Dédiaboliser pour mieux gagner
La “dédiabolisation“ ou “mainstreamisation”, fait partie de la stratégie du mouvement d’extrême droite dès 2011, dans le but d’élargir sa base électorale et de rompre le "cordon sanitaire" — ou "cordon républicain" — qui l’exclut du jeu politique traditionnel depuis plusieurs décennies. En effet, bien que le Front national ait enregistré une progression électorale dès les années 1980, jusqu’à son accession au second tour de l’élection présidentielle de 2002 face à Jacques Chirac, le parti semblait ensuite plafonner. L’image radicale de son fondateur, ses prises de position et son discours faisaient obstacle à toute forme de normalisation. L’exemple le plus emblématique reste sans doute la déclaration de Jean-Marie Le Pen en 1987 sur les ondes de RTL, qualifiant les chambres à gaz de « point de détail de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale ». C’est dans ce contexte que sa fille, Marine Le Pen, à son accession au parti en 2011, amorce un tournant majeur avec pour objectif de dédiaboliser pour mieux gagner. Pour ce faire, c’est sur la forme et sur le fond que le parti va évoluer.
Sur la forme, elle rajeunit l’image du parti, adopte une communication plus neutre : le logo est modifié, le nom du parti devient “Rassemblement national” en 2018, et les figures les plus radicales ou embarrassantes sont progressivement écartées. Même son père, fondateur et président d’honneur du parti est exclu en août 2015 du fait de son image et de ce qu’il représente. Cette transformation s’accompagne d’un effort de « respectabilisation » à travers la stratégie de la “cravate”, notamment au sein de l’Assemblée Nationale qui lui permet de montrer un respect des principes républicains.
Sur le fond, le RN n’abandonne pas ses fondements idéologiques, en particulier sur les questions identitaires et culturelles : l’immigration, l’islam, la sécurité restent au cœur de son discours. Ces thèmes, longtemps considérés comme marginaux, sont désormais repris par la sphère politique et les médias, ce qui contribue à leur normalisation dans le débat public. Le parti s’investit en parallèle sur les questions socio-économiques : critique de la mondialisation, de la désindustrialisation, défense des services publics et du pouvoir d’achat. Cette ligne directrice lui permet de capter un électorat populaire des bastions industriels et de concurrencer la gauche sur ses terres historiques. Historiquement, la gauche communiste et socialiste française était traditionnellement implantée dans les régions industrielles et minières du Nord-Est de la France. Néanmoins, la mécanisation, l’exode rural, la mondialisation et la désindustrialisation ont progressivement engendré un sentiment d’abandon chez les populations touchées par ces transformations sociétales profondes. Ce sentiment a été renforcé par une réponse jugée insuffisante de la part de la classe politique en place.
Enfin, le Rassemblement national a progressivement révisé sa position à l’égard de l’Union européenne. En 2017, lors du second tour de l’élection présidentielle, Marine Le Pen s’était alliée à Nicolas Dupont-Aignan, un autre candidat populiste de droite souverainiste, favorable à un “Frexit”. À cette époque, elle défendait l’idée d’un référendum sur la sortie de l’UE. Cependant, lors du débat de l’entre-deux-tours face à Emmanuel Macron, elle s’était retrouvée en difficulté, notamment en tentant d’expliquer, de manière confuse et peu convaincante, l’abandon de l’euro au profit d’une monnaie nationale, évoquant même un retour à l’écu — une référence obscure et datée, qui a contribué à décrédibiliser sa position. Cette débâcle médiatique a marqué un tournant. Dans les années qui ont suivi, cette revendication a été discrètement abandonnée. Par ailleurs, l’exemple du Brexit, perçu comme chaotique et coûteux, a servi de contre-modèle pour de nombreux mouvements populistes en Europe. Ces derniers, y compris le RN, ont dès lors adopté une approche plus nuancée, préférant une critique ciblée des institutions européennes à une posture ouvertement europhobe.
La justice française accusée de pratiquer la “chasse aux sorcières”
Néanmoins, depuis la condamnation de Marine Le Pen pour détournement de fonds publics dans l’affaire des assistants parlementaires européens (quatre ans d’emprisonnement, dont deux fermes aménageables sous bracelet électronique, 100 000 euros d’amende, et une peine d’inéligibilité de cinq ans avec application immédiate), une certaine radicalité dans le discours semble être revenue sur le devant de la scène. Qu’elle soit nourrie par la colère, la frustration, ou par la confiance croissante dans la force de son parti — confortée par les récentes victoires écrasantes aux élections européennes et législatives de juin et juillet 2024, avec près de 30 % des voix — cette radicalité marque le retour d’un type de discours dont nous avions presque perdu l’habitude.
Marine Le Pen ainsi que ses soutiens ont ainsi remis en cause l’indépendance des magistrats et, par la même occasion, celle de la justice française. Le 31 mars au soir, à une heure de grande écoute sur TF1, chaîne nationale privée, mais aussi le 6 mars 2025 lors d’un rassemblement de soutien sur la Place Vauban à Paris, Marine Le Pen a contesté avec vigueur cette décision de justice, accusant les magistrats d’avoir organisé un “procès politique”, parlant d’une “violation de l’État de droit” et d’une “chasse aux sorcières” effectuée par “des adversaires politiques”. Elle a attaqué avec force “un système dont le seul projet est de se maintenir, quel qu’en soit le prix, quelle que soit la bassesse des moyens mis en œuvre pour y parvenir”. Elle a aussi ajouté que “le combat judiciaire qui pourrait être mené [contre elle et son parti] faisait partie intégrante du combat politique”. Une rhétorique bien connue des mouvements populistes, mais presque oubliée ces dernières années par le mouvement populiste d’extrême droite français.
Le Rassemblement National a aussi radicalisé son propos sur l’Union européenne, attaquant avec vigueur son projet et ses institutions. Recevant près de Montargis, plusieurs dirigeants de l’extrême droite européenne pour fêter les résultats obtenus aux élections européennes un an plus tôt, Marine Le Pen s’est vivement attaquée à l’UE en la qualifiant de “machine bureaucratique, froide, impersonnelle et autoritaire dans l’âme”. Elle a ainsi critiqué vigoureusement le projet de construction européenne, son histoire, son possible élargissement, mais aussi les politiques économiques, technologiques, environnementales et surtout migratoires mises en place au cours des dernières années. Face à une telle radicalité, la journaliste de France Inter, Léa Salamé, l’a interpellée en lui faisant remarquer : “Ça fait longtemps qu’on ne vous avait pas entendue aller aussi loin.” En ajoutant et l’interrogeant si elle avait véritablement rompu avec “ ses premiers amours de 2017, c’est-à-dire le Frexit”.
Un discours contradictoire entre prudence et virulence
Il semblerait néanmoins que ce renoncement à la stratégie de dédiabolisation menée de longue date par le Rassemblement national doit se nuancer. Marine Le Pen et son parti semblent être en réalité désormais sur une inconfortable ligne de crête entre la virulence populiste du parti et l’impératif de préserver une certaine respectabilité dans la perspective des prochaines échéances électorales. En effet, les dirigeants du Rassemblement National gardent en tête les prochaines élections municipales de 2026, la possibilité d’élections législatives en cas d’une nouvelle dissolution de l’Assemblée nationale et évidemment les élections présidentielles de 2027.
Dès lors, le Rassemblement national semble condamné à dire un peu… tout et son contraire ! Tout en critiquant la décision de justice du 31 mars 2025 et la justice de manière générale, Marine Le Pen a dans le même temps tenté de nuancer son propos en précisant qu’elle ne “mettait pas toute la justice dans le même sac”, qu’elle n’oubliait pas qu’il y avait “des juges exemplaires (faisant) leur travail avec impartialité, respect des justiciables, et souci du droit”. Elle a assuré qu’elle condamnait “les insultes et menaces envers les magistrats, tous les magistrats”, en précisant qu’elles étaient “indignes et ne rendaient pas service à la cause (...) de la justice”. Enfin, elle a clamé, comme avait pu le faire Nicolas Sarkozy au cours de ses démêlés judiciaires, qu’elle ne souhaitait pas “être au-dessus des lois, mais pas en dessous des lois”, revendiquant ainsi d’être traitée comme tout justiciable ordinaire.
Lors d’une interview à France Inter, le 12 juin 2025, elle a critiqué l’immigration sans pour autant évoquer clairement la thèse du “grand remplacement” et d’un “échange organisé de population pour remplacer le socle culturel de l’Europe” comme ses alliés, le vice-président du conseil italien, Matteo Salvini et Viktor Orbán, Premier ministre hongrois, avaient pu le faire. Marine Le Pen a expliqué que le pays subissait une immigration “dérégulée” et “massive” avec des “problèmes culturels”. Concernant sa critique de l’Union européenne, lors de son discours à Mormant-sur-Vernisson au côté des autres dirigeants de l’extrême droite, Marine Le Pen ne s’est pas prononcée pour un “Frexit” qui serait de toute évidence impopulaire mais s’est contentée de plaider pour des réformes de l’Union européenne : “Nous ne voulons pas quitter la table, nous voulons finir la partie et la gagner”, a-t-elle affirmé, “et nous souhaitons construire une Europe des Nations préservant la souveraineté des États en son sein”. Il semblerait que Marine le Pen marche… sur des oeufs ! Il s’agit pour elle en d’autres termes d’être très prudente. La présidente du groupe Rassemblement national à l’Assemblée nationale, malgré des propos qui peuvent faire penser à une accentuation de la radicalité, ne rompt pas complètement avec la stratégie de dédiabolisation développée depuis des années.
Objectif : ne pas choquer ceux qui pourraient être tentés par le vote du Rassemblement National lors des prochaines échéances électorales. Modération et radicalité, deux attitudes parfaitement contradictoires à conduire désormais de front !
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