emmanuel Macron.

L’Europe doit construire son indépendance stratégique et sa propre Défense, en dehors du cadre déclinant de l’OTAN, en se dotant d’objectifs ambitieux et innovants, en rupture avec les conceptions dépassées d’un monde qui n’existe plus, d’un monde qui a été une parenthèse ouverte au milieu du XXème siècle et qui s’est refermée le 11 septembre 2001. Nous assistons à la fin du monopole occidental dans les Relations Internationales, à l’achèvement d’une réalité géopolitique, marqué par l’ébranlement de l’alliance transatlantique. Les Européens doivent désormais abandonner leurs illusions et dépasser les références un peu rituelles au franco-allemand, à l’Europe en général, afin d’entamer un cycle de clarification, permettant d’engager l’Union dans la mise en œuvre d’un processus inédit de fondation d’une nouvelle puissance mondiale, capable de protéger ses intérêts vitaux et ses valeurs fondamentales.

Notes

[1KEMPF Olivier, « Le nucléaire militaire français dans un nouveau contexte stratégique », Politique étrangère, vol. 83, n° 3, automne 2018, 10/09/2018, p.145-155

[2DE VILLEPIN Dominique, Les clairs-obscurs du gouvernement du monde, « Quatrième Partie. Les porteurs de paix », Mémoire de Paix pour temps de guerre, France, Grasset, 09/11/2016, p.437

[3EL DIFRAOUI Asiem, « Djihadisme : une bataille gagnée, mais la lutte doit continuer », Politique étrangère, vol. 83, n° 4, hiver 2018, 04/12/2018, p.173-184

[4DAVID Dominique, Un monde divers ou éclaté ?, « Partie 2 : Trois enjeux pour 2019 », RAMSES 2019. Les chocs du futur, Paris, Ifri/DUNOD, 368 pages, 05/09/2018, p.40-45

[5DUFUMIER Marc, Nourrir une population sans cesse croissante, « Démographie : les vrais défis », « Partie 2 : Trois enjeux pour 2019 », RAMSES 2019. Les chocs du futur, Paris, Ifri/DUNOD, 368 pages, 05/09/2018, p.62-67

[6GEMENNE François, Migrations et environnement, « Démographie : les vrais défis », « Partie 2 : Trois enjeux pour 2019 », RAMSES 2019. Les chocs du futur, Paris, Ifri/DUNOD, 368 pages, 05/09/2018, p.84-89

[7GEMENNE François, Migrations et environnement, « Démographie : les vrais défis », « Partie 2 : Trois enjeux pour 2019 », RAMSES 2019. Les chocs du futur, Paris, Ifri/DUNOD, 368 pages, 05/09/2018, p.84-89

[8GOMART Thomas, « L’affolement du monde - 10 enjeux géopolitiques », Paris : Éditions Tallandier, 2019

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